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Podalydès (Denis) > Voix off
Podalydès (Denis) > Voix off
Je lis les pages d'un livre

Présentation

Denis Podalydès, Voix off, Mercure de France, coll. "Traits & Portraits", 2008.

> Présentation de l'éditeur

J’ai confié à ma voix le soin de me représenter tout entier. Pas même mes propres paroles. Les mots des autres me tiennent lieu de parfaite existence dans ce temps de la voix s’enregistrant, gravant, pour moi presque écrivant, où sans blesser quiconque, sans manquer à rien je n’y suis plus pour personne sinon pour ceux qui m’écoutent. Ils contribuent, par leur attention, leur protection silencieuse, à mieux me séparer des autres, et de moi. Je n’y suis plus pour personne. Je lis. La voix haute n’est pas si haute. Dans le medium. Je suis comme le bavard impénitent qui parle sauf que je lis, j’ai l’excuse de lire de merveilleuses pages de littérature, de la plus grande, je ne parle pas de moi, je ne bavarde pas, je transmets les beautés d’un style, je raconte une histoire, je fais vivre des personnages de papier, j’avance dans un récit, une forêt dans laquelle je taille ma route à coup d’accents, d’inflexions, de vitesses, de ralentissements, de changements de registre, de sons. Mais lisant, je sais que je parle, que c’est de moi dont il s’agit.

C'est en parcourant tous les territoires de la voix, la sienne et celle des autres, que Denis Podalydès trace ici un magnifique autoportrait à la fois drôle, vif et grave, à la manière de son jeu d'acteur. En effet, Denis Podalydès est aujourd'hui l'un des plus grands acteurs de théâtre mais il est aussi présent au cinéma et notamment dans les films de son frère Bruno Podalydès avec qui il a noué depuis l'enfance une relation privilégiée. Il est aussi metteur en scène et s'essaye à toutes les formes de création. Pas étonnant qu'il s'essaye à cet exercice de l'autoportrait. Ce livre sera aussi l'occasion pour lui qui est un si grand imitateur de voix, de revenir non seulement sur des voix aimées qui retracent l'histoire du théâtre mais encore sur l'histoire de sa génération, la voix de Pierre Mendès-France, de présentateurs de la radio ou de sa mère. Un livre-scène où tous les personnages déboulent, disparaissent et reviennent, se donnant la réplique, se questionnant, s'amusant, en sachant qu'ils sont à chaque fois un morceau de leur auteur. Dessins, croquis, photos viendront ponctuer ce voyage en « voix off ».

> Extrait
"Est-il, pour moi, lieu plus épargné, abri plus sûr, retraite plus paisible, qu'un studio d'enregistrement ? Enfermé de toutes parts, encapitonné, assis devant le seul micro, à voix haute — sans effort de projection, dans le médium —, deux ou trois heures durant, je lis les pages d'un livre. Le monde est alors celui de ce livre. Le monde est dans le livre. Le monde est le livre. Les vivants que je côtoie, les morts que je pleure, le temps qui passe, l'époque dont je suis le contemporain, l'histoire qui se déroule, l'air que je respire, sont ceux du livre. 
J'entre dans la lecture. Une fois passés tous les péages (installation, réglages, échauffements, même très modestes, erreurs de démarrage, premiers bafouillages, ajustement des yeux aux caractères d'imprimerie, assouplissement de la page, tenue du volume ouvert sur la tranche, mise en suspens de ma propre vie, de mes affects), rien ne me rappelle plus à l'autre monde que la faim, la soif, pour lesquelles sont prévus bouteilles et gâteaux, ou le terme fixé pour la fin de l'enregistrement.
Je n'y suis pour personne, sinon pour ceux qui m'écoutent, l'ingénieur du son, et le directeur artistique (ils vont souvent par deux). Leurs interventions, à mesure que la lecture progresse, se font plus rares. L'attention, la protection silencieuses dont ils m'entourent me séparent davantage du dehors, des autres, et de moi. Nacelle ou bathyscaphe, le réduit sans fenêtre où je m'enferme autorise une immersion ou une ascension totales. Nous descendons dans les profondeurs du livre, montons dans un ciel de langue. Je confie à la voix le soin de me représenter tout entier. Les mots écrits et lus me tiennent lieu de parfaite existence.
Discret, indirect, différé, antispectaculaire, cet exercice trouvera, plus tard, sa fin dans un disque. Ils seront peu nombreux pour l'écouter, bien sûr.
Je suis un fidèle auditeur de ces publications sonores, depuis des lustres. A la bibliothèque de Versailles, autrefois, j'empruntai un à un tous les livres de la collection de France Culture dirigée par Jean Montalbetti. Chaque volume, couleur Gallimard (ce jaune de la collection Blanche), plastifié, s'ouvrait par le milieu, comme une boîte de chocolats. Dans la gangue blanche que l'on découvrait alors, étaient insérées les cassettes. Six environ, pour chaque roman. Je panthéonisai successivement Antoine Vitez lisant La route des Flandres de Claude Simon ; Daniel Mesguich dans La métamorphose et La colonie pénitentiaire de Kafka ; Georges Wilson pour Rigodon de Céline ; Michel Bouquet, Les Mots de Sartre ; Michael Lonsdale, Amok de Stefan Zweig. Aux éditions Thélème, André Dussolier commençait l'enregistrement intégral de la Recherche du temps perdu. Je ne les écoutais jamais mieux qu'en voiture. Je ne la prenais parfois que pour suivre leurs voix maîtresses. Dans le petit habitacle de ma Fiat Panda, elles ébauchaient, peignaient, dressaient des mondes, des vies, des temps, des figures, parfaitement matérialisées dans ma mémoire, dans ma voix. Elles sont dans ma voix, je l'espère, moi je les entends. Elles forment tous les paysages : étendues désertiques, contrées verdoyantes, reliefs. La voix de Michel Bouquet est un massif élevé, dentelé. La voix de Vitez un bois de bouleaux traversé de chevaux au galop, celle de Dussolier une campagne à la tombée du soir, bruissante, paisible, secrète. Je les ai tous imités, je reconnais leur timbre à la première inflexion, je les parle inlassablement."

Un jour, j'envoie aux Editions Thélème une cassette de démonstration. On me répond. Quelque temps plus tard, j'enregistre, de Platon, l'Apologie de Socrate. Je reçois un exemplaire, qui m'est dû avec le chèque, je prends ma voiture. J'écoute. Je rentre.
Déception, migraine, aphasie solitaire. Ma voix n'est pas telle que je l'entends, telle que je la veux, telle que je la profère, de l'intérieur de la tête, de la gorge, de la bouche. Trahison. Elle ne parle pas comme les autres, n'édifie ni ne figure aucun monde, aucun paysage.
Me faudra-t-il attendre, vieillir un peu, connaître quelques épreuves ? Que la voix s'aggrave, que le rythme se précise, que la langue se délie ? Attendre que les années passent, que ma propre voix me devienne étrangère, celle d'un autre ?

Je lis Proust. "Albertine disparue". Je n'y suis pour personne. Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Je lis. Jamais elle n'y avait été plus vivante. La voix haute n'est pas si haute Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; dans le médium ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une seule photographie je suis un bavard impénitent sauf que je lis.
J'ai l'excuse de lire quelques pages de littérature, de la plus grande, je ne parle pas de moi, je ne me répands pas, je transmets les beautés d'un style, je raconte une histoire Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite de tout ce qui s'est passé depuis.
Je fais vivre des personnages, des pensées, des sentiments de papier, j'avance dans un récit, une forêt dans laquelle je taille ma route à coups d'accents, d'inflexions, de vitesses. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci c'était à recommencer avec une autre, de ralentissements, avec cent autres de changements de registre, de variations sonores.
Mais de ma voix Par le bruit de la pluie m'était rendue l'odeur des lilas de Combray, par l'assourdissement des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises lisant les mots d'un autre, ceux d'un mort lointain, dont la chair est anéantie, mais dont le style, la beauté de ce style, fait surgir un monde d'échos, de correspondances et de voix vivantes par lesquelles je passe, parlant à mon tour, entrant dans ces voix, me laissant aller à la rêverie, à l'opération précise d'une rêverie continue, parallèle et libre, je sais que je parle, je sais que c'est de moi qu'il s'agit, non pas dans le texte, bien sûr, mais dans la diction de ces pages. Lisant à voix haute L'été venait, je me livre à des confessions savamment dissimulées les jours étaient longs, que nul il faisait chaud, pas même les deux témoins, n'entend. C'était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres, pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel moins enflammé que dans l'ardeur du jour mais déjà aussi stérilement pur.

Alors d'autres voix encore se font entendre, dans la mienne."