Corps écrit

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Shusterman (Richard) > Conscience du corps. Pour une soma-esthétique
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Présentation

Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, traduit de l'anglais (USA) par Nicolas Vieillescazes, L'Eclat, 2008.

> Présentation de l'éditeur
Ce nouveau livre de Richard Shusterman constitue la première exposition systématique de la « soma-esthétique », nouvelle discipline que l’auteur a commencé à développer depuis une dizaine d’années environ. Mais il ne s’agit pas seulement de défendre une philosophie du corps contre une tradition philosophique occidentale qui a pour l’essentiel rejeté et dénigré ce dernier. Il s’agit au contraire de se loger dans le cœur même de ces philosophies qui, au XXe siècle, ont accordé au corps une place centrale, afin d’en scruter les limites et de définir des stratégies nouvelles pour penser et vivre le corps. Les philosophes Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Ludwig Wittgenstein, Williams James et John Dewey sont convoqués ici, en même temps que des praticiens tels que Moshe Feldenkrais ou F. M. Alexander, pour dessiner les contours d'une anthentique conscience du corps, malmenée par l'imagerie véhiculée par une modernité pressée qui a tôt fait de magnifier un corps sans conscience.

> Préface de l'auteur à l'édition française
Les stimulations de toutes sortes auxquelles nous sommes aujourd’hui exposés se conjuguent à une image du corps qui, nourrie par les médias, fait de notre propre corps, soumis à l’anxiété, une source de mécontentement croissant. Ce livre soutient qu’une meilleure conscience du corps peut nous aider à résoudre ce genre de problèmes, augmenter nos connaissances, améliorer notre agir et intensifier nos plaisirs. Le corps vivant et sentant (que j’appelle sôma pour le distinguer du corps comme simple matérialité inerte) constitue le médium fondamental et inaliénable de la perception, de l’action et de la pensée. Pourtant, les philosophes (y compris ceux qui défendaient le corps) ont longtemps dénigré toute focalisation sur les sentiments et mouvements corporels, considérant l’absorption en soi comme une distraction préjudiciable, voire comme une forme de corruption morale. Je tenterai donc de réfuter ces accusations, en me penchant sur les philosophies somatiques les plus importantes du siècle passé, et en utilisant les apports des disciplines, tant occidentales qu’asiatiques, qui se sont attachées au corps-esprit en tant que tel. Mon but n’est donc pas de ressasser les inextricables débats ontologiques concernant les rapports du corps et de l’esprit, mais d’imprimer une direction nouvelle à l’étude philosophique du nœud crucial qu’ils forment: il m’a paru fructueux de porter le débat sur un terrain pragmatique, en soulignant les liens puissants, mais négligés, entre la philosophie de l’esprit, l’éthique, la théorie politique, ainsi que les dimensions esthétiques propres à la vie quotidienne. J’espère par conséquent montrer qu’un traitement adéquat du corps-esprit doit prendre en compte les contextes sociaux et culturels qui façonnent le sôma, mais aussi qu’à l’inverse, le sôma peut contribuer à modifier la société et la culture.

Dans ce livre, je développe une philosophie que j’appelle «soma-esthétique»: ce projet est né de mes recherches sur le pragmatisme, l’esthétique et la philosophie comme manière de vivre. Le pragmatisme que je défends place l’expérience au cœur de la philosophie et célèbre dans le sôma le noyau organisateur de l’expérience. Mon premier livre publié en français, L’art à l’état vif : la pensée pragmatiste et la pensée populaire (Éditions de Minuit, 1992), soulignait déjà le rôle formateur joué par le corps dans la création et l’appréciation artistiques: je défendais la légitimité du corps dans le projet éthique de stylisation de soi, et proposais également une analyse assez poussée du hip-hop, lequel opère selon moi, à travers les rythmes de la poésie et de la danse, une synthèse de diverses formes de conscience – philosophique, politique et corporelle. À cette époque lointaine, le fait d’être, à Paris, assimilé à un philosophe du rap m’a curieusement ouvert bien des portes, et permis de pénétrer une vie intellectuelle française dont j’ai beaucoup appris, assez je l’espère pour être reconnu pour autre chose qu’un défenseur naïf et borné de la philosophie américaine et de la culture populaire. Mon deuxième livre en français, Sous l’interprétation (Éditions de l’éclat, 1994), dont il n’existe pas d’équivalent en anglais (puisqu’il me fut commandé par Jean-Pierre Cometti pour sa collection «Tiré à part»), m’a permis de poursuivre mon étude du corps, cette fois dans le domaine de l’herméneutique. Comme son titre l’indique, la thèse centrale de ce livre est qu’il existe une forme de compréhension située en deçà de l’interprétation, et même en deçà du langage. Si la connaissance somatique constitue le paradigme de cette compréhension irréfléchie fondamentale, une conscience du corps accrue, disciplinée et réfléchie pourrait néanmoins contribuer à améliorer cette compréhension (ce que je sais d’expérience, grâce aux danseurs, qui ont toujours été une grande source d’inspiration de ma pensée).
Ce n’est pas dans un texte publié en anglais, mais dans la traduction allemande de Sous l’interprétation (Vor der Interpretationen, Passagen Verlag, 1996), que j’ai pour la première fois employé le terme de «soma-esthétique» pour définir ma philosophie somatique. (Risquer des idées nouvelles à l’étranger présente souvent bien des avantages : dans ce cas, les grossières erreurs d’interprétation commises par la presse allemande m’incitèrent à prendre plus de précautions l’année suivante, quand je présentai cette notion à un public anglophone.) Je n’introduisis pas cette notion en français avant La fin de l’expérience esthétique (Presses universitaires de Pau, 1999) et Vivre la philosophie (Klincksieck, 2001), où je montre que loin d’être simplement le site où l’on peut afficher son éthos et ses valeurs sous une forme attrayante, le corps est aussi le médium permettant de mieux sentir et mieux agir : développer son acuité cognitive, s’exercer à la vertu, et tendre au bonheur. Malheureusement, traduit en français, le mot «soma-esthétique» paraît bien plus maladroit qu’en anglais ou en allemand : dans ces deux langues, les équivalents du terme d’«esthétique» comprennent une diphtongue (Ästhetik, æsthetics), qui permet au nouveau mot composé de ne compter que quatre syllabes, contre cinq en français.

Le plaisir que j’ai à présenter ce livre au public français est mêlé de crainte et d’hésitation : car, officiellement, c’est la philosophie américaine qui constitue mon domaine d’expertise, et ce livre comprend plus de chapitres consacrés à des penseurs français. Cela démontre la richesse de la philosophie somatique française au XXe siècle: j’espère que les chapitres consacrés à Foucault, de Beauvoir et Merleau-Ponty témoignent à la fois de mon respect et de ma distance critique à leur égard, et je regrette de n’avoir pas eu la place d’étudier la théorie somatique de Bourdieu, de Deleuze, ou d’autres encore. Si ce livre constitue une critique d’une certaine tendance de la philosophie française (son dédain de la conscience corporelle réflexive), il n’en critique pas moins les limites du pragmatisme américain, et son occultation de la question de la sexualité, à laquelle les Français ont en revanche su accorder la place centrale qui lui revenait.
On peut enfin se demander si la place, à mon sens trop limitée, accordée par ces derniers à la conscience somatique réflexive ne provient pas d’une faiblesse lexicale de la langue française, qui dispose de moins de mots que l’anglais pour désigner les divers modes ou niveaux de conscience. En anglais, «awareness» constitue le pendant de «consciousness», mais peut aussi désigner un mode de conscience différent, une intensification réflexive de la conscience. On peut donc dire que l’on est seulement «conscious» d’un sentiment corporel, mais aussi que l’on est «aware» d’avoir ce sentiment «conscious». En français, il n’existe malheureusement pas de terme comme «awareness» pour suggérer une telle démultiplication des niveaux de conscience. Il n’y a que «conscience». De la même façon, le terme de «mindfulness» ne paraît pas posséder d’exact équivalent, lui dont le sens peut excéder, notamment dans le contexte des disciplines de méditation, la simple attention, ou même l’examen attentif. La langue française n’encourage peut-être donc pas les philosophes à dépasser ces idées de base que sont la conscience et l’attention.
Il ne sera toutefois pas nécessaire d’accepter cette hypothèse assez fantaisiste pour reconnaître les difficultés que pose la traduction française d’un livre comme celui-ci, qui déploie toute la gamme des termes anglais relatifs à son sujet, un livre qui a pour sous-titre, dans la version anglaise que publie en même temps Cambridge University Press, «A Philosophy of Mindfulness and Somaesthetics». Je suis donc très reconnaissant à Nicolas Vieillescazes, qui a su par son talent résoudre ces problèmes de traduction, et bien d’autres encore.

INTRODUCTION
I
C’est la conscience du corps (terme aux multiples significations et au vaste champ d’application) qui forme l’axe central de ce livre. En explorant les différentes formes et les divers niveaux, les diverses problématisations et les différentes théories proposés par la philosophie du XXe siècle pour tenter d’expliquer le rôle du corps dans notre expérience, ce livre plaide également pour une plus grande attention à la conscience somatique de soi, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Je ne me contenterai donc pas de réfuter d’influentes objections philosophiques adressées à la valeur de la conscience somatique accrue afin de défendre cette dernière: j’esquisserai un cadre philosophique systématique dans lequel il deviendra possible de mieux intégrer les différents modes de la conscience et de la culture du corps, et de les mettre en œuvre plus efficacement.
Ce cadre disciplinaire, la soma-esthétique, sera expliqué dans le premier chapitre du livre, et ses concepts et principes continueront par la suite de façonner les arguments proposés dans ce livre. Disons, pour le moment, que la soma-esthétique s’occupe de l’étude critique et de la culture méliorative de notre expérience et de notre usage du corps vivant (ou sôma) en tant que site d’appréciation sensorielle (aisthèsis) et de façonnement créateur de soi. Aussi la soma-esthétique est-elle une discipline qui englobe à la fois la théorie et la pratique (cette dernière étant clairement impliquée dans l’idée de culture méliorative). Le terme «sôma» indique un corps vivant et sentant plutôt qu’un simple corps physique privé de vie et de sensation, tandis que l’«esthétique», pour la «soma-esthétique», possède la double fonction de souligner le rôle perceptuel du sôma (dont l’intentionnalité incarnée contredit la dichotomie corps/esprit) et ses usages esthétiques à la fois dans la stylisation de soi et dans l’appréciation des qualités esthétiques d’autres soi et d’autres choses.
Avant d’aller plus loin, il faut déjà parer à une objection: pourquoi plaider pour plus d’attention à la conscience du corps ? Pourquoi même lui consacrer une discipline systématique? Notre culture n’est-elle pas déjà trop consciente du corps, trop fixée sur l’apparence de notre corps, son poids, son odeur, sa parure, et sur la manière dont, on peut le rendre plus athlétique par le biais de substances pharmacologiques et de disciplines d’entraînement intensif ? Ne souffrons-nous donc pas d’une conscience corporelle monstrueusement développée qui contamine jusqu’à des champs qui, comme la philosophie, sont traditionnellement respectés pour leur dévotion à l’esprit, par opposition au corps? Si tel était le cas, ce livre serait plus le triste symptôme d’un malaise culturel et philosophique qu’un instrument d’amélioration.
Mais une autre objection se profile : nos facultés perceptuelles sont déjà pleinement occupées à des affaires plus pressantes que la culture de la conscience somatique. Transformés par l’actuelle révolution de l’information, toujours plus inondés de flots de signes, nous avons déjà trop à faire dans ces environnements que sont les mondes naturel, social, et virtuel, de notre expérience. Pourquoi donc consacrer une portion de nos capacités d’attention limitées, et déjà sollicitées à l’extrême, au contrôle de notre expérience somatique ? Comment pourrions-nous nous le permettre? En outre, nos corps semblent fonctionner parfaitement bien sans réflexion somatique ni conscience accrue. Pourquoi ne pas abandonner simplement notre expérience et notre fonctionnement somatiques aux mécanismes automatiques de l’instinct et des habitudes somatiques non réflexives, de façon à pouvoir focaliser notre attention sur les affaires qui nécessitent et méritent une pleine attention consciente – les fins que nous poursuivons, et les moyens, les instruments ou les médiums nécessaires pour y parvenir ?
Pour répondre à ces questions par l’un des principes directeurs de cet ouvrage, nous devons nous rappeler que le corps constitue une dimension essentielle et fondamentale de notre identité, la perspective ou la modalité première de notre rapport au monde, et qu’il détermine (souvent inconsciemment) notre choix des fins et des moyens en ce qu’il structure les besoins, les habitudes, les intérêts, les plaisirs et les capacités dont dépend l’importance qu’ont pour nous ces fins et moyens. Ce qui inclut bien sûr la structuration de notre vie mentale, trop souvent opposée à nptre expérience corporelle, en raison du dualisme qui domine obstinément notre culture1. Si l’expérience incarnée est à ce point formatrice de notre être et de notre rapport au monde, alors la conscience corporelle est certainement digne d’être cultivée, non seulement pour améliorer son acuité perceptuelle et savourer les satisfactions qu’elle apporte, mais également pour aborder l’injonction centrale de la philosophie, ce «connais-toi toi-même» dont Socrate fit le point de départ de sa quête philosophique fondatrice.
Le corps exprime l’ambiguïté de l’être humain, qui est à la fois sensibilité subjective faisant l’expérience du monde et objet perçu dans ce monde. Subjectivité rayonnante qui constitue «le centre même de notre expérience», le corps ne saurait être proprement compris comme un simple objet, car dans notre expérience il fonctionne aussi inévitablement comme la conscience incarnée propre à un individu, laquelle, en tant que conscience orientée vers une finalité, pose toujours des objets intentionnels. Quand j’utilise mon index pour toucher une bosse sur mon genou, ma subjectivité corporelle est dirigée de façon à sentir une autre partie de mon corps en tant qu’objet d’exploration. Ainsi, je suis corps autant que j’ai un corps. J’éprouve habituellement mon corps comme source transparente de ma perception et de mon action, et non en tant qu’objet de conscience. Le corps est ce à partir de quoi et à travers quoi je saisis ou manipule les objets du monde sur lesquels je suis focalisé, mais je ne le saisis pas comme objet de conscience explicite, même si l’on ressent parfois obscurément qu’il est la condition d’arrière-plan de la perception. Mais il arrive souvent, et tout particulièrement dans des situations de doute et de difficulté, que je perçoive aussi mon corps comme quelque chose que je possède et que j’utilise, et non comme quelque chose que je suis, quelque chose que je dois commander pour qu’il accomplisse ce que je veux, mais qui souvent échoue, quelque chose qui me fait souffrir. Pareille discorde est source d’aliénation somatique, et favorise cette objectivation familière qui relègue le corps au statut de simple instrument (lamentablement faible et vulnérable) qui appartient au soi plus qu’il n’en constitue un aspect essentiel.
Mais même si nous objectivons ou instrumentalisons le corps (et dans une certaine mesure il est nécessaire de le faire, à des fins pragmatiques de soin somatique), ce n’est pas une raison pour considérer qu’il ne nécessite ni ne mérite notre conscience attentive. Car, à supposer qu’on le conçoive comme un instrument du soi, force est de reconnaître que le corps est l’outil des outils le plus primordial, le médium le plus fondamental à notre interaction avec la diversité de notre environnement, une nécessité pour la perception, l’action, et même la pensée. Tout comme des maçons chevronnés ont besoin d’une connaissance experte de leurs outils, nous avons également besoin d’une meilleure connaissance somatique afin d’améliorer notre compréhension et notre agir dans les diverses disciplines et pratiques qui contribuent à notre maîtrise de cet art entre tous suprême: celui de vivre des vies meilleures. Une attention plus aiguë à notre médium somatique peut nous permettre d’en améliorer l’usage dans l’emploi de tous les autres outils et médiums qui se trouvent à notre disposition: car tous exigent une forme d’agir corporelle, même quand il s’agit simplement d’appuyer sur un bouton ou de cligner de l’œil.
On reconnaît depuis longtemps que le corps joue un rôle d’instrument primordial ou de médium originaire; et ces termes somatiques de base que sont «organe» et «organisme» proviennent du mot grec organon qui signifie «outil». Mais la tendance aristocratique de cette philosophie grecque qui défendait des fins idéales tout en dépréciant les moyens matériels comme de simples nécessités serviles a entraîné, chez Platon et les idéalistes ultérieurs, une condamnation plutôt qu’une célébration du corps comme médium, tout en tirant parti de son instrumentalité pour l’exclure du domaine de ce qui, chez l’être humain, est essentiel et doué de valeur. Comme l’indique l’étymologie, un médium ou un moyen se situe généralement au milieu de deux choses entre lesquelles il opère une médiation. Se trouvant au milieu, interface à deux faces, le médium relie les termes médiés mais les sépare également parce qu’il se trouve entre eux. Ce double aspect se retrouve également dans le médium pris au sens instrumental de moyen orienté vers une fin. Bien qu’il soit un simple chemin pour parvenir à la fin, il se trouve également sur le chemin, comme distance qui sépare la finalité de son accomplissement.
La condamnation séminale du corps comme médium que Platon développe dans le Phédon (65c-67a) se concentre sur l’aspect négatif de l’interférence. Préfigurant les principaux arguments de l’actuelle critique des médias, Platon soutenait non seulement que le corps nous détourne de la réalité et de la quête du vrai savoir en perturbant notre attention par des commotions sensationnelles de toutes sortes, et en distrayant notre esprit par toutes sortes de passions, d’imaginations, et d’absurdités, mais en outre que le médium sensoriel somatique déforme notre perception de la réalité. Le corps se trouve même dépeint comme une sorte de conglomérat multimédia regroupant différentes technologies et modalités sensorielles (les yeux, les oreilles, les membres doués de sensation, etc.); cette pluralité et cette divisibilité des parties encourage Platon dans son dénigrement, car elle s’oppose à l’âme indivisible qui cherche la vérité en dépit de son confinement dans la prison déformante du corps.
Adoptées par le néoplatonisme, intégrées à la théologie chrétienne et reprises par l’idéalisme moderne, ces critiques, de même qu’un autre argument platonicien (provenant de l’Alcibiade, 129c-131d) qui n’accorde au corps que le statut dégradé et aliénant d’instrument, ont eu une influence énorme dans notre culture. Nous distinguons clairement l’outil de l’utilisateur de l’outil, et l’instrument de l’agent; si donc le corps est outil et instrument (si intime et indispensable qu’il soit par ailleurs), alors il doit être totalement différent du soi qui l’utilise, pour lequel il doit par conséquent n’être qu’un moyen extérieur. Il s’ensuit (selon cet argument) que le vrai soi ne doit être que l’esprit ou l’âme, et en conséquence, que la connaissance et la culture de soi n’ont rien à voir avec la culture de la connaissance et de la conscience du corps. Plus généralement, l’idée du corps comme instrument utilisé par le soi se traduit facilement dans l’image familière du corps comme serviteur ou comme outil de l’âme, image qui pousse encore plus loin l’assimilation dépréciative du somatique aux classes asservies et dominées (ce qui inclut les femmes), dans une association qui renforce en retour leur subordination, ainsi que le mépris de tout ce qui leur est relatif.
Mais il est possible de remettre en question la thèse de Platon: on peut même le faire en poursuivant son argument et ses objectivations dichotomiques dans une reductio ad absurdum. En effet, nous utilisons plus que notre seul corps: nous utilisons notre esprit pour penser, notre âme pour vouloir, espérer, prier, décider ou exercer la vertu. Cela implique-t-il de la même façon que l’esprit ou l’âme est un simple instrument extérieur, et non une partie essentielle de notre identité? Si nous considérons que tout ce que le soi utilise n’appartient pas au vrai soi, alors il ne nous reste plus rien: car nous utilisons bien notre soi, à la fois quand nous utilisons d’autres choses et même quand ce n’est pas le cas. L’usage de soi n’est pas une contradiction dans les termes mais une nécessité vitale, et l’un des principaux buts de ce livre sera de montrer pourquoi, grâce au développement de la conscience somatique, on peut améliorer l’usage de soi. Cette position n’est pas non plus l’expression d’un instrumentalisme rétif au plaisir, puisque l’amélioration de l’usage de soi développe assurément la capacité d’en éprouver, et que le sôma est clairement un site expérientiel essentiel du plaisir, non un simple moyen d’en obtenir.

II
Il est indéniable que la culture contemporaine prodigue au corps une attention énorme et, à certains égards, excessive; mais ce n’est pas le type d’attention que l’on souhaite promouvoir dans ce livre. Les sociologues et les critiques féministes ont montré comment les formes dominantes sous lesquelles notre culture intensifie l’attention au corps servent largement à maximiser les profits (des énormes industries des cosmétiques, des régimes, de la mode, et de l’apparence corporelle en général), tout en renforçant la domination sociale et en inculquant l’aversion de soi à une multitude. Une apparence corporelle idéale – impossible à atteindre pour la plupart d’entre nous – se voit perversement ériger en norme nécessaire, condamnant ainsi des portions immenses de la population à éprouver un sentiment opprimant d’inadéquation qui les incite à acheter les remèdes en vente sur le marché. Non seulement ces idéaux implacablement martelés nous détournent de nos sentiments, plaisirs et capacités corporels, mais il nous empêchent de voir la diversité des méthodes qui nous permettraient d’améliorer notre expérience incarnée. C’est que, dans notre culture, la conscience de soi somatique est excessivement dirigée vers une conscience de l’apparaître du corps aux autres, et qu’elle se fonde sur de profondes normes sociétales de l’apparence attirante qui nous imposent de suivre ces modèles conventionnels pour nous rendre attirants, et qui appauvrissent notre capacité à apprécier la diversité esthétique de corps différents du nôtre. Nous n’accordons presque aucune attention à l’examen et à l’affinement de la conscience de nos sentiments et actions corporels effectifs; et pourtant ceux-ci nous permettraient de mieux nous connaître et de développer une conscience de soi somatique plus perceptive qui nous guiderait vers un meilleur usage de nous-mêmes.
Un tel usage de soi, je le répète, ne se limite pas au seul domaine des affaires pratiques et fonctionnelles, mais englobe l’amélioration de notre capacité à éprouver du plaisir, capacité qu’une attention plus perceptive à notre expérience somatique pourra significativement augmenter. Nous pourrons dès lors goûter nos plaisirs «au double», comme le souligne Montaigne, «car la mesure en la jouissance dépend, du plus ou moins d’application que nous y prêtons». Nous goûtons trop souvent nos plaisirs dans la hâte et la distraction, et presque aussi inconsciemment que les plaisirs du sommeil. Cette pauvreté de la sensibilité soma-esthétique permet de comprendre pourquoi notre culture dépend de plus en plus de stimulations toujours plus intenses offertes par les divertissements médiatiques sensationnalistes, voire de moyens bien plus radicaux de se donner le frisson. À l’inverse, un tel régime d’excitations artificielles transforme également nos habitudes de perception (et même notre système nerveux sensorimoteur), et augmente le seuil de stimulation nécessaire à la perceptibilité et à la satisfaction, tout en diminuant nos capacités à avoir une attention sereine, continue et soutenue. La culture d’une conscience somatique de soi plus affinée peut nous donner une attention qui nous permettra de déterminer, de façon plus rapide et plus fiable, la sur-stimulation issue d’ un débordement d’excitations sensorielles, et donc d’y couper court pour en éviter les dommages. Comme l’ont clairement montré les disciplines méditatives qui l’emploient, cette conscience accrue peut nous apprendre à nous déprendre des stimulations perturbatrices en cultivant des compétences nous permettant de rediriger le contrôle de l’attention.
L’indifférence générale de notre culture à cette forme expérientielle de conscience de soi somatique se trouve aussi exprimée en philosophie, où l’on continue de négliger son importance, y compris chez les philosophes qui défendent le rôle essentiel du corps dans l’expérience et la cognition. En s’appuyant sur la philosophie du xxe siècle, ce livre tente d’expliquer cette omission, mais aussi de plaider en faveur de la culture philosophique de cette forme négligée qu’est la conscience de soi somatique, dont la valeur est, à la différence, défendue par les théoriciens, éducateurs, et praticiens somatiques les plus divers à l’extérieur du cadre de la philosophie.
Bien que j’aie écrit ce livre en ma qualité d’universitaire, je dois avouer d’entrée de jeu que ma perspective sur la conscience du corps a été profondément influencée par mon expérience pratique de diverses disciplines soma-esthétiques. Ma formation et mon expérience de praticien certifié de la méthode Feldenkrais ont été des plus instructives: il s’agit d’une forme d’éducation dont les nombreuses applications thérapeutiques connaissent d’enthousiasmantes réussites, mais qu’une intégrité sans concessions et un refus de toute simplification commerciale ont aussi privée de la popularité qu’elle mérite. Je reconnais également ma dette à l’égard d’autres disciplines qui promeuvent l’accroissement de la conscience somatique et l’harmonisation de l’esprit et du corps, le yoga, le taï-chi-chuan, le zazen et la technique Alexander.
Demeurant toutefois dans les limites du genre philosophique afin de réfuter sa tenace dévalorisation de l’accroissement de la conscience somatique, ce livre constitue une étude critique des principales objections adressées par la philosophie contemporaine à l’encontre d’une telle conscience, mais aussi une justification du champ de la soma-esthétique, conçu comme cadre général où peut se comprendre et se cultiver la conscience somatique (ainsi que d’autres types de formation somatique). Ce projet implique une étude phénoménologique de la conscience corporelle qui sondera les différents types, niveaux et valeurs de l’attention à soi somatique – de l’intentionnalité motrice essentiellement inconsciente et des réactions automatiques non focalisées impliquant des habitudes somatiques ou des schémas corporels non réflexifs, jusqu’aux images du corps explicitement thématisées de la conscience de soi, et à l’introspection somatique réflexive. Cela exige que soient également explorées les manières dont il est possible d’employer conjointement ces différents modes de conscience somatique afin d’améliorer notre savoir, notre agir et notre jouissance somatiques. L’une des objections essentielles à l’encontre de la culture de la conscience somatique de soi repose sur l’idée que toute focalisation soutenue sur les sentiments corporels est superflue et contreproductive, donc nuisible à la pensée et l’action. Aussi la conscience attentive aux sentiments corporels (ou à la forme corporelle) se voit-elle rejetée comme distraction ou corruption, comme un obstacle à nos préoccupations cognitives, pratiques et éthiques essentielles, comme un retrait dans une vaine absorption en soi. Selon cet argument, notre attention doit être au contraire exclusivement dirigée au dehors, et focalisée sur notre engagement dans le monde extérieur.
Dans ce livre, la défense de la réflexion somatique ou de l’accroissement de l’attention à l’égard de notre propre corps montrera cependant qu’une telle intensification de la conscience que nous en avons peut mener à un meilleur engagement dans le monde extérieur en améliorant l’usage de soi qui constitue l’instrument fondamental de toute perception et de toute action. Je soutiens en effet que toute conscience somatique et réflexive aiguë de soi sera toujours consciente de plus que d’elle-même. Se focaliser sur le fait de sentir son corps, c’est mettre ce dernier au premier plan sur fond de son environnement, lequel doit être d’une certaine façon ressenti afin de pouvoir constituer un arrière-plan éprouvé. On ne peut se tenir assis ou debout sans ressentir la partie de l’environnement sur laquelle on se tient. De même, on ne peut se sentir respirer sans sentir l’air que l’on inhale. Ces leçons de la conscience de soi somatique indiquent finalement la vision d’un soi par essence situé, relationnel et transactionnel, plutôt que le concept traditionnel d’un soi autonome fondé sur une âme individuelle, monadique, indestructible et immuable.

III
Six philosophes du XXe siècle m’ont semblé particulièrement importants pour traiter de ces questions diverses et complexes: Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Michel Foucault, Ludwig Wittgenstein, et deux philosophes pragmatistes dont certains des écrits remontent à la fin du XIXe siècle, William James et John Dewey. Ces célèbres penseurs sont exemplaires non seulement pour l’influence de leur théorisation somatique, mais aussi parce qu’ils apparaissent aujourd’hui comme les représentants des traditions philosophiques occidentales les plus puissantes: phénoménologie, philosophie analytique, pragmatisme, post-structuralisme et féminisme. Abordant leurs théories, ce livre ne s’occupe pas simplement de productions historiques passées, mais de perspectives qui continuent de façonner les orientations des philosophes du corps d’aujourd’hui. Chacun de ces maîtres-penseurs forme l’axe principal de chacun des six chapitres que compte ce livre, mais leurs arguments seront entrelacés en fonction du récit suivant.
Le premier chapitre introduit le champ de la soma-esthétique et les questions majeures du livre, à travers une étude de l’influente philosophie du corps développée par Michel Foucault. Défendant le corps en tant que site vital de la connaissance et de la transformation de soi, Foucault soutient que le façonnement de soi ne se réduit pas à une stylisation externe de soi passant par l’apparence corporelle; c’est une transfiguration du sens interne de soi (et de ce fait, de l’attitude, du caractère ou de l’éthos) par le biais d’expériences transformatrices. Le cœur de cette transformation expérientielle reste pour Foucault l’expérience des plaisirs corporels. Mais comme les stéréotypes prévisibles et les conventions propres à ce domaine limitent nos possibilités de nous accomplir et de nous développer de façon créative, Foucault nous encourage explicitement à poursuivre des pratiques somatiques non orthodoxes afin de rendre le corps «infiniment plus susceptible de plaisir». Pourtant la gamme de plaisirs que défend Foucault reste en fait paradoxalement étroite: elle se confine essentiellement à la forte intensité des délices procurés par les drogues puissantes et le sexe transgressif, et se résume au fond à une ardente apologie du SM homosexuel consensuel. Le corps jouit toutefois de nombreux autres plaisirs moins violents et explosifs, et qui ne sont pas platement conventionnels au point d’entraver le développement de soi créateur. Il existe des pratiques sereines de l’attention méditative focalisées sur la respiration, la position assise, la marche, qui peuvent engendrer des flots subtils de profonds délices et initier des transformations radicales qui éclatent souvent dans une jouissance aussi intensément vivifiante que tranquille.
Pourquoi Foucault ignore-t-il ces pratiques plus douces et ces délices plus subtils et tranquilles, quand son but est de maximiser nos capacités à éprouver du plaisir? Il ne s’agit pas d’un problème propre au psychisme torturé de Foucault, loin de là: cette négligence reflète en vérité l’insensibilité générale de notre culture aux subtilités de la sensibilité somatique et de la conscience corporelle réflexive, un engourdissement qui pousse à rechercher les sensations fortes. Ce malaise culturel général trouve une expression philosophique saillante jusque chez les penseurs les plus progressistes du XXe siècle qui affirment le rôle crucial du corps. On comprendra mieux l’insensibilité de Foucault aux plaisirs somatiques subtils et aux disciplines corporelles douces, la conscience défectueuse qu’il avait du corps, en la rattachant à une tradition philosophique fortement ancrée, qui rejette la réflexion somatique même quand elle célèbre le corps.
Les deuxième et troisième chapitres aborderont la philosophie de Simone de Beauvoir et de Merleau-Ponty, deux penseurs qui ont contribué à former l’arrière-plan philosophique de la pensée somatique de Foucault. Je traiterai d’abord de Merleau-Ponty, parce que Beauvoir fonde son analyse de l’existence corporelle sur les idées de ce dernier. Examinant comment ces deux penseurs affirment l’intentionnalité essentielle du corps et son rôle dans notre développement personnel, ces chapitres tenteront aussi d’expliquer les résistances qu’ils opposent à l’idée selon laquelle l’attention réflexive à la conscience corporelle pourrait constituer un moyen d’augmenter ses capacités, et donc de favoriser un développement et une compréhension de soi émancipateurs. Après avoir mis en évidence les limites de leurs positions respectives, je montrerai que les thèses de Merleau-Ponty concernant le primat de la conscience non réflexive, et l’inquiétude de Beauvoir relative à l’objectivation et à l’exploitation du corps féminin, ne sont nullement incompatibles avec une reconnaissance de la valeur de la conscience corporelle réflexive. Bien que les objections que Beauvoir adresse à la culture somatique de soi (non seulement à la conscience de soi somatique mais aussi à la culture de la forme et de l’agir corporels externes) trouvent une puissante expression dans le classique du féminisme qu’est Le Deuxième sexe, on les retrouve également dans un livre ultérieur consacré à la vieillesse, qui mérite attention parce qu’il traite en profondeur de ce sujet crucial de la philosophie somatique, auquel pourtant la plupart des philosophes – y compris les six maîtres discutés dans cet ouvrage – n’ont pas donné la théorisation systématique qu’il méritait.
Le chapitre suivant se tournera vers une figure essentielle de la philosophie analytique de l’esprit, Ludwig Wittgenstein. On sait les sévères objections que ce dernier a adressées à l’utilisation des sentiments corporels pour expliquer philosophiquement des concepts mentaux cruciaux comme l’émotion, la volition, et le sentiment de soi. Une lecture attentive de son œuvre révèle toutefois que Wittgenstein admet des usages non explicatifs de l’attention réflexive aux sentiments somatiques. Ce chapitre montrera ensuite comment il est possible de développer la reconnaissance limitée et fragmentaire de la réflexion somatique que l’on trouve chez Wittgenstein, pour en faire un emploi pragmatique dans les domaines essentiels de l’éthique et de l’esthétique que ce dernier associe au corps dans des remarques qui, si brèves et obscures soient-elles, peuvent toutefois nous aider à accroître notre conscience somatique. Ce chapitre traite du problème fondamental de l’intolérance ethnique et raciale considérée sous l’angle de ses racines viscérales, et envisage les moyens soma-esthétiques susceptibles d’y remédier.
Les deux derniers chapitres s’intéresseront aux principaux traitements pragmatistes de la conscience somatique, tels qu’ils sont exemplifiés chez William James et John Dewey. James, qui était la principale cible des objections de Wittgenstein au mésusage philosophique de la réflexion somatique, a opiniâtrement soutenu que les sentiments corporels jouent un rôle crucial dans l’explication de la quasi totalité de la vie mentale. Il est même allé jusqu’à associer le sens interne de soi à des sentiments corporels situés dans la tête, qu’il a décelé par introspection somatique. Pour James, seule la volonté réside «exclusivement dans le monde mental», et ne possède pas de composante somatique essentielle. Ce dernier fait en outre preuve d’une maîtrise extraordinaire de l’observation introspective et de la description phénoménologique des sentiments corporels qui sont selon lui impliqués dans la pensée et l’émotion. Mais bien qu’il ait utilisé et défendu la réflexion somatique consciente de soi dans son œuvre théorique, James la rejetait paradoxalement dans la vie. Soutenant que l’action efficace exige au contraire une spontanéité désinhibée et non-pensante semblable à celle que défendra plus tard Merleau-Ponty, James condamne encore la conscience somatique de soi réflexive parce qu’elle engendre selon lui des problèmes de dépression. Outre une réfutation des arguments de James, ce chapitre tentera de dégager les raisons culturelles et personnelles qui sous-tendent l’opposition de James au rôle de la réflexion somatique dans la vie pratique.
Ce livre se clôt par un chapitre consacré à John Dewey, où je montre comment ce dernier développe l’orientation somatique essentielle de la philosophie de James tout en en supprimant certains des dualismes problématiques et des limites unilatérales qu’elle laisse subsister. Après avoir décrit l’apport de Dewey à la théorie de James sur des questions comme le rôle du corps dans la volonté, l’émotion, la pensée et l’action, la majeure partie du chapitre accordera une attention toute particulière au vigoureux plaidoyer de Dewey en faveur de la réflexion somatique consciente de soi dans le domaine de la pratique concrète. Cette défense étant intimement liée aux rapports professionnels et amicaux qu’entretenait Dewey avec l’éducateur somatique F.M. Alexander, ce chapitre comprendra donc une analyse critique de la théorie et de la pratique remarquablement originales que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de «technique Alexander.» On montrera que les limites inhérentes à l’approche d’Alexander (son céphalocentrisme excessif, son dénigrement rationaliste du sexe et de la passion) se retrouvent dans la théorisation deweyenne du corps, qui (tout comme celle de James) néglige tristement l’érotique, dont Merleau-Ponty, de Beauvoir et bien sûr Foucault, ont à juste titre souligné l’importance. Il n’empêche que de toutes les philosophies somatiques du xxe siècle, c’est sans doute dans celle de Dewey que l’on trouve la vision du corps la plus équilibrée et la plus complète, parce qu’elle reconnaît la valeur de la conscience somatique réflexive ainsi que le primat de la perception et de la performance corporelles spontanées et irréfléchies, tout en offrant des clés conceptuelles pour comprendre de quelle façon le réflexif et le non réflexif peuvent se combiner dans un meilleur usage de soi. En outre, son analyse de la conscience et de la culture de soi met fortement l’accent sur le fait que le soi est par essence situé, et placé dans un rapport transactionnel avec son environnement.

IV
Dewey est mort il y a plus de cinquante ans, en 1952, bien avant que les nouvelles technologies fondées sur la puce électronique n’accélèrent le progrès des révolutions de l’information qui définissent la culture mondialisée actuelle. Ce livre est axé sur la philosophie du siècle passé, il reconnaît la valeur des disciplines somatiques visant à accroître la conscience développées dans l’Asie ancienne, et trahit une inquiétude quant à la menace que le sensationnalisme et la surcharge d’informations de la nouvelle ère médiatique font peser sur nos facultés d’attention somatique. Est-ce à dire qu’on ne trouvera là qu’une réflexion démodée et attardée sur le conservatisme qui caractérise la philosophie? Non, car bien qu’elle plonge ses racines dans le passé, cette étude est néanmoins tournée vers l’avant, et cherche à accroître la conscience somatique de soi dans un monde vécu toujours plus envahi par les médias.
Aucune raison ne porte irréfutablement à croire que les nouvelles technologies rendront nos corps obsolètes et notre conscience somatique gratuite. Comme je l’ai soutenu dans Performing live, et également dans La fin de l’expérience esthétique, plus les nouveaux moyens de communication s’échinent à nous libérer de la nécessité de la présence physique, et plus semble compter l’expérience corporelle. Les technologies les plus avancées de la réalité virtuelle sont, encore aujourd’hui, éprouvées à travers l’outillage perceptuel du corps, les affects, les organes sensoriels, le cerveau, les glandes, et le système nerveux. Même dans les grandes envolées de la science-fiction technologique (telle la vision de la Matrice proposée par William Gibson), les héros sont physiquement épuisés de leurs poignantes escapades dans le cyber-espace, puisque, bien qu’il soit engendré virtuellement, leur intense stress émotionnel doit avoir un fondement somatique pour pouvoir être éprouvé.
Plus les nouvelles technologies nous fourniront d’informations et de stimulations sensorielles, et plus il sera nécessaire de cultiver une sensibilité soma-esthétique afin de déceler et de traiter la menace que fait peser sur nous l’excès de stress. Nous ne saurions simplement compter sur les instruments technologiques pour s’occuper du contrôle de notre corps à notre place, parce que la sensibilité corporelle est nécessaire pour contrôler le fonctionnement et l’ajustement d’appareils toujours faillibles. Ainsi les patients qui utilisent des appareils de contrôle intra- ou extra-corporels sont-ils incités à porter une attention vigilante à l’inconfort que peuvent causer ces instruments ou aux signes de dysfonctionnement qu’ils sont susceptibles de présenter. Plus généralement, tout usage de nouveaux outils et technologies implique de nouveaux usages du corps (de nouvelles postures et habitudes), ce qui veut dire aussi de nouveaux risques de tensions, d’inconforts, et de handicaps somatiques résultant d’un usage du corps inefficace, et que la culture d’une conscience de soi somatique accrue pourrait nous permettre de révéler, de soulager, ou d’éviter. On sait déjà que l’utilisation prolongée des ordinateurs engendre une multitude de problèmes somatiques – tensions oculaires, douleurs de dos et de cou, tendinites diverses, syndrome du canal carpien, et autres troubles répétitifs liés au stress – qui résultent généralement d’une mauvaise posture et d’habitudes de mésusage somatique que l’on pourrait déceler si l’on améliorait l’attention à soi et le contrôle de soi. Un design plus ergonomique peut aider dans une certaine mesure, mais cela même, qui dépend de l’augmentation de la conscience somatique de soi, ne saurait venir à bout des mauvaises habitudes de posture.
Nous ne pouvons simplement nous fier à la capacité qu’ont nos habitudes de se corriger d’elles-mêmes soit par le biais de mécanismes inconscients de rectifications successives, soit au fil de l’évolution, grâce aux éventuels ajustements que celle-ci pourrait apporter. Ce n’est pas la conscience somatique de soi critique que l’on défend ici qui mérite véritablement le nom de «vieillotte», c’est plutôt cette confiance irréfléchie en soi et en l’avenir, qui reflète un aveuglement et une sorte de foi théologique traditionnelle en la providence divine. Car non seulement la rectification irréfléchie et l’éventuel ajustement lié à l’évolution laissent trop de place au caprice d’un hasard aveugle, mais ils sont bien trop lents pour pouvoir assurer le bien-être individuel et s’adapter au rythme rapide des nouvelles inventions technologiques, qui exigent en permanence de nouveaux ajustements somatiques. S’il est bien sûr possible d’accomplir une action familière de façon plus rapide et plus fiable par le biais de l’habitude inconsciente que par celui de l’attention somatique consciente de soi, une telle conscience est importante pour acquérir de nouvelles compétences, et nécessaire pour identifier, analyser, et rectifier adéquatement nos habitudes corporelles problématiques, de façon à les rendre plus adaptées au changement des conditions, des outils, et des tâches, et plus en harmonie avec les variations des besoins et de la santé de notre instrument corporel de base. Tant que le futur impliquera des transformations de l’usage et de l’expérience du corps, la conscience de soi somatique devra jouer un rôle central pour déceler ces changements, les guider, et y répondre.

> Le corps pragmatiste. Entretien avec Richard Shusterman
Cécile Lavergne et Thomas Mondémé « Le corps pragmatiste. Entretien avec Richard Shusterman », Tracés 2/2008 (n° 15), p. 255-267. www.cairn.info/revue-traces-2008-2-page-255.htm.

Richard Shusterman [1] L’entretien a été réalisé en anglais. Richard Shusterman, professeur de philosophie à la Florida Atlantic University, publie, en 2007, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique. Connu initialement en France pour ses travaux sur le rap et l’esthétique populaire (L'Art à l'état vif, 1992), il est aujourd’hui l’un des plus éminents représentants du pragmatisme américain. Lecteur assidu de Dewey et de James (Sous l'interprétation, 1994), il a été profondément marqué par la pensée de Richard Rorty, même si ses travaux récents (Vivre la philosophie, 2001) entretiennent un dialogue volontiers polémique et critique avec le néopragmatisme rortyen. Au fil des années, il a développé une philosophie de l’expérience (artistique, corporelle…) renouvelée, ce qui le conduit, dans Conscience du corps, à placer la question du somatique au centre d’un ambitieux programme de recherche. Ce qu’il définit alors comme la soma-esthétique « s’occupe de l’étude critique et de la culture méliorative de notre expérience et de notre usage du corps vivant (ou soma) en tant que site d’appréciation sensorielle (aesthèsis) et de façonnement créateur de soi » (Shusterman, 2007, p. 11). Il passe ainsi en revue les idées de plusieurs penseurs européens (Foucault, Simone de Beauvoir, Wittgenstein, Merleau-Ponty) ou américains (James, Dewey), en examinant chez chacun d’entre eux comment le corps est pensé, fût-ce selon des modalités parfois insuffisantes. Le projet de Shusterman apparaît alors dans toute son originalité : chez lui, la pensée du corps ne saurait se contenter d’une simple élaboration conceptuelle et analytique, mais puise dans des pratiques somatiques à visée thérapeutique et méliorative – la technique Alexander [2] et la méthode Feldenkrais [3] – les axiomes d’une nouvelle pensée du corps.

Tracés : Si l’on part de l’idée que la philosophie est aussi une affaire de rencontres, intellectuelles ou personnelles, comment décririez-vous votre rencontre avec le pragmatisme ?

Richard Shusterman : J’ai commencé par étudier la philosophie analytique classique à Jérusalem, où je me suis aussi intéressé à la logique. Je me suis ensuite rendu à Oxford où j’ai fait ma thèse avec Urmson, le dauphin de J. L. Austin. J’ai donc baigné au début dans ce qu’on a appelé la « philosophie du langage ordinaire ». J’ai bien sûr lu John Dewey dans le cadre de mes études d’esthétique [4], mais je ne pouvais pas comprendre pleinement le sens de sa pensée à ce moment-là, le voyant même comme un « cerveau mou » ! J’avais du mal à comprendre l’intérêt de ce type de philosophie. J’étais alors un philosophe israélien tout ce qu’il y a de plus rangé, avec service militaire comme officier et famille comme il faut. Je n’étais pas mûr pour m’ouvrir à une philosophie dont le rythme est en rupture complète avec le style analytique. Je pense finalement que je suis arrivé au pragmatisme par le biais de Rorty ; avant tout parce que je l’admirais. Ma décision de relire Dewey vient aussi de la grande importance que Rorty lui attachait. Mais la véritable conversion au pragmatisme – comme toutes les conversions, d’ailleurs, qui ont jalonné ma vie – a été expérientielle avant d’être textuelle. C’était à une période où j’animais un séminaire sur les esthétiques post-hégéliennes autour d’Adorno, Danto et Dewey. J’étais alors dans un état d’esprit qu’on pourrait justement qualifier d’« adornien », en l’occurrence très pessimiste à l’encontre des États-Unis et de la culture américaine, que je trouvais fade, commerciale, inintéressante. D’une certaine façon, je me plaisais à m’enliser dans ce « piège adornien » où les seules expériences vraies sont des expériences pénibles, un peu traumatiques. Mais après chaque séance, j’allais danser avec un groupe d’étudiants parmi lesquels figuraient des élèves de danse. Or, c’est par la danse que je me suis converti au pragmatisme. Il faut être dans une attitude somatique particulière pour s’ouvrir à certaines expériences, y compris des expériences textuelles comme la lecture de Dewey ! Parce que toutes les attitudes sont des postures corporelles. Je pense que j’étais, en tant que jeune chercheur analytique, trop tendu pour comprendre Dewey ; il me fallait donc une espèce de « massage » pour m’ouvrir à ces autres manières de penser. Et j’ai trouvé dans la danse une sensibilité qui m’a apporté cette ouverture expérientielle et intellectuelle.

Tracés : Comme vous avez occupé de nombreuses fonctions universitaires, et ce, des deux côtés de l’Atlantique, nous voudrions revenir sur le constat que vous faisiez dans la préface de L’Art à l’état vif : vous y affirmiez que le pragmatisme n’était pas très visible sur le vieux continent, et que la philosophie anglo-saxonne était essentiellement assimilée à la philosophie analytique et non au pragmatisme [5]. En quinze ans, qu'est-ce qui a changé ?

R. Shusterman : En France comme aux États-Unis, les choses évoluent à mon avis dans le bon sens. Lors de la parution de L'Art à l'état vif, une évolution importante avait déjà eu lieu aux États-Unis, et ce progrès s’est poursuivi, même si le pragmatisme n’est pas encore le courant philosophique principal ! L’institution analytique est très féroce, très rigide et joue beaucoup de jeux de pouvoir. C’est à mon avis devenu une espèce de scolastique qui intéresse peu, mais continue à fonctionner grâce aux mécanismes de reproduction dont elle bénéficie. Mais le pragmatisme progresse malgré tout, en particulier hors des départements de philosophie, dans les départements de littérature et de Cultural Studies, grâce à Rorty et d’autres. En France, la situation s’est beaucoup améliorée aussi, comme en témoignent les traductions et publications de John Dewey menées par une équipe rassemblée par Jean-Pierre Cometti. Quand je suis venu en France, je voulais d’ailleurs avant tout faire traduire et publier L’Art comme expérience  [6]. Je ne pensais pas publier L’Art à l'état vif. J’avais réussi à convaincre Gérard Genette de prendre en considération l’œuvre de Dewey pour sa collection « Poétique ». Mais lorsqu’il a acheté et lu le livre, il m’a dit : « Hors de question. » Pourquoi ? « Pour deux raisons, m’a-t-il dit : d’abord Dewey est bavard, et en plus, il est mort. » Et je le comprends, parce que Dewey est, de fait, vraiment bavard, ce qui le rend difficile à lire. Je me suis alors lancé dans la rédaction d’une sorte de « Dewey comprimé », altéré, mis à jour, avec une logique plus analytique, des arguments plus lisibles, plus tranchés [7]. Mais au-delà de Dewey, d’autres penseurs pragmatistes fondamentaux commencent petit à petit à être traduits en français : James par exemple, grâce à Guillaume Garretta, Mathias Girel et David Lapoujade. Et dans le champ sociologique – notamment par la médiation d’une revue comme Raisons pratiques –, des intellectuels comme Antoine Hennion, Bruno Latour, s’intéressent de plus en plus aux pères fondateurs du pragmatisme.

Tracés : Est-ce que vous n’avez pas le sentiment que l’on utilise parfois à tort le pragmatisme comme une étiquette facile, un phénomène de mode ?

R. Shusterman : Je ne pense pas qu’il faille chercher à traquer les vrais ou les faux pragmatistes. Je ne suis pas partisan d’un usage systématique des étiquettes. Rorty se disait néopragmatiste parce qu’il voulait se différencier de James et de Dewey et de leurs philosophies de l’expérience, et qu’en outre son anti-représentationnalisme [8] Rorty était en rupture avec certains réquisits de la première philosophie pragmatiste. Mais en Chine par exemple, je suis considéré comme un « néo-néopragmatiste » parce que je reviens d’une certaine manière à la notion d’expérience, au-delà du langage, ou à côté du langage. Je suis donc « post-linguistic turn », car même si mes arguments sont linguistiques, que j’utilise la philosophie analytique, l’expérience demeure primordiale.

Tracés : Vous manifestez donc de la méfiance à l’encontre des « étiquettes ». Mais qu’en est-il pour vous des problèmes de catégorisation des auteurs ? Un auteur comme Wittgenstein, par exemple, est tantôt catégorisé comme pragmatiste, tantôt comme philosophe analytique……

R. Shusterman : Tout dépend de l’interprétation du pragmatisme que l’on a : large ou limitée. Il est sûr que Wittgenstein n’est pas un pragmatiste au sens classique, mais c’est un philosophe à l’esprit pragmatiste et pragmatique. Je lis en ce moment une thèse sur la réception du pragmatisme en France entre 1890 et 2007, de Romain Pudal [9]. Il consacre un chapitre à Rorty et à ma pensée, et il regroupe Wittgenstein et la philosophie analytique dans une autre partie – car ils ont été connus via des philosophes comme Jacques Bouveresse, Christiane Chauviré [10], Sandra Laugier et, bien sûr, Jean-Pierre Cometti, qui ont contribué à diffuser en France les idées pragmatistes à un moment décisif. Wittgenstein a une forte tendance pragmatiste : il s’intéresse à James, parle de l’action. C’est pareil avec Austin : pour certains Français, Austin est pragmatiste car il fait autre chose que de la sémantique, en l’occurrence de la pragmatique. Dans Vivre la philosophie, j’ai essayé de regrouper des auteurs dans une perspective pragmatiste : Witt-genstein, Foucault et aussi Habermas. Les trois sont orientés vers l’action comme fondement de la cognition et du langage, avec une pensée de l’objectivité comme consensus et non comme vérité hors du discours. Ce point focal les rapproche indéniablement du pragmatisme, même s’ils ne sont pas à proprement parler des « penseurs pragmatistes ».

Tracés : Dans votre dernier ouvrage, Conscience du corps, vous consacrez un chapitre à Wittgenstein [11]. Une idée apparaît à la fin, et revient dans le chapitre commentant Dewey, selon laquelle des pratiques de transformation de soi, a priori à dimension individuelle, pourraient aussi avoir des conséquences à un niveau collectif [12].

R. Shusterman : Tout à fait, et c’est une thèse à laquelle je tiens beaucoup. Une des critiques attendues et fréquentes de la soma-esthétique concerne son caractère prétendument solipsiste, narcissique – le corps étant toujours considéré comme relevant du privé. Je pense évidemment que ce n’est pas le cas, même si ce n’est pas toujours facile à montrer. Nous avons toujours une vision très large de la politique, mais elle commence au niveau du rapport interpersonnel. Je sais que je m’expose ici à de fortes critiques de la part de sociologues qui ne reconnaissent pas l’individualisme méthodologique comme une perspective sérieuse. Je reconnais d’ailleurs que d’une certaine manière, le groupe et le social existent avant les individus. Cependant, les individus animent aussi les rapports sociaux, et les changements dans leurs comportements peuvent changer les comportements sociaux et les idéologies en général. C’est aussi un apport de la tradition confucéenne, tradition éminemment sociale où l’individu est un produit du social, mais où il est dit aussi qu’au niveau de la pratique, avant de changer l’Empire, il faut pouvoir changer le soi ! Il est donc important de me défendre contre l’idée que ma philosophie est asociale. Mais la plus importante de ces défenses théoriques est l’idée que si les pratiques somatiques produisent des effets politiques dans le réel, alors une philosophie de type somatique peut aussi produire des effets dans le réel, en modifiant certaines attitudes et habitudes somatiques.

Tracés : Justement, pensez-vous que la soma-esthétique puisse avoir des effets concrets dans la pratique des sciences sociales ?

R. Shusterman : Le corps est l’outil de base. Si on le change, on peut changer beaucoup de choses. Pour faire des entretiens ou des enquêtes par exemple : on ne sait jamais si on va recueillir des réponses honnêtes de la part de certaines personnes, qui peuvent être mises mal à l’aise par le dispositif de l’entretien. Comment obtenir des données plus sûres, des descriptions plus franches ? En ayant la confiance des interlocuteurs, et donc d’abord en étant sensible aux réactions que l’on provoque chez eux, y compris les effets que notre comportement et notre tenue corporelle exercent sur eux. Il faut d’emblée développer une sensibilité à l’autre (à l’expression somatique de son esprit) et aussi à notre tenue corporelle – pour éviter par exemple l’expression inconsciente d’une attitude agressive d’interpellation –, et ce n’est pas une compétence commune, détrompez-vous. Si l’on parvient à mettre notre interlocuteur à l’aise, on change l’exercice de l’entretien et on obtient sûrement des réponses plus complètes, plus riches. Pour cela, il faut acquérir une maîtrise soma-esthétique de la situation, qui n’est pas qu’une maîtrise de soi mais aussi une maîtrise de soi située, à l’encontre d’une ou plusieurs autres personnes. Aux États-Unis, les rapports entre enseignants et étudiants, par exemple, sont réglés par des lois très précises, et la législation concernant le harcèlement sexuel est proliférante. Pourquoi ? Parce que les gens manquent de cette sensibilité et qu’il faut créer des lois pour protéger les individus. Alors que dans le rapport soma-esthétique, on peut sentir ce qui est approprié, voulu, et ce qui ne l’est pas. C’est avant tout un outil de sensibilisation des personnes qui peut, bien sûr, connaître des mésusages, comme tout outil ! On peut utiliser ces compétences pour des raisons néfastes, c’est certain. Aucun outil ne met à l’abri contre un mauvais usage. Cependant, si on est « soma-esthétiquement sensible », on peut sentir les différences de comportement. Confucius a dit une fois que tout était révélé, visible, mais qu’il s’agissait alors de « bien voir » ! Vous voulez voir l’âme de l’autre ? Regardez-le. Voyez comment il s’amuse, comment il se fâche, mange, etc. Avec cette sensibilité, on peut donc discerner le caractère d’une personne, qui s’exprime à travers le corps.

Tracés
: À propos d’amélioration des compétences soma-esthétiques, vous passez en revue un certain nombre de tentatives, notamment chez James [13]. C’est l’occasion pour vous d’illustrer la polarité habitude/réflexion ou enquête telle qu’elle se trouve chez Dewey. Si les habitudes corporelles ne suffisent pas, on peut les réformer, via une enquête sur son propre corps. James donne selon vous plusieurs pistes en ce sens.

R. Shusterman : Oui, mais il ne faut pas tomber dans une dichotomie habitude/enquête réflexion, parce que nos enquêtes et nos réflexions sont aussi largement structurées par nos habitudes, nos habitudes à penser. J’ai en effet pris des remarques éparses de James que j’ai synthétisées pour arriver à des principes cohérents concernant, chez lui, l’examen de soi. L’une des raisons de l’écriture de ce livre vient de la volonté d’échapper à un dualisme typique de la philosophie corporelle qui va toujours voir le corps comme l’irréfléchi, le spontané, l’autre de la raison. Ce qui implique en fait de ne pas le penser. Je pense que ce corps spontané, conscience primordiale, à la Merleau-Ponty, est important mais n’épuise pas la question du corps. J’essaie alors, de mon côté, de mettre l’accent sur le corps réflexif. Il existe des moyens d’atteindre cette réflexivité, ce monitoring de soi, et ce sont ces modalités que j’ai tenté d’étudier [14].

Tracés : Un des principes de James est celui du sondage du corps [15]. On s’isole des sensations extérieures pour se concentrer sur son propre corps. Au cours de cette introspection somatique, proprioceptive, on devrait apparemment pouvoir sentir chacune de nos vertèbres séparément ! Mais ne risque-t-on pas ici de revenir à un schéma de fidélité représentationnelle, garantissant quelque chose comme une « vérité du corps », pourtant a priori problématique pour les pragmatistes [16] ?

R. Shusterman : En un sens, cette introspection est toujours aussi une rétrospection, qui prend le temps de représenter. Merleau-Ponty est résolument contre les représentations, comme Rorty d’ailleurs. Je pense qu’elles ne sont pas nécessaires dans de nombreux cas mais peuvent pourtant être utiles pour améliorer le vécu dans de nombreux autres, par exemple pour apprendre et améliorer des habitudes problématiques. En tout cas, il ne s’agit pas d’un schéma fixe ou d’une vérité du corps absolue, parce que la perception introspective soma-esthétique est toujours un flux expérientiel. Au niveau des représentations, il n’y a pas de perception pure car tout est toujours filtré par le passé, comme Bergson le disait déjà, et par nos visées présentes. De la même façon, l’environnement ne peut jamais être totalement supprimé dans l’introspection somatique. Il n’y a jamais de pureté de la sensation corporelle. On sent toujours le corps sur un arrière-fond environnemental.

Tracés : Cette représentation que l’on obtient des différentes parties du corps, dans une optique pragmatiste, vaut donc moins par une éventuelle vérité représentationnelle du biologique que par l’utilité de la réforme corporelle qu’elle permet, dans une visée thérapeutique par exemple ?

R. Shusterman : À mon avis, il ne s’agit pas de concurrence entre science et expérience. Les deux peuvent s’entraider, peuvent être des outils mutuels. Je peux par exemple avoir une expérience plus claire de ma vertèbre si je sais qu’il s’agit de la troisième cervicale, parce que de la sorte, je me la représente plus facilement. C’est comme ce que James dit des étiquettes des vins : on apprécie plus leurs différences de saveur quand on sait d’où ils viennent. Le savoir scientifique peut donc contribuer à clarifier l’expérience. Mais la maîtrise de la conscience expérientielle et son introspection peuvent aussi aider à la recherche scientifique. Rappelons l’usage que James et d’autres faisaient de l’introspection dans leur recherche psychologique, et actuellement les recherches en neurosciences préconisant l’emploi des experts de la méditation comme sujets pour mieux explorer l’activité du cerveau. Science, expérience phénoménologique et réforme thérapeutique devraient aller ensemble. Même si, bien sûr, on peut trouver des méthodes thérapeutiques qui sont explicitement liées aux théories dépourvues de validité scientifique.

Tracés : Donc chez vous, le parcours intellectuel est toujours très lié au parcours existentiel, ou au parcours expérientiel. Et c’est d’ailleurs sur ce rapport de grande proximité entre théorie et pratique que nous voudrions revenir. Comme le montre une interview disponible sur le net [17] où vous faites une comparaison entre la musique techno et la culture du hip-hop, vous n’hésitez pas à adopter de nouvelles pratiques pour étudier des formes culturelles qui vous sont inconnues – en témoigne votre expérience de clubber à Berlin.

R. Shusterman
: C’est une chose que j’ai apprise au contact des danseurs : faire au lieu de parler. Parce que c’est très facile pour un philosophe de gloser sur tout et n’importe quoi, mais de là à en faire l’expérience, c’est très différent. Or, comment comprendre la musique sans l’écouter ? Et comment l’écouter sans les conditions pour lesquelles et dans lesquelles elle est créée ? Mon expérience de « clubber » a seulement confirmé deux choses : la techno est selon moi une musique très intéressante expérientiellement, mais très inhumaine. À chaque brève apparition sonore de la voix humaine, cela déclenchait une espèce de communion collective, de climax. C’est cette spécificité qui m’a conduit à m’en détourner, et je pourrais dire a contrario que malgré ses usages de sons artificiels, le rap se caractérise, par sa poésie, par un côté très humain.

Tracés : À ce sujet, est-ce que, par rapport à votre théorie dans L’Art à l’état vif datant d’il y a une quinzaine d’années, vous avez réformé certains de vos jugements en prenant en compte certaines évolutions récentes de la musique rap ?

R. Shusterman : J’ai continué à écouter du rap assez régulièrement jusqu’en 1997-1998, puis mon écoute a progressivement décliné. Aujourd’hui, je n’en écoute presque plus. L’une des raisons est que le genre a beaucoup évolué, et à mon avis dans le mauvais sens, du moins aux États-Unis. Je pense que l’année pivot a été la sortie de l’album d’ICE T intitulé Original Gangster. C’est la période où le Gangsta Rap a commencé à devenir hégémonique et à avaler tous les autres genres. Il existe toujours le rap underground queje découvre parfois avec plaisir à travers des musiques que mes étudiants m’envoient. Mais les obligations de ma vie universitaire et familiale ne me laissent plus assez de temps pour que je puisse consacrer suffisamment d’intérêt à l’écoute du rap.

Tracés
: Pour élargir la réflexion à d’autres expériences somatiques, puisque c’est l’objet de votre dernier ouvrage, pouvez-vous nous parler de celles qui ont, pour vous, été fondatrices ?

R. Shusterman : Je peux vous raconter rapidement une anecdote amusante. Lorsque j’étais professeur invité au Japon [18], j’avais pour projet de découvrir les pratiques somatiques japonaises : la méditation, le kendo, le kabuki ou le théâtre nô. J’avais donc demandé au professeur qui était mon référent de me conseiller pour trouver un cloître zen où je pourrais aller méditer. Mais je ne voulais pas me retrouver dans une espèce de « Disney zen ». Même si sa réponse était toujours affirmative (parce que les Japonais ne disent jamais non), je me suis rendu compte qu’il faudrait que je passe par d’autres voies pour réaliser mon projet. Et j’ai donc fini par organiser les choses de manière secrète. Je vous passe les détails, mais tout s’est organisé clandestinement et j’ai beaucoup appris. Je n’ai pas reçu de coups (à l’inverse de ce que craignait le professeur qui avait tenté de m’en dissuader !) ; ça a été une expérience d’autant plus enrichissante que j’étais déjà sensible à de nombreuses pratiques similaires en raison de ma formation aux méthodes Alexander et Feldenkrais. Il y a bien sûr des différences majeures, mais j’ai retrouvé dans la méditation zen les mêmes focalisations sur la conscience somatique explicite. Ce fut donc une expérience décisive : je ne pratique pas tous les jours la méditation zen mais c’est une chose qui m’a profondément transformé.

Tracés
: Et vous n’avez jamais senti de frictions entre vos productions philosophiques et ces pratiques expérientielles qui reposent quand même sur des métaphysiques et des arrières-plans ontologiques qui semblent très éloignés du pragmatisme ?

R. Shusterman : L’arrière-plan du zen n’est pas théologique. C’est d’ailleurs une métaphysique qui est plutôt proche du pragmatisme, car en son sein, il n’y a aucun dualisme. Le moi est une convergence des éléments de la nature et il n’existe pas de soi autonome. Le soi est situé, non permanent, non substantiel. C’est pour ces raisons notamment que le zazen et le pragmatisme sont, en un sens, commensurables.

Tracés
: Vous avez évoqué les techniques Alexander et la thérapie Feldenkrais dont vous parlez longuement dans votre dernier ouvrage. Comment êtes-vous rentré en contact avec ces techniques ? Est-ce que Dewey en a été un des vecteurs ?

R. Shusterman : Pour la confidence, j’ai vécu deux ans avec une danseuse et c’est elle qui m’a appris l’importance de ces méthodes. D’abord parce que dans le milieu philosophique, elles ne sont pas vraiment connues. Les spécialistes de Dewey savent parfois de manière anecdotique qu’il connaissait un certain Alexander, sans pour autant mesurer l’incidence de ce fait sur les productions proprement philosophiques de Dewey. C’est donc au départ cette compagne danseuse qui m’a initié aux techniques Alexander et sensibilisé au fait qu’il ne suffisait pas de conceptualiser le corps, mais qu’il fallait aussi le vivre. J’ai donc, grâce à elle, compris que surmonter les dualismes que prône le pragmatisme passe aussi par des expériences à mener dans et sur son propre corps.

Tracés
: Mais ces pratiques qui nécessitent un enseignement, une transmission, ne débouchent-elles pas sur une dimension normative à un moment ou à un autre ? Libéré de certaines habitudes contraignantes, le corps ne se retrouve-t-il pas enfermé dans d’autres contraintes, dans d’autres normes ? Est-ce qu’à cet égard la méthode Feldenkrais est plus « libertaire », plus ouverte, que la technique Alexander ?

R. Shusterman : En un certain sens, je répondrai par l’affirmative. On ne peut pas vraiment séparer les pratiques somatiques des idéologies sociales qui les créent. Parce que les pratiques viennent d’un arrière-fond et qu’elles expriment d’une certaine manière cet arrière-fond. Alexander était un pur produit de la culture victorienne : il avait donc les mœurs de cette époque. Feldenkrais avait plutôt la sensibilité des années soixante/soixante-dix, même s’il est né beaucoup plus tôt. Je ne pense pas que ce soit quelque chose de négatif mais plutôt une variable incompressible. Il n’y a pas de lieu social où des pratiques puissent se développer en dehors de toute normativité.

Tracés : Concernant une tout autre normativité, celle des pratiques éditoriales, vous constituez un profil intéressant puisque vous avez la spécificité de faire publier votre dernier ouvrage simultanément en France et aux États-Unis. On pourrait interpréter ça comme un test de réception des idées dans des contextes idéologiques, culturels, différents. Avez-vous eu des résultats très divergents quant à la réception ? Qu’en retirez-vous ?

R. Shusterman : C’est très instructif du point de vue – sociologique – de la circulation internationale des idées. Toute pensée philosophique a une réception singulière dans des conditions intellectuelles, sociales, autrement dit dans des champs différents. Je vous donne un exemple qui m’a beaucoup frappé. La réception de L'Art à l'état vif n’a pas du tout été la même en France ou aux États-Unis. La réception américaine n’a été en fait qu’universitaire, tandis qu’ici j’ai touché un public beaucoup plus large, notamment parce que Jérôme Lindon, aux Éditions de Minuit, m’a convaincu de couper tous les chapitres purement philosophiques (qui d’ailleurs ont été publiés dans un ouvrage qui n’existe pas en anglais, Sous l'interprétation). Autre fait décisif : en France, j’ai longtemps été considéré comme un sociologue parce que c’est Pierre Bourdieu qui m’a initialement invité [19] et publié dans sa collection [20]. Pourtant, je bénéficie aujourd’hui d’une réception philosophiquecroissante, comme en témoigne la journée d’étude programmée par la Sorbonne et l’ENS autour de mon dernier ouvrage [21]. Mais aux États-Unis, cet amalgame n’existe pas. Mon public est principalement constitué de philosophes et de théoriciens littéraires et esthétiques. Peu nombreux sont les sociologues qui me lisent. Les questions de réception se compliquent avec mon dernier livre, puisque la sortie française a précédé en exclusivité la sortie aux États-Unis. La raison du retard éditorial américain est imputable aux éditeurs – ou plutôt au service marketing des Cambridge University Press – qui ont choisi sans me consulter l’image de la couverture : un vieil Ingres, La baigneuse de Valpinçon. J’étais très déçu parce qu’en plus d’être banal, il exprime symboliquement l’exact opposé de ce que j’ai voulu démontrer : il ne fait pas signe vers une « conscience de corps », mais représente au contraire un corps féminin extrêmement sexualisé, qui en outre est dans une position absolument inconfortable. C’est un contresens total ! Malheureusement, mes explications à ce propos n’ont pas su convaincre le service marketing pour lequel le tableau d’Ingres constituait un argument de vente décisif. J’ai donc exigé de pouvoir réécrire la préface afin d’insérer une critiquede la couverture. Je vous raconte là les dessous de ce retard éditorial !

Tracés : Une dernière question pour conclure cet entretien. Pensez-vous que la philosophie soma-esthétique que vous présentez dans cet ouvrage pourrait avoir des conséquences pratiques sur l’enseignement même de la philosophie ?

R. Shusterman : Dans l’immédiat je suis assez pessimiste sur la question. En premier lieu parce que moi-même je ne pratique pas la méthode Feldenkrais avec mes étudiants, même si j’en ai eu souvent la demande. Pour l’instant, et c’est le cas tout autant en France qu’aux États-Unis, les universités ne sont pas tout à fait prêtes à ce genre de révolution pédagogique. Pourtant, c’est ce vers quoi j’aimerais aller. Mais je crois qu’il faut penser cette évolution soma-esthétique de l’enseignement universitaire de la philosophie de manière transdisciplinaire, c’est-à-dire en organisant des séminaires qui puissent mêler des étudiants de philosophie, mais aussi des danseurs, des étudiants en études théâtrales, etc. Ce sont des pratiques que j’ai déjà expérimentées en Europe du Nord [22], mais j’aimerais à l’avenir les importer en France. Reste à trouver des interlocuteurs ouverts et motivés par ce genre de propositions !


> Notes

[ 1] L’entretien a été réalisé en anglais. Richard Shusterman en a relu la traduction en français.

[ 2] Frederick Alexander (1869-1955) commença par élaborer une technique à usage privé : acteur de théâtre devenu aphone, il put retrouver sa voix après avoir observé et résolu ses problèmes de raideur du cou et des épaules. À partir d’une conception organiciste, il étendit les résultats de ses investigations à l’ensemble du corps et conçut une discipline apte à traquer et à défaire nos mauvaises habitudes corporelles.

[ 3] Physicien britannique et introducteur du judo en France dans les années trente, Moshe Feldenkrais (1904-1984) mit au point une méthode thérapeutique très particulière nommée « intégration fonctionnelle », fondée sur l’observation précise de ses propres mécanismes corporels.

[ 4] La thèse de doctorat de Richard Shusterman s’intitulait : « The object of literary criticism ».

[ 5] « Le pragmatisme, qui est une philosophie proprement américaine et qui enregistre un développement rapide aux États-Unis, est ici à peu près totalement ignoré. Bien que les Français manifestent une curiosité croissante pour la philosophie et l’esthétique américaines contemporaines, celle-ci se porte surtout sur la philosophie analytique. » (Shusterman, 1992, p. 7)

[ 6] Dewey, 2006.

[ 7] « Un des buts de cette traduction est d’introduire en France l’esthétique pragmatiste que Dewey élabore dans les années trente et de permettre, par la confrontation du pragmatisme et de la philosophie analytique de l’art, une meilleure compréhension des philosophies esthétiques américaines contemporaines. » (Shusterman, 1992, p. 8)

[ 8] Rorty, 1990.

[ 9] Thèse sous la direction de Jean-Louis Fabiani, soutenue en décembre 2007 et intitulée : « Les réceptions du pragmatisme en France ». Voir l’article publié par Romain Pudal dans ce numéro.

[ 10] À titre d’exemple, voir Christiane Chauviré, Le grand miroir. Essai sur Peirce et Wittgenstein, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2003.

[ 11] Il s’agit du chapitre 5 intitulé « La soma-esthétique de Wittgenstein : explication et perfectionnement en philosophie de l’esprit, en esthétique et en politique » (Shusterman, 2007, p. 154-182).

[ 12] « Mais les efforts soma-esthétiques pourraient encore nous offrir un meilleur remède que ceux du diagnostic et de l’isolation, et transformer vraiment les sentiments corporels indésirables, ceux de l’intolérance. […] Les disciplines axées sur la formation soma-esthétique peuvent par conséquent nous permettre de reconstruire nos attitudes et nos habitudes de sentir, mais également nous rendre plus souples et plus tolérants envers les divers types de sentiments et de comportements somatiques. » (Shusterman, 2007, p. 177-178)

[ 13] Il s’agit du chapitre 5 intitulé « Dans l’œil du cyclone : la philosophie somatique de William James » (Shusterman, 2007, p. 183-245).

[ 14] Voir Shusterman, 2007, p. 215-224.

[ 15] « James avance que l’introspection est essentiellement une rétrospection, puisque dans le courant toujours mouvant de la pensée, nous pouvons objectiver et rapporter un événement mental spécifique, seulement au moment où il vient de se passer […], et tant qu’il est encore frais dans notre mémoire. » (Shusterman, 2007, p. 216)

[ 16] En particulier pour les néo pragmatistes à l’image de Rorty qui ont essayé de libérer le discours philosophique de l’obsession de la représentation, notamment au travers d’une critique de la vérité correspondance (Rorty, 1990).

[ 17] « Bien que tous deux [le rap et la techno] [manifestent] une étonnante dialectique où les humains manipulent les machines technologiques, qui à leur tour manipulent et mettent en mouvement les danseurs, la techno parle un langage plus mécanique pendant que, dans le rap, la voix et la poésie du langage sont aussi importants que les autres sons. Je me souviens avoir dansé pendant des heures à Berlin sur des riffs techno sans avoir jamais entendu une seule voix, qu’elle soit live ou enregistrée. J’ai remarqué cette absence quand une simple rythmique “uh-huh” fut mise en boucle une ou deux fois dans le mix. Spontanément, l’entière foule des danseurs réagit par une montée d’émotion, […] en reconnaissance du sens de cette intervention verbale humaine. » Voir http://www.artsandletters.fau.edu/humanitieschair/gredin-shusterman.html

[ 18] C’est en 2002-2003 que Richard Shusterman fut professeur invité à l’université d’Hiroshima au Japon.

[ 19] En 1990 et en 1992, à la demande de Pierre Bourdieu, Richard Shusterman fut en effet directeur d’étude associé à l’EHESS.

[ 20] Collection « le sens commun » aux Éditions de Minuit.

[ 21] Cette séance eut lieu le 15 décembre 2007 à l’ENS Ulm.

[ 22] À l’occasion d’un séjour en mai 2006 comme professeur invité à l’université d’Oslo, mais aussi au cours d’un séminaire le même mois à la Danish Pedagogical University de Copenhague, puis à l’occasion d’une journée d’études en novembre 2006 à la Jan Van Eyck Academie de Maastricht.


> Bibliographie

Dewey John, 1981, Experience and Nature, Carbondale, Southern Illinois University Press.

— 2003, Le public et ses problèmes, trad. J. Zask, Pau, Farrago/Léo Scheer.

— 2006, L’Art comme expérience, trad. sous la dir. de J.-P. Cometti, Pau, Farrago/Léo Scheer.

Rorty Richard, 1990, L’homme spéculaire, trad. T. Marchaisse, Paris, Le Seuil.

— 1993, Conséquences du pragmatisme, trad. J.-P. Cometti, Paris, Le Seuil.

James William, 1983, The Principles of Psychology, Cambridge, Harvard University Press.

— 2005, Essais d’empirisme radical, trad. G. Garreta et M. Girel, Marseille, Agone, 2005.

Shusterman Richard (avec D. Hiley David R. et Bohman James F.), 1991, The Interpretive Turn : Philosophy, Science, Culture, Ithaca, Cornell University Press.

— 1992, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit.

— 1994, Sous l’interprétation, Paris, L’Éclat.

— 2000, Performing Live : Aesthetics Alternatives For The Ends Of Art, Ithaca, Cornell University Press.

— 2001, Vivre la philosophie : pragmatisme et art de vivre, trad. C. Fournier, Paris, Klincksieck.

— 2004, The Range of Pragmatism and the Limits of Philosophy, Oxford, Blackwell.

— 2007, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, trad. N. Vieillescazes, Paris, L’Éclat.