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Agacinski (Sylviane) > Femmes entre sexe et genre (2012)

Présentation

Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, Seuil, 2012.

Présentation de l'éditeur
Vous croyez peut-être savoir de qui on parle quand on parle "des femmes" : erreur, le doute s'est installé depuis que Monique Wittig déclara que "les lesbiennes ne sont pas des femmes", et que, avec Judith Butler, la Queer Theory regarde la distinction entre homme et femme comme l'expression d'une binarité artificielle, construite par une "culture" hétérosexuelle dominante. "Il n'y a plus de sexes", disent-elles, rien que des genres, construits sur les pratiques sexuelles. Ce livre polémique vise à examiner les impasses d'un tel discours, à critiquer l'opposition simpliste nature/culture sur laquelle il s'appuie. Les "cultures" ne flottent pas au-dessus de la nature et les "genres" ne flottent pas au dessus des sexes, encore moins s'ils sont l'expression des sexualités.

Philosophe, Sylviane Agacinski enseigne à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Elle a publié au Seuil, Politique des sexes (1998), Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie (2000), Journal interrompu, 24 janvier-25 mai 2002 (2002), Métaphysique des sexes, masculin/féminin aux sources du christianisme (2005), Engagements (2006) et Drame des sexes. Ibsen, Strindberg, Bergman (2008).

Entretien
Extrait rédigé par Algollion de l’entretien de François Noudelmann avec Sylviane Agacinski, au Journal de la Philosophie (France Culture) du 10 mai 2012.
Simone de Beauvoir, dans le Deuxième Sexe, programme déjà toute l’histoire du féminisme. Dans différentes directions : elle programme d’abord une critique de la conception anciennement très naturaliste de la distinction des hommes et des femmes, puisque dans l’Antiquité, on considérait que tout était naturel dans le sexe y compris le statut social, la fonction, les caractères intellectuels, moraux, physiques etc. Elle souligne donc d’une certaine manière la construction sociale des sexes, mais, en même temps, sans aller jusqu’à une construction intégrale des sexes puisqu’elle s’oppose au contraire à une certaine forme d’universalisme, en disant : « On ne peut pas se réfugier dans l’universalisme qui dit « il n’y a ni hommes ni femmes, nous sommes tous des êtres humains ». La condition des femmes existe et n’est pas semblable à celle des hommes. »
Et puis, le gender, le genre, c’est le moment vraiment de la prise de conscience explicite, grâce au concept de gender, de tout ce qui est construit dans la société et qui donne des traits particuliers aux femmes, mais aussi bien entendu aux hommes…
Le titre du livre « Femmes entre sexe et genre » risquerait d’être un peu trompeur si on y entendait une sorte d’intermédiaire entre les deux. Je dirais plutôt que, par rapport à la relative pertinence de la notion de sexe sur laquelle je vais revenir, et de la notion de genre, nous sommes plutôt dans le « ni sexe simplement, ni genre simplement » mais dans quelques chose qui serait par-delà le sexe et le genre et qui serait donc, et c’est le point crucial, par-delà nature et culture. Parce que ce que je reproche aux anciennes conceptions, ou aux conceptions queer qui tomberaient dans l’extrême renversement du naturalisme ancien, c’est d’être dans une construction culturelle intégrale où la nature, la condition sexuée aurait disparu. Pour une partie, mon livre est contraire aux théories de Judith Butler, même si je fais tout de même un retour sur la notion de genre.
Mais la queer theory lance contre le féminisme un cheval de Troie. C’est une subversion du féminisme : en critiquant l’existence de la catégorie de femme, en disant que c’est une pure construction résorbée dans la pluralité des genres, définie par l’érotisme et non par l’organisation biologique et la procréation, ces théories ont détruit le socle du féminisme et ne s’en cachent pas. Pour ma part, j’ai été très choquée, je dois l’avouer, par une certaine forme de dénégation, que je qualifie d’obscurantiste, de la nature du genre humain en tant qu’être vivant.
Je désavoue la différence qu’on me renvoie parfois, en me disant que je suis essentialiste ou différentialiste : ce que j’essaie d’expliquer, c’est que la différence sexuelle n’est pas une différence essentielle relativement au genre humain. En tant que genre humain, nous avons une sorte d’essence, c’est-à-dire d’être, un mode d’être, qui est non-sexué. La parole, la raison, tout un tas de nos comportements ne sont pas marqués par la distinction de sexe.
En revanche, je dis, avec Platon, que la différence sexuelle est relative à la génération, c’est-à-dire à une organisation biologique. Et si je dis que la queer theory a quelque-chose d’obscurantiste, c’est car, en disant que le fait de la différence sexuelle est mal établi, elle balaie d’un revers de main toute la connaissance scientifique, toute l’anthropologie, et même l’approche phénoménologique du vivant car comme Claude Levi-Strauss le rappelait : « N’oublions pas que l’homme est avant tout un être vivant ». En tout cas, nous ne sommes pas sexués de par telle ou telle organisation sociale, mais de par notre organisation biologique.
Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’en partant de ce que nous sommes, de la manière dont nous vivons dans les sociétés et les cultures, nous voyons la distinction de sexe toujours déjà enrôlée socialement : dans la famille, dans le droit, dans l’institution , dans la distribution des tâches etc.
Autrement dit, il est impossible de dénaturaliser, de dévitaliser les sociétés, qui sont faites d’êtres vivants, hommes ou femmes, tout comme il est impossible de désocialiser les sexes, de les soustraire à l’histoire des sociétés et des cultures. Ce qui est intéressant, c’est de maintenir les deux ensemble et pas de les opposer en tombant d’un côté ou de l’autre.
Le principe de mon opposition à une indifférenciation des sexes dans la parenté tient à la crainte de l’utilisation des femmes comme mères porteuses. En revanche, je trouve intéressant, dans la queer theory, la nécessité de mettre en évidence la différence des sexualités, de dire que le sexe ne détermine pas la sexualité, le désir et les pratiques sexuelles. Les catégories qui définissent les modes du désir, de même que la théâtralité du genre, ne détruisent pas et ne déracinent pas la dualité des sexes.