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Mésaventures de Bob Morane
Mésaventures de Bob Morane

Date : 2013
Présentation

Mésaventures de Bob Morane

par Régine Detambel
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Mon goût pour le livre (son maniement, sa caresse), c’est bien avant l’heure de la lecture, je le fais remonter à l’instant même de ma naissance ou, disons, aux quelques minutes qui la suivirent, car je suis convaincue qu’il y a eu, entre un livre et moi, immédiatement, imprégnation. Prenons les oiseaux, ils adoptent comme « parent » le premier objet mouvant qu'ils voient à l’instant de sortir de leur coquille : un homme, un chien, un petit moulin. Le parent n'est donc pas nécessairement un individu de la même espèce. Je pense que je me suis attachée ainsi au livre, à sa raideur, à son format. Et je crois cette empreinte pratiquement irréversible parce qu’elle s’est produite de façon très précoce et extrêmement brève. Je me demande même s’il serait tout à fait idiot de supposer qu’il s’est produit à ma naissance une scène comme celle-ci : je ne sais pas encore que je suis un jeune animal, mes parents de chair se penchent sur moi, mais le livre que mon père a tenu pour meubler sa longue patience lui échappe des mains et me frôle. Avant même que ne bougent les doigts et les lèvres de mes père et mère, c’est le passage de ce livre sur ma plasticité initiale qui sera l’expérience unique me permettant de connaître les caractéristiques de l'espèce à laquelle j’appartiens.
J’ai connu beaucoup d’autres gens qui se conduisaient comme des livres. On donne le déchirant spectacle d’un être aux prises avec lui-même, intériorisé absolument. Certains jours, c’est très ennuyeux. On n’y voit rien. On n’entend rien non plus. On se contente de dire des mots. Les mots viennent à la bouche comme un miracle de pentecôte, en rafales, mais toi, tu ne vois rien. Si la nuit est profonde, avec mille étoiles au ciel, non seulement tu ne distingueras rien mais en sus tu vas baisser la tête sur tes pieds pour tenter de retrouver, dans les pages synaptiques de ta mémoire visuelle, le nom de telle ou telle et, pendant que tu cherches en toi au lieu de te réconforter à la nature, tu es incapable de rester en place. Fébrilité d'aphasique qui montre du doigt des objets mais manque des mots pour les dire autrement que par une toux ou un hoquet. Puis, quand tu retrouves ton bagout, tu parles depuis un fonds de voix lointaines, tu pioches au hasard celle qui te plaît pour l’occasion. Mais comment vivre des pensées que sans cesse effacent ou corrigent des arrière-pensées ? Tes mots échouent à exprimer une idée qui serait un peu à toi et, de même, tes minuscules pensées propres échouent à exprimer une quelconque réalité. Et quand plus personne n’écoute ta musique, alors tu te mets à écrire. Tu as à peine du poil au cul que tu écris déjà, imitant chaque style. Chez l’un, tu apprendras à picorer ; de l’autre tu copieras la technique de mise à mort. Tu apprendras aussi à sauter, courir, parader, marquer un territoire, bêler, nager, feuler.
Tels ont été approximativement les épisodes de mon enfance et de ma jeunesse. Et maintenant, j’écris sans arrêt, je travaille à plein temps, mais je ne saurais pas dire pourquoi. J’ai vu, un jour, à Palavas-les-Flots, sur l’étang, deux flamants roses qui se battaient pour un bout de lagune. Le ton monta, coups de bec. Quelque chose en moi prenait les paris. Et soudain, inexplicablement, les deux machos cessent le combat et, contre toute attente, se mettent à récolter de petites branches et des algues sèches puis, se tournant le dos, chacun reprend la construction de son nid où il l’avait abandonnée. Je ne peux expliquer cette bizarrerie. On aurait dit que, ne sachant pas s’ils devaient attaquer ou fuir, chacun des deux oiseaux avait pris une décision médiane, indifférente, neutre. Toute l’énergie qui s’était accumulée dans leurs muscles, dans leurs cris, dans leurs plumes ébouriffées, s’est libérée alors dans cette voie de moindre résistance. Et, chacun de son côté, ils ont bâti plus que jamais.
J’écris comme les flamants roses cessent de se battre. Pour les mêmes raisons inconnues. D’ailleurs, avec l’âge, tu n’as même plus besoin de fuir un vrai combat pour avoir envie de commencer un livre. Tu exploses même si personne ne te cherche de noises. Pour un grain de poussière en suspension, tu pètes les plombs. Tu détones à vide, à blanc, pour le plaisir de te ruer tout à coup vers le nid à poursuivre.


Mais j’en viens à Colette, Goethe et surtout Bob Morane, autour de treize ans. Mes parents avaient décoré la salle à manger avec des livres de peinture. Ils collectionnaient ce qu’on appelle les beaux livres. Tous les autres bouquins, les poches d'avant ma naissance, les achats obligatoires des clubs du livre, les cadeaux, les erreurs, c'est dans ma chambre qu'ils finissaient.
La construction de ma bibliothèque me marqua comme celle d'une prison. Il y avait, dans ma chambre, une porte qui donnait sur le palier. Mes parents s'empressèrent de la condamner. Mais au lieu de la masquer avec des briques et du ciment, mon père se contenta d'aller faire couper des planches d'aggloméré pour dresser, devant cette porte, une volée de rayonnages. Ce fut donc à la fois ma bibliothèque et la grille de ma prison. Chaque étagère était un barreau verticalement disposé, que ma mère avait recouvert de papier adhésif. Ensuite ils apportèrent les livres, comme des briques, des parpaings, des matériaux de construction durable, et le poids du papier m'interdit toute évasion.
J’avais des livres à profusion : Balzac, Zola, un XIXe siècle dans lequel une adolescente des années 70 ne voulait pas se reconnaître. Il y eut aussi Ainsi soit-elle des soeurs Groult, qui m’avait fait si peur, car il y avait des citations de Sade à toutes les pages, des triangles de bois pour déchirer l’anus, des balançoires pour torturer. C’est donc ça, être une femme ?


Puisque ces livres s'étaient emparés de mon espace, je leur demandai, en échange de leur existence solide et matérielle qui m'encombrait, des leçons pratiques et des rassurances.
J’avais scotché, au-dessus de ma tête de lit, à côté d’un poster de Status Quo, une citation de Goethe. Ma soeur avait punaisé Hugo dans son secrétaire : « Je m’en irai bientôt au milieu de la fête sans que rien manque au monde, immense et radieux… ». Nous vivions ainsi, plaintives et farouches, en apparence ardemment pressées de quitter ce monde sans humour et sans attention, mais souhaitant secrètement découvrir la truculence, la force, la patience, la puissance, la gaieté, l’éloquence et une variété merveilleuse de pugnacité. Je voulais un interlocuteur génial, j’exigeais une compréhension irrésistible, j’essayais de m’appuyer partout où je sentais qu’une force pourrait me répondre, mais la poussée que je recevais en retour était nulle, et les gens que j’avais pris pour des piliers capables de me soutenir s’évanouissaient.
Sauf les livres. Quelques-uns.
J’ai acheté Chéri chez un bouquiniste de Montpellier qui vendait aussi des disques d’occasion et des bandes dessinées. C’était un ouvrage à couverture jaune, publié dans la collection Le Livre de Demain, Librairie Arthème Fayard, Paris, et orné de vingt-deux bois originaux de G. Janniot. Son premier lecteur avait inscrit au crayon de papier, sur la page de faux-titre, La Grand Combe, 29 novembre 1949, et signé Farguier ou Pasquier.
L’image de mon rêve d’alors ressemblait à Léa, une femme vivante, solide, rude et équilibrée qui aurait été capable de me rattacher au sol. Personne ne m’avait enseigné l’existence de Léa, elle est évidemment un idéal commun à toutes les jeunes filles qui ont besoin d’une ancre et d’un miroir afin de se bâtir une carapace solide pour supporter l’émotion de vivre.
Mais Goethe aussi, qu’on traite pourtant de pisse-froid, faisait parfaitement l’affaire. Sans ce bréviaire ou ce viatique, je n’aurais pas eu le courage de vivre, déguisée en jeune fille, ma croix d’adolescence au cou, mon fardeau de croissance aux épaules. Il faut une musique forte, presque une liturgie pour supporter les moments troubles et irrespirables de l’extrême jeunesse. Il faut une discipline et une eau claire où puiser de quoi se laver de tout. Car il est de ces phrases miraculeuses qui furent sans doute écrites pour briser la peur. Le temps de copier, au feutre vert, sur une feuille de papier quadrillé, la phrase découverte au dos d’un vieil essai intitulé Goethe par lui-même, je m’étais fabriqué un abri. Il fut court, le temps d’y croire, mais un instant j’avais pensé, vraiment, que « les dieux infinis donnent tout à leur favori — pleinement : toutes les joies infinies, toutes les douleurs infinies — pleinement. »
Puis la phrase s’usa. Elle se délava. Peu à peu, sa profondeur m’échappa, et sa signification, du moins celle que je lui avais d’abord accordée. Elle se décomposa, devint aussi insignifiante qu’une comptine. Enfin, elle se disloqua. Tous les éléments actifs contenus dans les mots, calmants, thérapeutiques, je les avais absorbés, et la phrase à présent restait absolument vide. Je n’étais plus la favorite d’aucun dieu. Alors je me jetai sur une consolation à relire trois fois par jour et qui me répétait, à peu près, « N’aie pas de peine. Pour deux jours déçus, tu ne sais pas les secrets qui se cachent derrière les paravents ». La nuit, j’essayais de calmer les battements de mon coeur avec ceci : « Les palpitations, c’est l’ambition sans tactique. » Puis je me récitais dix fois : « Si tu as peur, n’écoute pas ton coeur. »
En rassemblant d’autres citations aux vertus curatives, en les triant, en respectant une hiérarchie fondée sur leur efficacité, leur séduction anxiolytique, leur secours à vivre, en écartant les images trop traditionnelles, en ne gardant que les plus révolutionnaires, en rejetant les doubles, les triples, mes gestes étaient identiques à ceux que j’avais accomplis quelques années plus tôt, quand je collectionnais les timbres-poste. De même, pour ma précieuse récolte, je faisais glisser la citation, du livre vers ma page vierge, avec de vraies précautions de philatéliste décollant d’une enveloppe le timbre convoité. L’opération était aussi longue, aussi hasardeuse : ne rien arracher, ne pas désépaissir la colle, ne pas faire baver l’encre du tampon. Tout enfant, j’oubliait les timbres, pendant des heures. Quand je les retrouvais, ils flottaient dans le lavabo, s’étaient collés à la faïence. Au fond, les enveloppes découpées formaient une sorte de gadoue bleutée qui teignait l’eau. Debout devant cette pâte que je considérais avec perplexité, j’ignorais encore — je soupçonnais peut-être — que la lecture repose sur une opération initiale de déprédation et d’appropriation. Quintilien, je crois, ne disait pas lecture mais manducation : « De même qu’on mâche longtemps les aliments pour les digérer plus aisément, de même ce que nous lisons, loin d’entrer tout cru dans notre esprit, ne doit être transmis à la mémoire et à l’imitation qu’après avoir été broyé et trituré. » Mes citations, mes timbres : pâte à papier, gomme à mâcher… Du pareil au même.


À côté des vrais livres, ceux de l’école et ceux des parents, il y avait les charmants, les séduisants, les éphémères, ceux qui me venaient du dehors, prêtés par les copines qui avaient des grands frères. Car ça sait vivre, un grand frère !
Et alors je comprends qu’il y a deux sortes de lectures : celle qui distrait, éloigne de nous ; celle qui augmente notre puissance, c’est-à-dire celle qui fait écrire.
L’écriture m’est venue de ces livres prêtés.


Mon premier roman fut conçu un dimanche matin, à Palavas-les-Flots, dans une chambre avec terrasse qui donnait sur le toit d'une boulangerie. Les lucarnes étaient entrebâillées. Je voyais les sacs de farine, la cuve gris acier du pétrin électrique, les blouses blanches à boutons-pression des apprentis pâtissiers. Mais ce mouvement et ce désordre à l'étage inférieur ne me gênaient pas. Installée à mon bureau d'élève, j’écrivais sur un cahier. Devant moi, ouvert, le livre source, le texte A, le matériel nutritif. J’en ai oublié le titre exact aujourd’hui, mais c’est une aventure de Bob Morane. Ne sachant pas du tout ce que signifie écrire, mais follement animée du désir d’écrire, j’avais entrepris de remplacer chacun des mots rencontrés par un synonyme.
Mon premier roman progressa lentement. A chaque instant, il fallait consulter le dictionnaire, mais l'histoire se dessinait tout de même. En bas, les apprentis pâtissiers se penchaient sur le pétrin et gardaient leurs mains serrées dans le dos. Ils craignaient la profondeur, la chaleur de la pâte et le moulin terrible qui brasse, malaxe, façonne, entraîne et découpe à peu près tout ce qui a la tiédeur et la viscosité de la chair. Pour moi, l’écrivaillonne, presque noyée dans un fleuve, tapie dans un taillis, grouillant sous les hautes herbes, avec des najas, des tigres et des Arawaks, il s'agissait de feuilleter exactement le dictionnaire, en suivant fidèlement le canevas offert. Pas un instant, je n’avais douté du caractère original de mon roman, pas une seconde je ne m'étais représenté le travail de l'écrivain ou du poète comme différent de ce que je faisais alors. Voleuse, mendiante, emprunteuse, ravisseuse, retoucheuse et copieuse, je n'en avais aucune conscience mauvaise. Je croyais même fermement dans la nouveauté de ma démarche, dans son couronnement. En effet, les vieux matériaux remplacés par des mots neufs recomposaient suffisamment l'histoire pour parler de création. D'ailleurs, Henri Vernes lui-même n'aurait pas reconnu ses pages.
Ainsi le livre crût et prit de l'importance. Il n'était pas onze heures. Par la lucarne, on voyait des douzaines de croissants sortis du four sur des plaques métalliques écaillées.
Si une femme brune montait dans une limousine, elle se métamorphosait en demoiselle châtain sautant dans un taxi. Tout homme tuant un crocodile assassinait un caïman. Bref, l'aventure occupait déjà quatre ou cinq pages de mon grand cahier quand j’ai rencontré un écueil et m’y suis brisée. La femme de la limousine/la demoiselle au taxi se rendait/filait rue Rambuteau. On peut substituer Roi Soleil à Louis XIV et Cid Campéador à Rodrigue, mais Rambuteau ? Je n’ai trouvé aucun synonyme convenable. Déçue par l'échec de ma traduction, j’ai déchiré le cahier. Le roman fut abandonné et, avec lui, tout projet d'écriture à court et moyen termes. Si j’avais eu un peu plus d'expérience, j’aurais contourné la difficulté en traçant une périphrase, en trichant, situant la rue en fonction d'autres rues, réalisant une anagramme, variant l'orthographe. L'honnêteté m'arrêtait là, ne travaillant pas encore mais déjà ne jouant plus.
Quoi qu’il en soit, je dois à Henri Vernes mon premier atelier d’écriture et ma définition de la littérature : la littérature est ce qui fermente. Les textes littéraires sont des mères, comme on dit la mère du vinaigre. Cela fermente donc. Un fragment de phrase recopiée d’Ovide ou d’Henri Vernes ou de Faulkner agit comme une levure ou comme un fond de tonneau, il fait tourner ce qui n’était que liquide. Ça prend. La littérature est ce ferment, elle est celle qui apporte « la vie fermentante » dans l’univers de chacun, trop souvent pasteurisé. Je pense au pain, aux croissants, aux levures, à la boulangerie au-dessus de laquelle j’avais habité à Palavas.
Valéry raconte que son poème « Le Cimetière marin » a commencé en lui par un certain rythme, qui est celui du vers français de dix syllabes, coupé en quatre et six. Il n’avait encore aucune idée pour remplir cette forme. Mais peu à peu des mots flottants s’y fixèrent, déterminant de proche en proche le sujet, et le travail (un très long travail) s’imposa. Voilà ce qui arriva, dit Valéry : « Mon fragment se comporta comme un fragment vivant, puisque plongé dans le milieu (sans doute nutritif) que lui offraient le désir et l’attente de ma pensée, il proliféra et engendra tout ce qui lui manquait : quelques vers au-dessus de lui, et beaucoup de vers au-dessous. » Des vers. Lombrics, ascaris, animalcules… Des vers à la naissance incontrôlable : ex putri. On pense aux sanctuaires malodorants de la fermentation, de la putréfaction, à la fosse à fumier où s’accomplissent de tièdes processus de transformation de la matière. À Palavas, on avait des cafards. Parce qu’en 1976 il est impossible de vivre au-dessus d’une boulangerie sans qu’il y ait des rats et des cafards. Un livre, c’est trois gouttes de semence et un peu de sang caillé, en manière de fromage, une solution informe d’abord, qui mature et caille en se moulant dans des formes symboliques. La littérature est ce qui fait grouiller ces microbes-là, écume et levain de la vie.