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Finkielkraut (Alain) > Nous autres, modernes
À quoi bon encore des romanciers ?

Présentation

Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes. Quatre leçons, Ellipses, 2005, réed. Folio Essais, 2008.

L'être est ce qui exige des poètes pour que nous en ayons l'expérience…


Présentation de l'éditeur

" Descartes non lu nous détermine que nous le voulions ou non ", écrit Hans Jonas.
A quoi Descartes nous détermine-t-il ? Hier encore, il était possible de répondre : à nous rendre méthodiquement, polytechniquement maîtres de toutes choses pour soulager le sort des hommes et rendre leur vie plus agréable. Mais voici que les réalités nées de la philosophie de l'homme moderne s'ingénient à contredire les ambitions de cette philosophie, à transformer ses promesses en menaces, à fonctionner pour elles-mêmes.
Il est devenu difficile d'opposer, sans autre forme de procès, les calculs de la raison aux ténèbres de la superstition car les processus que la raison déchaîne n'ont rien de raisonnable. Cette surprise philosophique réservée à la philosophie, cet ébranlement de la modernité par elle-même, inlassablement Alain Finkielkraut les explore et les interroge. Aux questions que l'intelligence pose de sa propre initiative, selon son projet ou ses plans, et auxquelles elle met le monde en demeure de répondre, il préfère les questions que le monde pose et impose à une intelligence qui n'en peut mais.
Par là, il rejoint Michelet : " J'ai toujours eu l'attention de ne jamais enseigner que ce que je ne savais pas. J'avais trouvé ces choses comme elles étaient alors dans ma passion, nouvelles, animées, brûlantes, sous le premier attrait de l'amour. "



Table des matières

Présentation
Première leçon. Faut-il être moderne ?
Chapitre I – Les deux injonctions de l’avant-garde Chapitre II – Le Moderne et le survivant
Chapitre III – Le don des larmes
Chapitre IV – La bataille des grands récits
Chapitre V – La consommation du monde
Chapitre VI – Le divorce de la promesse et du progrès

Deuxième leçon. Les deux cultures
Introduction
Chapitre I – Le libéralisme des anciens
Chapitre II – La renaissance ou le découronnement de la mort Chapitre III – Galilée : et tout le reste devient littérature Chapitre IV – Le conflit des humanismes
Chapitre V – L’éclatement de la philosophie
Chapitre VI – À quoi bon encore des poètes et des romanciers ? Chapitre VII – La post-culture

Troisième leçon. Penser le XXe siècle
Chapitre I – Qu’est-ce qu’un siècle ?
Chapitre II – Le siècle de l’histoire
Chapitre III – « Puis soudain, comme une crevasse dans une route lisse, la guerre »
Chapitre IV – L’âge de la radicalité
Chapitre V – L’expiation des intellectuels
Chapitre VI – La déseuropéanisation du monde
Chapitre VII – L’internationale qui ne verra jamais le jour

Quatrième leçon. La question des limites
Chapitre I – L’homme entreprend l’infini
Chapitre II – Trop haut, trop vite, trop fort !
Chapitre III – L’éclipse de la nature
Chapitre IV – L’émergence de la précaution
Chapitre V – Peur contre peur
Chapitre VI – L’Âge d’or de l’accusation Épilogue – Sauver l’obscur



Extrait

CHAPITRE VI - À quoi bon encore des poètes et des romanciers ?
Au début de l’année 1989, la revue française Le Débat adresse à quelques grands poètes une sorte de questionnaire de crise. Partant du constat que la poésie, en tant que telle, n’avait plus la présence sociale ou le rayonnement public qui étaient encore les siens en France au lendemain de la guerre, les éditeurs de la revue demandent à leurs consultants, les praticiens eux-mêmes, comment ils comprennent les causes d’une telle situation, si cette éclipse leur paraît momentanée ou définitive et enfin s’ils sont d’accord pour y voir non pas une péripétie de l’histoire littéraire mais une rupture dans la tradition et dans la société qui engage une part essentielle de notre identité.
Ce qui arrive à la littérature, avec l’érosion de la tradition poétique, arrive aussi à l’humanité répond, en substance, Yves Bonnefoy. Car le poème procède, chez son auteur comme chez son destinataire, d’une attitude humaine fondamentale : l’assentiment à ce qui est. En toute simplicité, sans fioritures protectrices, Bonnefoy parle de «la solidarité instinctive de la poésie et de la nature». Et il a raison de braver, avec ces mots candides, la méfiance ambiante envers les idées de nature et d’instinct. Cette solidarité existe. Cet instinct insiste et traverse les époques aussi bien que les philosophies. Il enchantait le monde au XVIe siècle et dévoilait au «prince des poètes», Ronsard, les arbres de la forêt de Gastine non comme d’agréables ornements ou des choses utiles, mais comme des habitations vivantes d’êtres divins : «Ecoute, Bûcheron, arrête un peu le bras…» Au XXe siècle encore, malgré l’Histoire qui envahissait impitoyablement toutes les vies, et malgré le désenchantement du monde, le même instinct contraignait W.H. Auden à faire le choix de la louange.

Je pourrais (vous ne le pouvez pas)
Trouver des raisons assez vite
De faire face au ciel, de rugir de colère et de désespoir
Devant ce qui arrive.
Réclamant que le ciel nomme
Celui, quel qu’il soit, qui est à blâmer ;
Le ciel attendrait seulement
Que mon souffle se soit épuisé,
Puis réitérerait,
Comme si je n’étais pas là,
Ce singulier commandement
Que je ne comprends pas,
Rends grâce pour ce qui est
Auquel je dois obéir car,
Pour quoi d’autre suis-je fait
Que je sois d’accord ou non ?


Il est vrai que la crise non plus ne date pas d’hier. Elle est aussi vieille que les Temps modernes. Elle leur est même consubstantielle. Dès lors, en effet, que le cartésianisme prenait possession des consciences, la poésie était désamorcée, c’est-à-dire non pas supprimée, mais enclose dans la prison dorée de l’esthétique. Le public cultivé aimait les beaux vers, mais sans remettre en cause pour autant la séparation du Beau et du Vrai. L’esprit scientifique était né d’une rupture entre la connaissance sensible et la connaissance rationnelle, la première ne subsistant qu’au titre de variété élégante ou émouvante de la méconnaissance. Tout en faisant du bourgeois leur repoussoir, certains poètes ont intériorisé ce partage des rôles entre découverte et expression. Excentriques et consentants, ils se sont rangés aux raisons de la conception scientifique du monde. Ils n’ont certes pas révoqué la disposition affective que Julien Gracq appelle «le sentiment de la merveille, de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre», mais ils se sont résignés à n’en faire qu’un sentiment, un état d’âme, le témoignage de leur subjectivité incomparable. Passant insensiblement de l’éloge de l’être à l’auto-célébration, ils sont devenus le Poète et la nature est devenue le miroir de leurs désirs ou de leur mélancolie. Ils ont arpenté, intrépides, les territoires du rêve, de l’imagination, de la sensibilité, ce qui voulait dire que pour eux, non plus, aucun territoire de la réalité n’échappait à la quantité et à la mesure.
La poésie du XXe siècle s’est, de toutes les façons possibles, rebellée contre ce partage des rôles. Des plus discrets aux plus majestueux, les poètes ont mis un point d’honneur à déjouer la tentation subjective. Jaccottet : «L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie». Rilke : «Tant que tu ne poursuis et ne saisis que ce que tu as toi-même lancé, tout n’est qu’habileté et gain véniel.» Milosz : «Beaux discours, par votre bruit, le néant brame.» Le poète a mieux à faire qu’à faire le beau. Il lui incombe de se dépouiller de son encombrant personnage et de sortir son art de la remise où le tiennent parqué tous ceux qui disent avec Carnap : «Le but d’un poème dans lequel apparaissent les mots ‘rayon de soleil‘ et ‘nuage‘ n’est pas de nous informer de faits météorologiques mais d’exprimer certaines émotions et d’exciter en nous des émotions analogues.»
Ne pas informer, ce n’est ni se replier sur soi ni se projeter ou s’épancher sur les choses, c’est délivrer un autre type de connaissance que l’information, rétorquent Milosz, Rilke, Jaccottet ou Bonnefoy. Il existe un vrai du réel qui n’est ni le vrai de la science ni le vrai du reportage. Le but d’un poème est précisément de ne pas abandonner la vérité au concept («Y a-t-il un concept d’un pas qui vient dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide ?» demande Bonnefoy) et de ne pas laisser le monopole de la définition objective du temps qu’il fait aux anticyclones et aux dépressions atmosphériques. La création poétique porte au langage une manière d’être des choses et non simplement l’humeur ou le tempérament du poète. «L’être, écrit Merleau-Ponty, est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience.» Si cette création n’est plus désirée, c’est que l’être s’absente, ou, pour le dire autrement, que la part du donné ne cesse de se réduire dans la vie des hommes.
En réponse au Débat, Bonnefoy observe que la société contemporaine est en passe de devenir «le champ de la production et de la consommation d’objets qui nous emploient au passage simplement comme moyen qu’ils ont trouvé pour exister, pour abonder et surabonder — qui font de nous leur milieu conducteur, en somme.» Des objets donc, et non des choses. Les choses ont disparu. Nous sommes arrivés au terme du grand mouvement de substitution décrit par Husserl. Le vêtement d’idées taillé dans l’infinité des expériences possibles colle maintenant à la peau du monde. L’homme moderne n’en est plus seulement à prendre pour l’Être vrai ce qui est méthode. Il habite l’espace que la méthode lui a façonné et il consomme ce qu’elle produit. Ainsi la région PACA a-t-elle mis la Provence, les Alpes et la Côte d’Azur hors d’état d’excéder leur fonction économique. Et à réalité nouvelle, langue inédite. La sorcellerie évocatoire de notre civilisation techniquement assistée est faite de mots tels que PACA justement, ou TGV, DVD, CD-Rom, GPS, SMS, CDI, TPE, MP3, iPod, e-mail, wanadoo.fr, google, bug, blog, haut débit, hypertexte, clip, rap, traçabilité, écosystème, zone piétonnière, zapping, bio-diversité, chat sur Internet, puce électronique, souris informatique, bouquet satellite et autres faunes ou flores artificielles. Ce n’est pas un bonnet rouge que cette flopée de néologismes fébriles met au vieux dictionnaire : c’est le casque du Progrès. Ainsi parle, en effet, l’homme qui n’évolue presque plus que dans son propre univers de signes. Comme l’écrit le philosophe Rüdiger Safranski : «La vie humaine devient tautologique quand elle ne rencontre plus que les traces de sa propre activité.» Et la cité tautologique n’a pas besoin, comme l’Etat totalitaire, de persécuter les poètes. Tout en leur consacrant des «Printemps» dans ses espaces aménagés, elle frappe d’anachronisme la poésie elle-même. Que peut bien représenter le Chant de la Terre pour celui qui, en guise de ballade, ne connaît que le «baladeur» et qui accède par une discipline nommée SVT à la connaissance de la nature ? Ou comme dit Bonnefoy : «La poésie est-elle possible dans une société qui laisse envahir ses conduites, son enseignement, sa parole, par les mots de la technologie, du commerce, ceux qui ne savent plus l’infini qui est à l’intérieur de l’objet naturel et incitent donc un autre infini, celui du rêve, à se déployer, mais bien pauvrement, parmi les stéréotypes publicitaires ?»
Mais Bonnefoy le souligne à plusieurs reprise, notamment dans son article du Débat : la poésie n’est ni innocente ni indemne de la grande division des cultures et des humanismes. Le conflit entre les modernes oppose les poètes aux poètes. Écoutons Bonnefoy : «Que se passe-t-il chez ceux que les mots continuent d’attirer pour autre chose que le discours de la science ou la ‘langue de reportage‘ ? […] Ils se vouent à une écriture qui accepte de n’être qu’une structure verbale sans vocation à fonder un lieu, à ouvrir un temps dans le rapport à autrui, à méditer un destin.» Ces poètes-là obéissent à la grande injonction mallarméenne de déserter la terre et de choisir le langage pour unique patrie. Mallarmé, le premier, a dressé le modèle de l’oeuvre pure contre ces deux modalités inférieures ou dégradées de la parole que sont «l’universel reportage» et «l’expression du sentiment de la vie». Refusant d’être l’histrion de son propre sanglot, il a proclamé «la disparition élocutoire du poète». Et, du même mouvement, il a signifié son congé au réel : «Je dis : une fleur ! Et musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet.» Avec Mallarmé, le sentiment de la merveille délaisse le tissu du monde pour investir la texture des mots. Et ce transfert, quelques décennies plus tard, a reçu sa grande consécration théorique dans un article du linguiste Roman Jakobson sur les fonctions du langage. La fonction poétique, dit Jakobson, se démarque de la fonction dénotative qui vise le référent et de la fonction émotive qui «vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle», en ceci qu’elle met l’accent sur le message «for its own sake», pour son propre compte ou pour sa propre gloire. Rupture du mot avec le monde, rupture de l’art moderne conscient de lui-même avec ses formes anciennes enlisées, ancillaires, impures. Cette double révolution est, selon Bonnefoy, une reddition. Avec tous les poètes, il fait sienne la volonté mallarméenne de «séparer comme en vue d’attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel.» Mais, bien loin de se refermer sur elle-même pour mieux jouir de son éclat, la parole essentielle est celle qui allie denken et danken, pensée et gratitude : «Car il y a bien plus qu’une analogie entre une nature qui meurt de tous ses maillons brisés dans la grande chaîne des êtres et cette parole qui n’a jamais eu d’autre voeu que de faire des mots une totalité signifiante pour une terre habitable.» Mallarmé qui confiait à son ami Casalis : «Ici-bas a une odeur de cuisine» a rompu ce voeu. Bonnefoy le maintient face au décret de la modernité dans sa définition purement textuelle.
Mais «là où est le péril, là croît aussi ce qui sauve», a dit un autre poète, Hölderlin, souvent cité et longuement commenté par Heidegger. Le souhait d’une terre habitable a reçu, depuis peu, le concours inattendu et précieux de la Méthode elle-même. Celle-ci avait donné corps à l'idée de Progrès et dirigé triomphalement la révolution industrielle. Le mépris de C. P. Snow pour l'esthétisme nostalgique des littéraires s'adossait encore à cette promesse d'une amélioration continue. Or voici que la Méthode, qui soutenait la promesse, s'avise aujourd'hui de la menace qui pèse sur la biosphère, qu'elle mesure l'étendue du saccage, qu'elle dénombre et chiffre les diverses sortes de pollution, qu'elle programme l'épuisement des énergies renouvelables, qu'elle mobilise ses chercheurs, ses spécialistes, ses experts pour tenter de rationaliser la gestion des ressources naturelles. "On va peut-être comprendre, écrit Bonnefoy, que c'est la société qui, au moins aujourd'hui, est cause du monde et peut décider que demeure ou non un peu de vie sur ce globe qu'ont ravagé notre démesure, notre folie." Ce qui fait défaut, cependant, à cette compétence écologique pour être autre chose qu'une variante de la tautologie technique et de son accablant ennui, ce sont les "ambassadeurs du monde muet" dont Francis Ponge dit qu'ils descendent "dans le trente-sixième dessous" afin de "nourrir l'esprit de l'homme en l'abouchant au cosmos". Et l'auteur du Parti pris des choses précise ainsi la méthode de ces méticuleux émissaires : "Ils balbutient, ils murmurent, ils s'enfoncent dans la nuit du Logos, — jusqu'à ce qu'enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES où se confondent les mots et les formulations." A ce niveau que les opérations comptables ne peuvent atteindre et que le vocabulaire fonctionnel ignore, le langage ouvre l'homme sur une autre vérité que lui-même. L'être est ce qui exige des poètes pour que nous en ayons l'expérience.
Une fois déclenchée, la révolte mallarméenne était vouée à déborder la sphère strictement poétique et à faire sauter la barrière des genres. Qu'étaient, en effet, les genres littéraires sinon des formes ajustées à un ordre de représentations ? Plus de représentation, plus de genre, mais — poème ou roman — le Livre qui n'accède à cette majuscule qu'en s'exceptant par l'auto-référentialité de "l'universel reportage". De quoi parle la littérature ? De la littérature, répond l'avant-garde. Ce qui mérite d'être appelé littéraire ce n'est pas cette naïveté : l'écriture d'une aventure — c'est l'aventure de l'écriture, c'est le discours qui se donne pour mandat de dire sa propre forme, c'est le langage qui ne renvoie à aucune autre réalité que lui-même. "Seule importe l'oeuvre, mais finalement l'oeuvre n'est là que pour conduire à la recherche de l'oeuvre", écrivait Maurice Blanchot dans Le Livre à venir : "L'oeuvre, poursuivait-il, est le mouvement qui nous porte vers le point pur de l'inspiration d'où elle vient et où il semble qu'elle ne puisse atteindre qu'en disparaissant. Seul importe le livre, tel qu'il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auquel il dénie le pouvoir de fixer sa place et de déterminer sa forme." L'avant-garde : un mallarméisme généralisé.
D'où le choc provoqué par la parution, en 1986, de l'essai de Milan Kundera, L'Art du roman. Non que l'auteur s'en prît, de manière explicite et frontale, aux champions mallarméens de l'écriture pure. Non qu'il polémiquât ouvertement avec l'avant-garde, ce serpent si fier de se mordre enfin la queue après tant d'excursions vaines. A ses lecteurs éberlués, Kundera présentait simplement une autre version de l'histoire. Reprenant les choses à la racine, il faisait de Cervantès le co-fondateur avec Descartes des Temps modernes. Cette époque est bien celle de la perte du pouvoir du Dieu chrétien sur la destination de l'homme. Mais, montrait Kundera, l'émancipation à l'égard du dogme religieux a emprunté simultanément deux voies distinctes. Il y a eu d'abord, décelé et exprimé par Descartes, l'avènement de l'homme dans la posture de sujet. Moderne est ce rapport au monde où l'homme se pose comme le subjectum, le sous-jacent sur la base de quoi tout doit désormais reposer. "Avec l'ego cogito, écrit Heidegger, l'homme se fonde lui-même comme le Mètre de toutes les échelles auxquelles on mesure (c'est-à-dire auxquelles on peut faire le compte de) ce qui peut passer pour certain, c'est-à-dire pour vrai, c'est-à-dire pour étant." Le décisif, autrement dit, ce n'est pas que l'homme se soit libéré des anciennes attaches pour accéder à sa véritable essence, c'est le changement même d'essence que constitue son appréhension comme sujet. Sujet, c'est-à-dire, en l'occurrence, souverain : "Tout étant extra-humain devient objet pour ce sujet. Dès ce moment le terme subjectum ne convient plus, en tant que nom et concept, à l'animal ni à la plante ni à la pierre. […] Etre sujet est désormais la caractéristique distinctive de l'homme en tant qu'être pensant — représentant." Ce premier mot des Temps modernes en sera peut-être le dernier. Il n'en est pas pour autant, rappelle Kundera, le seul premier. Tandis que Descartes installe l'homme dans le monde comme sujet souverain, Cervantès, de son côté, discrètement, le détrône : "Quand Dieu quittait lentement la place d'où il avait dirigé l'univers et son ordre de valeurs, séparé le Bien et le Mal et donné un sens à chaque chose, Don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l'absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguité ; l'unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des Temps modernes naquit et le roman, son image et modèle, avec lui." Il fallut du courage et même de l'héroïsme pour comprendre l'ego pensant comme le fondement de tout ; mais une force non moins grande était requise pour "comprendre le monde comme ambiguïté" et pour "posséder comme seule certitude, la sagesse de l'incertitude". Ce qui a donné leur couleur aux Temps modernes et fait leur spécificité, ce n'est pas uniquement l'esprit cartésien, c'est la tension entre Descartes et Cervantès. Au moment où les exécutants de la Méthode, la tête emplie de lignes, de nombres et de signes algébriques, "forcent leur passage à travers les tortuosités de la vie", l'esprit du roman lève les obstacles mis par les vieilles antinomies métaphysiques du haut et du bas, de la tragédie et de la comédie, du style sublime et de la prose des jours, à la saisie des paradoxes et des enchevêtrements de l'existence. Quand la science "examine avec acharnement le pourquoi de toutes choses en sorte que tout ce qui est paraît explicable donc calculable", l'esprit du roman s'ingénie à tourner en bourrique le principe de raison. Son domaine, en effet, c'est l'incalculable, la nuance, la part de vérité qu'écrase inévitablement la certitude triomphante. A la mise en équation des problèmes de l'humanité, l'esprit du roman répond par l'inlassable exploration du phénomène humain. Aux idées claires et distinctes, il ne cesse d'opposer le contrepoids du scrupule. "A l'instar de Pénélope, écrit magnifiquement Kundera, il défait la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille."
Ce n'est évidemment pas un hasard si cette défense et illustration de la littérature romanesque a été écrite par un romancier qui a passé sa jeunesse et une partie de son âge mûr dans un pays, la Tchécoslovaquie, livré au rêve communiste de la transparence totale, c'est-à-dire d'une société systématiquement purifiée de tout ce qui — traditions, coutumes, intérêts égoïstes, hiérarchie, privilèges, classes sociales — fait obstacle à l'accomplissement de la Raison universelle. Kundera était aux premières loges pour voir ce que donnait la volonté d'accéder, pour le plus grand bonheur de tous, à la rationalisation intégrale du monde de la vie. Il voit aujourd'hui s'accomplir un autre destin, indolore mais mortel, et qui fait venir aux lèvres ce vers de T. S. Eliot que C. P. Snow dénonçait dans sa conférence comme la plus antiscientifique, ce qui voulait dire, sous sa plume, la plus farfelue des prophéties humaines : "Ainsi prend fin le monde non dans une déflagration mais dans un soupir". Ce destin, c'est l'arraisonnement méthodique et euphorique de la sphère des loisirs par l'industrie culturelle dans le cadre de la mobilisation comptable de tous les secteurs de la réalité comme richesse économique potentielle.
Spontanément on ne perçoit pas la complexité, on la fuit même : elle prend la tête. Or, l'esprit du roman, c'est précisément l'esprit de complexité. "Chaque roman dit au lecteur : 'Les choses sont plus compliquées que tu ne penses.'" Qui veut placer le "secteur culturel" sous la juridiction de l'impératif d'efficience, se doit donc d'éviter à la spontanéité ce genre de mauvaises rencontres. Comme l'écrit Gilles Lipovetsky dans L'Empire de l'éphémère, "la culture de masse est une culture de consommation, tout entière fabriquée pour le plaisir immédiat et la récréation de l'esprit. Sa séduction tient en partie à la simplicité qu'elle déploie. Il faut éviter le complexe, présenter des histoires et des personnages aussitôt identifiables, offrir des produits à interprétation minimale."
Il y aura toujours des fictions bien ficelées, efficaces, haletantes, sentimentales et sanguinaires, des confessions indiscrètes, des expressions mièvres ou violentes du sentiment de la vie ; mais, comme la poésie, le roman est périssable.