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Kundera (Milan) > L'art du roman

Présentation

Milan Kundera, L'art du roman, Folio, 1986.

"Le monde des théories n'est pas le mien. Ces réflexions sont celles d'un praticien. L'oeuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l'histoire du roman, une idée de ce qu'est le roman. C'est cette idée du roman, inhérente à mes romans, que j'ai fait parler."

Dans sept textes indépendants mais liés en un seul essai, Kundera expose sa conception personnelle du roman européen ("art né du rire de Dieu"). L'histoire du roman est-elle en train de s'achever ? Aujourd'hui, à l'époque des "paradoxes terminaux", le roman "ne peut plus vivre en paix avec l'esprit de notre temps : s'il veut encore 'progresser' en tant que roman, il ne peut le faire que contre le progrès du monde". Un des textes est consacré à Broch, un autre à Kafka, et la réflexion de Kundera est une constante référence aux auteurs qui sont les piliers de son "histoire personnelle du roman" : Rabelais, Cervantes, Sterne, Diderot, Flaubert, Tolstoï, Musil, Gombrowicz... Kundera traite également de ses propres façons de créer un "ego expérimental" (personnage), de la polyphonie, de la composition...

> Extraits
"METAPHORE. Je ne les aime pas si elles ne sont qu'un ornement. Et je ne pense pas seulement aux clichés comme 'le tapis vert d'une prairie' mais aussi par exemple à Rilke : 'Leur rire suintait de leur bouche comme des blessures purulentes'. Ou bien : 'Déjà sa prière s'effeuille et se dresse de sa bouche comme un arbrisseau mort.' (Cahiers de Malte Laurids Brigge). En revanche, la métaphore me paraît irremplaçable comme moyen de saisir, en une révélation soudaine, l'insaisissable essence des choses, des situations, des personnages. La métaphore-définition. Par exemple, chez Broch, celle de l'attitude existentielle d'Esch : 'Il désirait la clarté sans équivoque : il voulait créer un monde d'une simplicité si claire que sa solitude puisse être liée à cette clarté comme à un poteau de fer.' (Les Somnambules). Ma règle : très peu de métaphores dans un roman ; mais celles-ci doivent être ses points culminants."

"OEUVRE. 'De l'esquisse à l'oeuvre, le chemin se fait à genoux.' Je ne peux oublier ce vers de Vladimir Holan. Et je refuse de mettre sur le même niveau les lettres à Felice et Le Château."

"OPUS. L'excellente habitude des compositeurs. Ils n'accordent un numéro d'opus qu'aux oeuvres qu'ils reconnaissent comme 'valables'. Ils ne numérotent pas celles qui appartiennent à leur immaturité, à une occasion passagère, ou qui relèvent de l'exercice. Un Beethoven non numéroté, par exemple les Variations à Salieri, c'est vraiment faible, mais cela ne vous déçoit pas, le compositeur lui-même nous a avertis. Question fondamentale pour tout artiste : par quel ouvrage commence son oeuvre 'valable' ? Janacek n'a trouvé son originalité qu'après ses quarante-cinq ans. Je souffre quand j'entends les quelques compositions qui sont restées de sa période antérieure. Avant sa mort, Debussy a détruit toutes les esquisses, tout ce qu'il a laissé d'inachevé. Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses oeuvres : balayer autour d'elles."

"REPETITION. Nabokov signale qu'au commencement d'Anna Karénine, dans le texte russe, le mot 'maison' revient huit fois en six phrases et que cette répétition est un artifice délibéré de la part de l'auteur. Pourtant, dans la traduction française, le mot 'maison' n'apparaît qu'une fois, dans la traduction tchèque pas plus de deux fois. Dans le même livre : partout où Tolstoï écrit 'skazal' (dit), je trouve dans la traduction proféra, rétorqua, reprit, cria, avait conclu, etc. Les traducteurs sont fous des synonymes. (Je récuse la notion même de synonyme : chaque mot a son sens propre et il est sémantiquement irremplaçable). Pascal : 'Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu'essayant de les corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il faut les laisser, c'en est la marque.' La richesse du vocabulaire n'est pas une valeur en soi : chez Hemingway c'est la limitation du vocabulaire, la répétition des mêmes mots dans le même paragraphe qui font la mélodie et la beauté de son style. Le raffinement ludique de la répétition dans le premier paragraphe d'une des plus belles proses françaises : 'J'aimais éperdument la Comtesse de… ; j'avais vingt ans et j'étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta. J'étais ingénu, je la regrettai ; j'avais vingt ans, elle me pardonna : et comme j'avais vingt ans, que j'étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l'amant le plus aimé, partant le plus heureux des hommes…' (Vivant Denon : Point de lendemain.) (Voir : LITANIE.)

> Commentaire
Alain Finkielkraut, dans Nous autres, modernes
"D'où le choc provoqué par la parution, en 1986, de l'essai de Milan Kundera, L'Art du roman. Non que l'auteur s'en prît, de manière explicite et frontale, aux champions mallarméens de l'écriture pure. Non qu'il polémiquât ouvertement avec l'avant-garde, ce serpent si fier de se mordre enfin la queue après tant d'excursions vaines. A ses lecteurs éberlués, Kundera présentait simplement une autre version de l'histoire. Reprenant les choses à la racine, il faisait de Cervantès le co-fondateur avec Descartes des Temps modernes. Cette époque est bien celle de la perte du pouvoir du Dieu chrétien sur la destination de l'homme. Mais, montrait Kundera, l'émancipation à l'égard du dogme religieux a emprunté simultanément deux voies distinctes. Il y a eu d'abord, décelé et exprimé par Descartes, l'avènement de l'homme dans la posture de sujet. Moderne est ce rapport au monde où l'homme se pose comme le subjectum, le sous-jacent sur la base de quoi tout doit désormais reposer. "Avec l'ego cogito, écrit Heidegger, l'homme se fonde lui-même comme le Mètre de toutes les échelles auxquelles on mesure (c'est-à-dire auxquelles on peut faire le compte de) ce qui peut passer pour certain, c'est-à-dire pour vrai, c'est-à-dire pour étant." Le décisif, autrement dit, ce n'est pas que l'homme se soit libéré des anciennes attaches pour accéder à sa véritable essence, c'est le changement même d'essence que constitue son appréhension comme sujet. Sujet, c'est-à-dire, en l'occurrence, souverain : "Tout étant extra-humain devient objet pour ce sujet. Dès ce moment le terme subjectum ne convient plus, en tant que nom et concept, à l'animal ni à la plante ni à la pierre. […] Etre sujet est désormais la caractéristique distinctive de l'homme en tant qu'être pensant — représentant." Ce premier mot des Temps modernes en sera peut-être le dernier. Il n'en est pas pour autant, rappelle Kundera, le seul premier. Tandis que Descartes installe l'homme dans le monde comme sujet souverain, Cervantès, de son côté, discrètement, le détrône : "Quand Dieu quittait lentement la place d'où il avait dirigé l'univers et son ordre de valeurs, séparé le Bien et le Mal et donné un sens à chaque chose, Don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l'absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguité ; l'unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des Temps modernes naquit et le roman, son image et modèle, avec lui." Il fallut du courage et même de l'héroïsme pour comprendre l'ego pensant comme le fondement de tout ; mais une force non moins grande était requise pour "comprendre le monde comme ambiguïté" et pour "posséder comme seule certitude, la sagesse de l'incertitude". Ce qui a donné leur couleur aux Temps modernes et fait leur spécificité, ce n'est pas uniquement l'esprit cartésien, c'est la tension entre Descartes et Cervantès. Au moment où les exécutants de la Méthode, la tête emplie de lignes, de nombres et de signes algébriques, "forcent leur passage à travers les tortuosités de la vie", l'esprit du roman lève les obstacles mis par les vieilles antinomies métaphysiques du haut et du bas, de la tragédie et de la comédie, du style sublime et de la prose des jours, à la saisie des paradoxes et des enchevêtrements de l'existence. Quand la science "examine avec acharnement le pourquoi de toutes choses en sorte que tout ce qui est paraît explicable donc calculable", l'esprit du roman s'ingénie à tourner en bourrique le principe de raison. Son domaine, en effet, c'est l'incalculable, la nuance, la part de vérité qu'écrase inévitablement la certitude triomphante. A la mise en équation des problèmes de l'humanité, l'esprit du roman répond par l'inlassable exploration du phénomène humain. Aux idées claires et distinctes, il ne cesse d'opposer le contrepoids du scrupule. "A l'instar de Pénélope, écrit magnifiquement Kundera, il défait la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille."
Ce n'est évidemment pas un hasard si cette défense et illustration de la littérature romanesque a été écrite par un romancier qui a passé sa jeunesse et une partie de son âge mûr dans un pays, la Tchécoslovaquie, livré au rêve communiste de la transparence totale, c'est-à-dire d'une société systématiquement purifiée de tout ce qui — traditions, coutumes, intérêts égoïstes, hiérarchie, privilèges, classes sociales — fait obstacle à l'accomplissement de la Raison universelle. Kundera était aux premières loges pour voir ce que donnait la volonté d'accéder, pour le plus grand bonheur de tous, à la rationalisation intégrale du monde de la vie."