Corps écrit

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Anzieu (Didier) > Le corps de l'oeuvre (1981)
Anzieu (Didier) > Le corps de l'oeuvre (1981)
Essais psychanalytiques sur le travail créateur

Présentation

Didier Anzieu, Le corps de l'oeuvre, Gallimard, 1981.

Présentation de l'éditeur
Les nombreuses contributions de la psychanalyse à l'esthétique se sont surtout attachées à l'interprétation du contenu fantasmatique des oeuvres ou à la psychopathologie des auteurs. Si féconds qu'aient été en leur temps ces travaux, ils laissaient sans réponse les questions que pose toute oeuvre d'art: l'effet de captation qu'elle produit, les affects et les identifications qu'elle suscite, le dévoilement du réel qu'elle opère.
Pour saisir de tels effets, on doit interroger moins le produit fini que l'expérience et le processus d'où résulte ce produit. Tout comme le rêve suppose un "travail", non visible, tout comme l'épreuve de la perte engage un douloureux "travail de deuil", l'oeuvre d'art et de pensée est tout entière traversée par un travail créateur. Bien plus, son originalité et son pouvoir sur nous tiennent à ce qu'elle figure ce travail dans sa forme et dans son style. Le corps de l'oeuvre - et non le seul texte - est l'oeuvre elle-même.
Trois parties dans cet ouvrage. D'abord, une clinique et une théorie du travail créateur, où le cas de Freud est pris pour paradigme. Ensuite une analyse, menée à partir du Cimetière marin, "poème de la création du poème", qui permet à l'auteur d'y différencier cinq phases: l'état de saisissement, l'appréhension d'un représentant psychique inconscient, sa transformation en code organisateur, la donation d'un corps à ce code, l'affrontement imaginaire puis réel à un publie. Enfin, venant préciser et affiner le modèle théorique, quelques monographies: sur une nouvelle d'Henry James et le dédoublement, sur les contes et codes de Borges, sur la détresse et les toiles de Francis Bacon, sur les romans de Robbe-Grillet et les techniques de la pensée obsessionnelle. Autant de lectures psychanalytiques qui nous font effectuer un aller et retour entre l'opacité de la création et la complexité de l'intelligible.
Une "poétique" psychanalytique serait donc possible ?

Mes extraits préférés et citations chaotiques
0. CREATIONS DE LA MATURITE
37 ans, âge moyen des changements importants chez les créateurs (cf. Elliott Jaques, cité par Anzieu dans Le Corps de l’œuvre)
• ceux qui n’avaient pas créé deviennent créateurs (Freud, Proust) & les créateurs précoces connaissent dessèchement ou mort prématurée (Mozart, Rimbaud…)
• pour les autres, le style change. Le classicisme de l’âge mûr succède au romantisme de la jeunesse = évolution des méthodes du travail créateur, mises en évidence par E. Jaques :

écrivain juvénile = 1er jet à jet continu. Créativité rapide, brillante, fiévreuse, id. sexualité. Production d’un matériel spontané, compose en un jour, ne se relit pas, l’œuvre doit être d’emblée parfaite = mécanisme essentiel du noyau schizoïde de la personne = le raisonnement en tout ou rien.

écrivain mûrissant : inspiration plus longue à venir (id. satisfaction sexuelle) mais trouve contreparties dans élaboration de son œuvre (construction, raffinement…). Maîtrise des émotions et passions. Accaparé par la forme comme par le fond, remanie son plan, versions successives, corrections, retouches. Le produit brut n’est plus une fin mais le départ d’un nouveau travail de mise au point, de réécriture, qui demande des années, le reste de la vie. Parfois inachevé. Ex. L’Homme sans qualités.

• Jeunesse = tout tout de suite, idéaliste et optimiste, impatiente et révolutionnaire, jugements tranchés, la mort ne la concerne pas, d’où facilité à tuer et se suicider, illusion d’éternité.

• homme mûr, certitude de la mort, avenir limité, mise en œuvre de l’inaccompli. L’œuvre créée est vécue comme bon sein, donneuse d’une vie qui remplace celle qui s’enfuit.

• Crise du milieu de la vie = descente aux Enfers d’Enée, catabase (Virgile, Eneide, chant VI)
• Pour se renouveler, désinvestir, peut-être lâcher la proie pour l’ombre.
• Chaos intérieur = figuration symbolique de la mort.
• Créer = réparer l’objet aimé, détruit et perdu, le restaurer comme objet symbolique, assuré d’une certaine permanence à côté de soi. En le réparant, se réparer soi-même de la perte, du deuil, du chagrin. On se dégage de la pression dépressive par le travail de la réparation. Id. symbolisation ou sublimation.
• Création jeunesse, passage ado-adulte = réélaboration position paranoïde-schizoïde
• Création quarantaine = réélaboration position dépressive-réparatrice
Cf. Mélanie Klein & les 2 positions occupées par le psychisme du tout-petit pendant le 1er semestre de l’existence & qui subsistent comme noyau psychotique de la personne.
NB. Affronté à une crise, quel que soit l’âge, on peut tomber malade ou en mourir.

1. LE SAISISSEMENT CREATEUR
• Le saisissement créateur peut survenir à l’occasion d’une crise personnelle (deuil à faire, engagement important pour toute l’existence, maladie grave, liberté reçue ou conquise, crise d’entrée dans la jeunesse, la maturité ou la vieillesse). Cette crise intérieure peut mettre le futur créateur (surtout la nuit) dans état de transe corporelle, angoisse blanche, extase quasi hallucinatoire, lucidité intellectuelle aiguë. Le sujet ne fait qu’en enregistrer le contenu, sans forcément avoir cherché à le provoquer. Cette crise peut être aussi l’aboutissement d’un intense travail préparatoire (incubation)
• Contenu psychique de cette crise : va de la représentation unique et très vive au déferlement de sensations, émotions, images.
• Cet état = dissociation et régression partielle et temporaire (≠ psychoses), mais limite incertaine et fragile. Le travail créateur peut permettre de faire à l’auteur l’économie d’une pathologie mentale, organique ou comportementale ou retarder l’apparition de cette pathologie. (Sartre : le génie est une réaction d’urgence…)
• Mais des fct° du Moi conscient (la part non psychotique de la personne) restent actives et assurent le maintien de l’attention, de la perception et de la notation (possibilité de noter dans son esprit ce qui se passe.)
• La double capacité du Moi créateur de tolérer l’angoisse face à un moment de nature psychotique et de préserver, pendant et après la dissociation-régression, un dédoublement vigilant et auto-observateur spécifie le créateur en le distinguant du malade mental par la capacité n°1 et de l’homme ordinaire par la capacité n°2, car l’homme ordinaire ne l’exploite pas.
• Le créateur est seul lors de cette 1ère phase, a renoncé aux bouées, ne peut plus compter sur personne, n’a pas envie d’interprétations, prend un risque grave en s’engageant seul dans un processus dissociatif ou régressif, dont l’enjeu est existentiel = id. principe de fonctionnement propre à la part psychotique de toute personne : principe du tout ou rien. Ce qu’éprouve le créateur est de l’ordre de la déréliction ou de l’agonie.
• Cette solitude absolue n’est supportable qu’à certaines conditions : par exemple une sécurité narcissique apportée par un amour partagé.
De même pour produire l’œuvre au dehors, il faut avoir les capacités de la déclarer terminée, de la détacher définitivement de soi, de l’exposer à un public, d’affronter les jugements et les critiques ou — pire encore — l’indifférence.

2. LES 5 PHASES DU TRAVAIL CREATEUR
- 1ère phase : le saisissement créateur
circonstances ; 3 exemples : résistances : régression ; dissociation ; saisissement ; retour d’une vérité oubliée sous forme d’une hallucination non pathologique ; l’œuvre comme construction de cette vérité.
- 2ème phase : prise de conscience de représentants psychiques inconscients
levée d’une représentation refoulée et suractivation pulsionnelle ; remémoration affective et retour d’états archaïques du Moi et du Soi ; appréhension de représentants de mouvements du corps et d’opérations de l’esprit ; un moyen de surmonter les doutes propres à cette phase : la résonance fantasmatique d’un ami et le rétablissement de l’aire d’illusion ; un moyen de parer au jugement du public intérieur : se faire aimer du Surmoi.
- 3ème phase : instituer un code et lui faire prendre forme
déplacement topique du représentant inconscient ; écart entre le code et le corps de l’œuvre ; corps de l’œuvre et corps de l’auteur ; résistances inconscientes successives ; fantasmatiques de la création ; jeux du Moi avec le code et fonction régulatrice du Surmoi ; conflit du Moi, du Moi idéal et du Surmoi ; l’idiolecte.
- 4ème phase : la composition proprement dite de l’œuvre
- 5ème phase : produire l’œuvre au-dehors
difficulté de décider que l’œuvre est achevée : danger de rupture de la continuité narcissique ; difficulté d’exposer l’œuvre à un public : les 4 formes d’angoisse produites par l’identification projective.
Avoir les capacités de la déclarer terminée, de la détacher définitivement de soi, de l’exposer à un public, d’affronter les jugements et les critiques ou — pire encore — l’indifférence.

3. CREATIVITE DE LA VIEILLESSE
Crise créatrice de la vieillesse = résultat d’une intense recharge libidinale provoquée par la perspective d’avoir encore du temps à vivre devant soi.
Anzieu les sépare en 2 phases :
1. Crise d’entrée dans la vieillesse : 55/60 ans
(Stendhal, 56 ans, dicte en 52 jours La Chartreuse de Parme)
2. Crise d’entrée dans la 2nde vieillesse : 80 ans
La joie d’être encore actif et pensant après l’âge statistique de la longueur moyenne de la vie, l’espoir de finir centenaire, la perspective d’avoir encore 20 ans à vivre. Tout cela stimule le clivage entre pulsion de mort et pulsion de vie portée à son paroxysme dans un sursaut de croyance plus ou moins inconscient dans sa propre immortalité (Picasso déclarant, quelques mois avant sa mort, qu’il ne mourrait pas.)
° Chaque crise de l’existence ouvre au sujet la possibilité théorique d’une tranche de 20 années.
° Nul ne peut vivre et encore moins créer sans revendiquer le droit à un petit bout d’immortalité = source du pouvoir de faire une œuvre.
Ex. Genevoix publie à 90 ans un livre de souvenirs 30 000 jours (créateur continu depuis l’âge de 26 ans).