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Agamben (Giorgio) > Ce qui reste d'Auschwitz (1999)

Présentation

Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, traduit de l'italien par Pierre Alferi, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, 2003.

Présentation de l'éditeur
La recherche ici entreprise dans le sillage de Homo sacer ne porte pas sur les circonstances historiques dans lesquelles s'est accomplie la destruction des juifs d'Europe, mais sur la structure et la signification du témoignage. Il s'agit de prendre au sérieux le paradoxe de Primo Levi, selon lequel tout témoignage contient nécessairement une lacune, le témoin intégral étant celui qui ne peut témoigner. Il s'agit de ceux qui "ont touché le fond", des déportés dont la mort "avait commencé avant la mort corporelle" - bref, de tous ceux que, dans le jargon d'Auschwitz, l'on appelait les "musulmans". On a essayé ici de regarder cet invisible, de tenir compte des "témoins intégraux" pour l'interprétation d'Auschwitz. On propose, par là, une réfutation radicale du révisionnisme. Dans cette perspective, en effet, Auschwitz ne se présente pas seulement comme le camp de la mort, mais aussi comme le lieu d'une expérience encore plus atroce, où les frontières entre l'humain et l'inhumain, la vie et la mort s'estompent ; et, mise à l'épreuve d'Auschwitz, toute la réflexion de notre temps montre son insuffisance pour laisser apparaître parmi ses ruines le profil incertain d'une nouvelle terre éthique : celle du témoignage. En marquer le sujet en tant que reste, tel est le but de ce livre.

Analyse
Ce qui reste d'Auschwitz fait suite à deux analyses des formes contemporaines du pouvoir : Des moyens sans fins, notes sur la politique (1995) et Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue (1997), qui réfléchissait sur l'impensé des théories contemporaines de l'État, de la nation et de la souveraineté : déplacements de populations, phénomènes d'exclusion ou de violence.
Nazisme = former une catégorie de détenus dont la déchéance humaine était telle qu'ils seraient incapables de porter témoignage de leur asservissement et de la violence qu'ils subissaient = épreuve extrême de ceux qu'on appelait, dans les camps, les « musulmans ».
D’anciens déportés (Primo Levi) ont témoigné de ce dont les acteurs eux-mêmes n'ont pas pu témoigner puisqu'il s'agissait justement de dépouiller ces derniers de cette capacité humaine du témoignage. Agamben veut penser ce phénomène, car cette politique de la déchéance infligée, menée par les nazis, révèle aussi un travers de nos sociétés politiques => il se réfère au concept de bio-pouvoir, défini par Michel Foucault.
La devise du pouvoir souverain d'Ancien Régime = faire mourir et laisser vivre. Au contraire, en organisant l'emprise directe du pouvoir souverain sur la naissance, fût-ce pour affirmer l'égale liberté de tous les hommes, les sociétés démocratiques modernes auraient instauré, selon Foucault, cette structure de pouvoir = faire vivre et laisser mourir.
Les sociétés contemporaines ont vu à la fois la programmation de la déshumanisation dans les camps et la maîtrise technique de la vie et de la procréation = faire survivre.
« Ainsi le musulman du camp – comme aujourd'hui, le corps en coma dépassé, le néomort des salles de réanimation – ne prouve-t-il pas seulement l'efficacité du bio-pouvoir ; il en énonce, pour ainsi dire, le fin mot, il en expose le secret, l'arcanum... Avec le „musulman“, le bio-pouvoir a voulu produire son ultime arcane, une survie hors de portée de tout témoignage possible, une espèce de substance biopolitique absolue qui, une fois isolée, permette l'assignation de toute identité démographique, ethnique, nationale et politique. »
Giorgio Agamben conçoit ici une relation directe entre la nature du pouvoir moderne et l'attaque perpétrée contre l'humain dans les camps. Il articule l'une à l'autre une anthropologie de la honte et une théorie du bio-pouvoir.
Expérience dont certains des acteurs n'ont pas pu rendre compte = fait inintégrable. Les pronoms personnels, et en particulier le Je de la première personne, par le vide de signification qu'ils font exister, manifesteraient un impossible recouvrement du corps vivant et du sujet parlant qui serait appréhendé de façon privilégiée dans la mélancolie de l'être-pour-la-mort heideggérien ou dans le risque schizophrénique qui anticipe l'avenir en ratant le présent. Il n'y aurait donc de conscience qu'humiliée par cette épreuve métaphysique. Les nazis, en décidant de provoquer, chez ceux qu'on appela les « musulmans », une séparation de la vie nue et de la capacité à dire Je, obligeraient à penser cette limite de la capacité du témoignage qui est inscrite dans notre condition de vivant et parlant.
Dans cette dispersion de la fonction du témoignage entre ceux qui ont vécu la déchéance et ceux qui, longtemps après, ont pu écrire ce que les premiers avaient traversé, quelque chose d'essentiel à la réalité humaine devient pensable, étudie la honte et l'humiliation. La désubjectivation des poètes, et qui est une condition de leur création langagière, puiserait à l'expérience même de cette humiliation. Les technologies du pouvoir contemporaines attaquent l'articulation fragile du vivant au parlant, l'expérience des camps nazis offre la caricature de ce bio-pouvoir => ce qu'ont vécu les « musulmans » permet de concevoir notre condition d'animaux politiques.
Explore « la structure et la signification du témoignage », à travers philosophie politique, philosophie du langage, psychiatrie, psychanalyse, poétique.
Lie une théorie de la conscience à l'anthropologie du bio-pouvoir en se fondant sur l'œuvre du psychiatre et phénoménologue Ludwig Binswanger et sur celle de Freud.