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Manguel (Alberto) > Nouvel éloge de la folie

Présentation

Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie. Essais édits et inédits, traduits de l'anglais par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 2011.

> Présentation de l'éditeur
Né "animal-lecteur" avide de découvrir un récit en toute chose (paysages, cieux, visages, images ou mots), l'homme, confronté au monde changeant et inintelligible qu'habite son espèce, ne cesse de chercher à lui conférer une impossible cohérence. Mais, de même qu'"on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", l'expérience de l'authentique lecture est toujours celle d'une folle métamorphose : celle d'un moi qui mute sous l'effet d'un texte qui n'est qu'apparemment "fixé" sur une page. Accepter de courir le risque de se perdre à ce jeu reste pourtant le meilleur moyen de devenir plus sage.

> Extrait

PRÉFACE
Comme tous mes autres livres, ce livre a pour sujet la lecture, cette activité créatrice éminemment humaine. Je crois que nous sommes, dans l’âme, des animaux lecteurs et que l’art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce. Nous venons au monde avides de découvrir un récit en toute chose : paysage, cieux, visages d’autrui et, bien entendu, dans les images et les mots que crée notre espèce. Nous lisons notre propre vie et celle des autres, nous lisons les sociétés dans lesquelles nous vivons et celles qui se trouvent au- delà de nos frontières, nous lisons dessins et immeubles, nous lisons ce qu’abrite la couverture d’un livre.
C’est là l’essentiel. Pour moi, des mots sur une page confèrent au monde une cohérence. Lorsque les habitants de Macondo furent frappés un jour, pendant leurs cent ans de solitude, par un mal en forme d’amnésie, ils se rendirent compte que ce qu’ils connaissaient du monde était en train de se volatiliser et qu’ils risquaient d’oublier ce que c’est qu’une vache, ce que c’est qu’un arbre, ce que c’est qu’une maison. L’antidote, découvrirent-ils, se trouvait dans les mots. Afin de se souvenir de ce que leurs mots représentaient pour eux, ils rédigèrent des pancartes qu’ils suspendirent aux bêtes et aux objets : “Ceci est un arbre”, “Ceci est une maison”, “Ceci est une vache, et elle donne du lait qui, mélangé au café, donne le café con leche”. Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu’est le monde.
Ce que nous croyons” qu’il est, voilà le hic. En associant les mots à l’expérience et l’expérience aux mots, nous passons au crible des histoires qui font écho ou nous préparent à une expérience, ou nous racontent des expériences qui ne seront jamais nôtres, nous ne le savons que trop, que sur la page brûlante. Par conséquent, ce que nous croyons qu’est un livre se redessine à chaque lecture. Au fil des ans, mon expérience, mes goûts, mes préjugés ont changé. Jour après jour, ma mémoire ne cesse de réorganiser les volumes de ma bibliothèque, de les cataloguer, d’en éliminer ; mes mots et mon univers – à l’exception de quelques points de repère fixes – ne sont jamais constants. Le bon mot d’Héraclite à propos du temps s’applique aussi à mes lectures : “On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”
Ce qui demeure invariable, c’est le plaisir de lire, de tenir un livre en mains et d’éprouver tout à coup cette sensation particulière d’émerveillement, de reconnaissance, de froid ou de chaleur qu’évoquent parfois, sans raison perceptible, certaines successions de mots. La critique de livres, la traduction de livres, l’édition d’anthologies sont des activités qui m’ont fourni une justification pour ce plaisir coupable (comme si le plaisir avait besoin d’une justification !) et m’ont même parfois permis de gagner ma vie. “Ce monde est beau, et j’aimerais savoir comment y gagner deux cents piastres par an”, écrivait le poète Edward Thomas à son ami Gordon Bottomley. Ces deux cents piastres, critique, traduction et édition m’ont parfois permis de les gagner.
“Le motif dans le tapis”, c’est la formule inventée par Henry James pour désigner le thème récurrent qui, telle une signature secrète, parcourt l’œuvre d’un auteur. Dans beaucoup des textes que j’ai écrits (critiques, notices ou introductions), je pense pouvoir distinguer ce motif insaisissable. Il a quelque chose à voir avec la relation de cet art que j’aime tant, l’art de lire, avec le monde dans lequel je le pratique, le “beau monde” de Thomas. Je crois qu’il existe une éthique de la lecture, une responsabilité dans notre manière de lire, un engagement à la fois politique et privé dans le fait de tourner les pages et de suivre les lignes. Et je crois que parfois, au-delà des intentions de l’auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre meilleurs et plus sages.
C’est en “termes choisis” que je voudrais remercier Craig Stephenson, qui est, depuis vingt ans, le premier lecteur de tout ce que j’écris, et qui m’a suggéré la structure et l’ordre de ce livre ainsi que la sélection des textes (comme il l’avait fait déjà pour Dans la forêt du miroir, le volume dont la version française a paru en 2000 et dans lequel ont été repris quelques-uns des essais compris dans cet ouvrage). Il a freiné mon désir de conserver certains écrits de circonstance auxquels j’étais attaché pour des raisons sentimentales, il m’en a rappelé d’autres que j’avais oubliés, il a insisté pour que je revoie certains paragraphes ou exemples qui semblaient aujourd’hui datés, et il a passé bien plus de temps à réfléchir à la pertinence de chacun des textes que, dans mon impatience, je ne l’aurais fait moi-même. Pour cela, et pour bien plus de choses qu’il ne voudra jamais en admettre, qu’il soit ici chaleureusement remercié.

I
QUI SUIS-JE ?
“Je suis réelle !” protesta Alice, et elle se mit à pleurer. “Pleurer ne vous rendra pas plus réelle, observa Tweedledee ; il n’y a aucune raison de pleurer. – Si je n’étais pas réelle, dit Alice en riant à moitié à travers ses larmes, tout cela paraissait si ridicule, je ne serais pas capable de pleurer. – J’espère que vous ne croyez pas que ces larmes sont réelles ?” intervint Tweedledum sur un ton de mépris profond.
De l’autre côté du miroir, chap. IV.

UN LECTEUR DANS LA FORÊT DU MIROIR
“Pourriez-vous me dire, s’ il vous plaît, par où je pourrais m’en aller d’ici ? – Cela dépend beaucoup de l’endroit où vous désirez vous rendre”, répondit le Chat.
Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, chap. VI.

Quand j’avais huit ou neuf ans, dans une maison qui n’existe plus, quelqu’un m’a offert Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. Comme tant d’autres lecteurs, j’ai toujours eu l’impression que l’édition dans laquelle j’ai lu un livre pour la première fois demeure, pour le restant de mes jours, l’édition originale. La mienne, grâce au ciel, était enrichie des illustrations de John Tenniel et imprimée sur un papier épais et crémeux au parfum mystérieux de bois brûlé.
Il y avait beaucoup de choses que je ne comprenais pas, lors de ma première lecture d’Alice – mais cela semblait sans importance. J’ai appris très jeune que, sauf si on lit dans un autre but que le plaisir (ainsi que nous en avons tous l’obligation, parfois pour nos péchés), on peut en toute sécurité glisser à la surface de dangereuses fondrières, se frayer un chemin au travers de jungles touffues, esquiver les basses terres solennelles et ennuyeuses et se laisser simplement emporter par le fort vigoureux du conte.
Pour autant que je m’en souvienne, ma première impression de ses aventures fut celle d’un voyage réel au cours duquel je devins moi-même le compagnon de la pauvre Alice. La chute dans le terrier du lapin et la traversée du miroir n’étaient que des points de départ, aussi triviaux et aussi merveilleux que le fait de monter dans un bus. Mais le voyage ! Quand j’avais huit ou neuf ans, mon incrédulité était moins en suspens que pas encore née, et la fiction me semblait parfois plus réelle que la réalité quotidienne. Ce n’était pas que je croyais à l’existence véritable d’un pays comme celui des merveilles, mais je savais qu’il était fait de la même matière que ma maison, ma rue et les briques rouges de mon école.
Un livre devient un autre livre chaque fois que nous le lisons. Cette première Alice de l’enfance était un voyage, comme l’Odyssée ou Pinocchio, et je me suis toujours senti meilleur en Alice qu’en Ulysse ou en pantin de bois. Ensuite vint l’Alice de l’adolescence, et j’ai su exactement ce qu’elle avait eu à subir lorsque le Lièvre de Mars lui offrait du vin alors qu’il n’y avait pas de vin à table, ou quand la Chenille voulait qu’elle lui dise exactement qui elle était et ce qu’elle entendait par là. L’avertissement de Tweedledum et Tweedledee, affirmant qu’Alice n’était rien que le rêve du roi rouge, hantait mon sommeil, et mes heures de veille étaient torturées par des examens au cours desquels des maîtres émules de la reine rouge me posaient des questions du genre : “Otez un os d’un chien, que reste-t-il ?” Plus tard, dans la vingtaine, j’ai découvert le procès du valet de cœur dans l’Anthologie de l’ humour noir d’André Breton, et il me devint évident qu’Alice était une sœur des surréalistes. A la suite d’une conversation avec Severo Sarduy, à Paris, je me suis aperçu avec surprise que Humpty Dumpty devait beaucoup aux doctrines structuralistes de Change et de Tel quel. Plus tard encore, lorsque je me suis installé au Canada, comment n’aurais-je pas reconnu que le cavalier blanc (“Mais je songeais à un procédé permettant / de se teindre les moustaches en vert / et me sers toujours d’un éventail assez grand / pour qu’on ne les voie guère.”) avait trouvé un emploi parmi les nombreux bureaucrates qui courent çà et là dans les couloirs de tous les bâtiments publics de mon pays ?
Pendant toutes les années au cours desquelles j’ai lu et relu Alice, j’ai rencontré bien d’autres lectures différentes et intéressantes de ses aventures, mais je ne peux pas dire qu’aucune d’entre elles me soit devenue personnelle en profondeur. Les lectures des autres influencent, bien sûr, ma propre lecture, elles offrent de nouveaux points de vue ou colorent certains passages, mais elles ressemblent pour la plupart au moucheron qui ne cesse d’agacer Alice en lui chuchotant à l’oreille : “Vous pourriez fabriquer un jeu de mots à ce propos.” Je refuse ; je suis un lecteur jaloux et je ne reconnais à personne un jus primae noctis sur les livres que je lis. Le sentiment intime de familiarité établi voici tant d’années avec ma première Alice ne s’est pas affaibli ; chaque fois que je la relis, les liens se resserrent de façon très privée et inattendue. Je connais des morceaux par cœur. Mes enfants (bien entendu, ma fille aînée s’appelle Alice) me somment de me taire lorsque je me lance, une fois de plus, dans les accents lamentables du poème intitulé “Le Morse et le charpentier”. Et pour presque toute expérience nouvelle, je trouve dans ces pages un écho prémonitoire ou nostalgique qui me répète, une fois de plus : “Voici ce qui t’attend” ou “Tu t’es déjà trouvé là”.
Une aventure entre toutes décrit pour moi, non pas une expérience particulière que j’ai connue ou pourrais connaître un jour, mais plutôt, me semble-t-il, quelque chose de plus vague et plus vaste, une expérience ou (si l’expression n’est pas trop pompeuse) une philosophie de la vie. Elle advient à la fin du troisième chapitre de De l’autre côté du miroir. Après être passée à travers son reflet et avoir franchi le pays en forme d’échiquier qui s’étend derrière le miroir, Alice arrive dans un bois obscur où (lui a-t-on dit) les choses n’ont pas de nom. “En tout cas, ma foi, dit-elle bravement, c’est bien agréable, après avoir eu si chaud, de pénétrer dans le... dans la... dans quoi ?” Etonnée de ne pouvoir retrouver le mot, Alice essaie de se souvenir : “Je veux dire, de se trouver sous le... sous la... sous ceci, voyez-vous bien !” Posant la main sur le tronc de l’arbre. “Comment donc cela se nomme-t-il ? Je crois que ça n’a pas de nom... C’est, ma foi, bien sûr que ça n’en a pas.” En essayant de se souvenir du mot désignant l’endroit où elle se trouve, Alice s’aperçoit soudain que rien n’a de nom, en réalité : que jusqu’à ce qu’elle puisse nommer une chose, cette chose restera sans nom, présente mais silencieuse, aussi intangible qu’un fantôme. Doit-elle se rappeler ces noms oubliés ? Ou dit-elle les fabriquer, tout neufs ? L’énigme n’est pas nouvelle.
Après avoir formé Adam “de la poussière du sol” et l’avoir placé dans un jardin à l’est d’Eden (ainsi que nous le raconte le deuxième chapitre de la Genèse), Dieu poursuivit la créa- tion de tous les animaux des champs et de tous les oiseaux du ciel, et les fit venir devant Adam pour voir comment il les appellerait ; et le nom qu’Adam donna à toute créature vivante, tel fut son nom. Pendant des siècles, ce curieux échange a intrigué les érudits. Adam se trouvait-il en un lieu (telle la forêt du miroir) où tout était innommé, et lui revenait-il d’inventer des noms pour les choses et les créatures qu’il voyait ? Ou les bêtes et les oiseaux créés par Dieu avaient-ils bel et bien des noms qu’Adam était censé connaître, et qu’il lui fallait prononcer comme un enfant qui voit un chien ou la lune pour la toute première fois ?
Et qu’entendons-nous par “un nom” ? La question, ou une forme de la question, est posée dans De l’autre côté du miroir. Quelques chapitres après la forêt sans nom, Alice rencontre le cavalier blanc à la mine dolente qui, à la manière autoritaire des adultes, lui déclare qu’il va chanter une chanson pour la “réconforter”.
“Le nom de la chanson, dit le cavalier, s’appelle : Yeux de morue.
— Ah, c’est donc là le nom de la chanson ? dit Alice, en essayant de prendre intérêt à ce qu’on lui disait.
— Non, vous ne comprenez pas, répliqua le cavalier, quelque peu contrarié. C’est ainsi que s’appelle le nom de la chanson. Son nom à elle – à la chanson – en réalité, c’est : Le Très Vieil Homme.
— Alors j’aurais dû dire : c’est ainsi que s’appelle la chanson, rectifia Alice, se corrigeant elle-même.
— Pas du tout : c’est autre chose. La chanson s’appelle : Procédés et moyens ; mais c’est seulement ainsi qu’elle s’appelle, ce n’est pas la chanson elle-même, voyez-vous bien !
— Mais qu’est-ce donc, alors, que la chanson elle-même, s’enquit Alice, complètement éberluée.
— J’y arrive, dit le cavalier. La chanson elle-même, à vrai dire, c’est Assis sur la barrière ; et l’air en est de mon invention.”
Il s’avère que l’air n’est pas de son invention (ainsi qu’Alice le fait remarquer), pas plus que les distinctions pointilleuses du cavalier entre la façon dont un nom est appelé, le nom lui-même, la façon dont la chose qu’il désigne est appelée et la chose elle-même ; ces distinctions sont aussi anciennes que les premiers commentateurs de la Genèse. Le monde dans lequel Adam a été placé était innocent d’Adam ; il était également innocent des mots d’Adam. Tout ce qu’Adam voyait, tout ce qu’il ressentait, tout ce qui lui inspirait de l’attirance ou de la peur devait lui être rendu présent (comme, en fin de compte, à chacun d’entre nous) grâce à des strates de noms, de ces noms à l’aide desquels le langage tente de vêtir la nudité de l’expérience. Ce n’est pas par hasard qu’Adam et Eve, lorsqu’ils eurent perdu leur innocence, furent obligés de se couvrir de peaux “afin, dit un commentateur talmudique, qu’ils puissent apprendre qui ils étaient grâce à la forme qui les enveloppait”. Les mots, les noms des choses, donnent à l’expérience sa forme.
La tâche de nommer incombe à tout lecteur. D’autres, qui ne lisent pas, doivent nommer leur expérience du mieux qu’ils peuvent, en fabriquant des sources verbales, en quelque sorte, en imaginant leurs propres livres. Dans nos sociétés centrées sur le livre, le savoir-lire est signe de notre accès aux modes de la tribu avec ses codes et ses exigences particulières, et nous permet de partager la source commune des mots répertoriés ; mais ce serait une erreur de considérer la lecture comme une activité seulement réceptrice. Au contraire, Mallarmé dit que tout lecteur a le devoir de “donner un sens plus pur aux mots de la tribu”. Pour ce faire, les lecteurs doivent s’approprier les livres. Dans des bibliothèques infinies, tels des voleurs dans la nuit, les lecteurs font main basse sur des noms, créations vastes et merveilleuses, aussi simples qu’Adam et aussi saugrenues que Rumpelstiltskin. Un auteur nous dira, comme Proust, que les volumes de la bibliothèque de Bergotte veillent la nuit sur les artistes morts, par deux, tels les anges gardiens ; mais c’est le lecteur de Proust qui, seul une nuit dans la chambre obscure, verra les ailes de ces anges trahir leur présence, révélée au passage de la lumière de phares. John Bunyan, dans son Voyage du pèlerin, décrit Christian qui s’enfuit de chez lui, les doigts enfoncés dans les oreilles, afin de ne pas entendre les plaintes de sa femme et de ses enfants ; Homère décrit Ulysse, lié au mât, essayant en vain de rester sourd au chant des sirènes ; le lecteur de Bunyan et d’Homère nomme avec ces mots la surdité de notre contemporain, l’aimable Prufrock (ce héros d’un poème d’Eliot qui dit pouvoir entendre le chant des sirènes mais doute qu’elles chantent pour lui). Edna Saint Vincent Millay se dit “domestique comme une assiette” et c’est le lecteur qui donne à la vaisselle quotidienne, compagne de ses repas, un nom nouveau et un sens nouvellement acquis. “La casuistique innée chez l’homme ! protestait Karl Marx (cité par Friedrich Engels dans L’Origine de la famille) : changer les choses en changeant leurs noms !” Et pourtant, n’en déplaise à Marx, c’est exactement ce que nous faisons.
Tous les enfants le savent, le monde de l’expérience (comme la forêt d’Alice) est innommé, et nous y errons dans un état de confusion, la tête emplie du bourdonnement des choses apprises aussi bien que des intuitions. Les livres que nous lisons nous aident à nommer une pierre ou un arbre, un moment de joie ou de désespoir, le souffle d’un être aimé ou le sifflement d’un oiseau, en illuminant un objet, un sentiment, une connaissance et en nous disant que voici notre cœur après un trop long sacrifice, que voilà la sentinelle annonciatrice du Paradis, que ce que nous avons entendu était la voix qui chantait près du Couvent du Sacré Cœur. De telles illuminations sont parfois utiles ; l’ordre dans lequel nous expérimentons et nommons importe peu. L’expérience peut venir d’abord et, des années après, le lecteur en découvrira le nom dans les pages des Fleurs du mal. Ou bien elle vient à la fin, et un éclat de mémoire nous livrera une page, oubliée, pensions-nous, d’un exemplaire fatigué des poèmes de Hugo. Il y a des noms inventés par des écrivains dont un lecteur refuse de se servir, parce qu’ils lui semblent malhabiles, ou banals, ou même trop beaux pour la compréhension ordinaire, et sont dès lors rejetés ou oubliés, ou encore conservés en vue de quelque épiphanie capitale qui (c’est l’espoir du lecteur) les rappellera un jour. Il peut arriver cependant qu’ils aident le lecteur à nommer l’innommable. “Tu voudrais qu’il sache ce qui ne peut être dit, et lui donner la réponse parfaite dans cette même langue”, dit Tom Stoppard dans L’Invention de l’amour. Cette réponse parfaite, il peut arriver qu’un lecteur la trouve sur une page.
Le danger, Alice et son cavalier blanc le savaient bien, c’est que nous confondions parfois un nom et ce que nous appelons un nom, une chose et ce que nous appelons une chose. Les gracieux fantômes sur une page, qui peuvent si aisément étiqueter l’univers, ne sont pas l’univers. Il se peut qu’il n’existe aucun nom pour décrire la torture d’un être humain, la naissance d’un enfant. Après la création des anges de Proust ou du rossignol de Keats, un auteur peut dire au lecteur : “entre tes mains je remets mon esprit”, et en rester là. Mais comment ces esprits à lui confiés aideront-ils un lecteur à trouver son chemin dans l’ineffable réalité de la forêt ?
La lecture systématique ne sert pas à grand-chose. Le recours à une liste de livres officielle (liste de classiques, d’histoire littéraire, de lectures censurées ou recommandées, catalogues de bibliothèques) peut, d’aventure, faire surgir un nom utile, à condition que nous restions conscients des motifs cachés de ces listes. Les meilleurs guides, à mon avis, sont les caprices du lecteur – confiance dans le plaisir et foi dans le hasard – qui nous mettent parfois en un semblant d’état de grâce et nous permet de transformer du lin en fils d’or.
Du lin en or : en été 1935, Staline accorda au poète Ossip Mandelstam, soi-disant comme une faveur, des papiers d’identité valables trois mois, accompagnés d’un permis de rési- dence. D’après sa femme, Nadejda Mandelstam, ce petit document leur facilita beaucoup la vie. Il arriva qu’un ami des Mandelstam, l’acteur et essayiste Vladimir Yakhontov, passa par hasard dans leur ville. A Moscou, Mandelstam et lui s’étaient amusés à lire les carnets de rationnement, comme une tentative de nommer le paradis perdu. A présent, les deux hommes firent de même avec les papiers d’identité. Nadejda Mandelstam décrit la scène dans ses Mémoires :
Il faut dire que l’effet fut plus déprimant encore. Dans le carnet de rationnement, ils avaient lu les coupons en solo et en chœur : “Lait, lait, lait... fromage, viande...” Quand Yakhontov lut les papiers d’identité, il réussit à charger sa voix d’inflexions sinistres et menaçantes : “Délivré sur la base de... délivré... délivré par... rubriques particulières... permis de résidence, permis de résidence, permis de résidence...”
Toute lecture véritable est subversive, à contre-courant, ainsi qu’Alice, lectrice raisonnable, le découvrit au-delà du miroir, dans le monde des donneurs de noms en folie. La Duchesse affirme que la moutarde est “un minéral” ; le chat du Cheshire ronronne et appelle cela “gronder” ; un Premier ministre canadien supprime le chemin de fer et appelle son geste “progrès” ; un homme d’affaires suisse fait trafic de biens mal acquis et appelle ça “commerce” ; un président argentin abrite des assassins et qualifie la chose d’“amnistie”. Pour contrer ces donneurs de faux noms, un lecteur peut ouvrir ses livres. Dans de tels cas, lire nous aide à maintenir une cohérence au milieu du chaos ; à défaut de l’éliminer, à ne pas enfermer l’expérience dans des structures verbales, mais à lui permettre de progresser à sa propre cadence vertigineuse ; à ne pas faire confiance à la surface étincelante des mots mais à fouiller les profondeurs.
La pauvre mythologie de notre temps semble avoir peur de s’aventurer sous la surface. Nous nous méfions de ce qui est profond, nous tournons en dérision la réflexion dilatoire. Des images d’horreur traversent nos écrans, grands et petits, mais nous ne voulons pas qu’un commentaire vienne à les ralentir : nous voulons voir arracher les yeux de Gloucester, mais pas assister à tout le reste de la représentation du Roi Lear. Un soir, il y a un certain temps, je regardais la télévision dans une chambre d’hôtel en zappant de chaîne en chaîne. Peut-être par hasard, à chacune des images qui occupaient l’écran pendant quelques secondes, on voyait tuer ou battre quelqu’un, on apercevait un visage défiguré par l’angoisse, on assistait à une explosion – voiture ou immeuble. Je me suis soudain rendu compte que l’une des scènes que j’avais fait défiler ne faisait pas partie d’une série dramatique mais d’une émission d’information sur la Bosnie. Parmi les autres images dont le cumul diluait l’horreur de la violence, j’avais regardé sans émotion quelqu’un de réel frappé par une balle réelle.
George Steiner a suggéré que l’Holocauste a traduit en une réalité de chair et d’os calcinés les horreurs de nos enfers imaginaires ; il se peut que cette traduction marque le commencement de notre incapacité à imaginer la douleur d’autrui. Au Moyen Age, par exemple, les affreux tourments des martyrs représentés sur d’innombrables peintures n’étaient jamais regardés seulement comme des images d’horreur ; illuminées par la théologie (si dogmatique, si catéchistique qu’elle fût) qui les engendrait et les définissait, ces représentations devaient aider celui qui les contemplait à réfléchir sur l’éternelle souffrance du monde. Tous ne voyaient peut-être pas au-delà de la simple atrocité de la scène, mais la possibilité d’une réflexion plus profonde était toujours présente. Après tout, une image ou un texte ne peuvent qu’offrir la possibilité de lire plus avant ou plus en profondeur ; saisir ou non cette possibilité, le choix en incombe au lecteur ou au spectateur puisque, en eux-mêmes, textes et images ne sont rien que des traits sur le papier, des taches sur du bois ou une toile.
Les images que je regardais ce soir-là n’étaient, je crois, que surface ; tels des textes pornographiques (les slogans politiques, l’American Psycho de Bret Easton Ellis, la bouillie publicitaire), ils n’apportaient rien de plus que ce que les sens pouvaient saisir immédiatement, tout à la fois, au passage, sans lieu ni temps pour la réflexion.
La forêt du miroir d’Alice n’est pas faite de telles images : elle a de la profondeur, elle demande réflexion même si (pendant la durée de sa traversée) elle n’offre aucun vocabulaire pour nommer ses éléments propres. L’expérience véritable et l’art véritable (si inconfortable que soit devenu cet adjectif) ont ceci en commun : ils dépassent toujours notre compré- hension ou même notre capacité de compréhension. Leur limite extérieure se trouve toujours juste hors de notre atteinte, comme l’a décrit un jour le poète argentin Alejandra Pizarnik :
Et si l’âme devait demander : jusqu’où encore ? Il faut répondre : sur l’autre rive du fleuve,
Pas celui-ci, celui qui est juste après.

Pour aller au moins jusque-là, j’ai eu des guides nombreux et merveilleux. Certains écrasants, d’autres plus intimes, beaucoup très divertissants, quelques-uns éclairants au-delà de ce que je pouvais espérer voir. Leurs écrits changent sans cesse dans la bibliothèque de ma mémoire où toutes sortes de circonstances – âge et impatience, cieux différents et voix différentes, lectures nouvelles et anciennes – déplacent des volumes, biffent des passages, ajoutent des notes dans les marges, intervertissent des jaquettes, inventent des titres. Je pense au moraliste Joseph Joubert dont Chateaubriand décrit les habitudes de lecture. L’activité furtive de tels bibliothécaires anarchiques étend presque à l’infini ma propre bibliothèque limitée : je peux désormais relire un livre comme si je ne l’avais encore jamais lu.
A Bush, sa maison de Concord, Ralph Waldo Emerson commença à souffrir à soixante-dix ans de ce qui était sans doute la maladie d’Alzheimer. D’après son biographe, Carlos Baker, “Bush devint un palais d’oubli... Mais la lecture, disait-il, restait un « plaisir intact ». De plus en plus, le cabinet de travail devint à Bush, sa retraite. Il s’accrochait à la routine confortable de la solitude, lisant dans son bureau jusqu’à midi et y retournant l’après-midi jusqu’à l’heure de sa promenade. Peu à peu, il perdit le souvenir de ses propres écrits, et il était ravi de redécouvrir ses essais : « Ma parole, ces essais sont vraiment très bons », disait-il à sa fille.”
Quelque chose d’analogue aux redécouvertes d’Emerson se produit désormais lorsque je reprends Le Nommé Jeudi ou Docteur Jekyll et Mister Hyde et que je les aborde comme Adam saluant sa première girafe.
Est-ce tout ?
Parfois, cela paraît suffisant. Entourés d’incertitude et de toutes sortes de peur, menacés par l’absence, le changement et la douleur, la sienne et celle du monde, pour laquelle on ne peut offrir aucune consolation, les lecteurs savent qu’il existe au moins, ici et là, quelques lieux sûrs, aussi réels que le papier et aussi vivifiants que l’encre, pour nous accorder le gîte et le couvert durant notre traversée de la forêt obscure et sans nom.