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Bernardy (Michel) > Le jeu verbal (1998)
Bernardy (Michel) > Le jeu verbal (1998)

Présentation

Michel Bernardy, Le jeu verbal, L'Aube, 1998.

Résumé
Cet ouvrage est un traité de diction qui s'adresse à l'acteur mais aussi à tout homme de parole qui souhaite affiner sa sensibilité verbale. Michel Bernardy poursuit une ambition élevée. Celle de contribuer à guider l'acteur dans l'accomplissement de sa mission : reconquérir la magie du verbe proféré. Mission quasi-divine puisque la Parole serait à l'origine de toute création. Le livre, lui, n'est qu'un relais qui contient une voix captive. L'auteur nous convie ainsi, tout au long de cet ouvrage, à déchiffrer l'œuvre poétique à la manière d'une partition musicale. Cet art fait tout autant appel aux sens qu'à l'intellect. Une bonne diction a en effet d'abord pour rôle de rendre le texte intelligible mais aussi de parvenir à recréer l'origine de la pensée afin de faire ressentir à l'auditoire l'énergie dont le texte est porteur. Elle doit encore faire entendre la musique, l'harmonie qui se dégage de l'œuvre. Elle doit enfin faire percevoir la dynamique gestuelle et l'architecture de l'œuvre. Pour atteindre ces objectifs, l'auteur ne nous propose pas moins de vingt et une recommandations de diction. Nous retiendrons ici les trois principales. Deux d'entre elles découlent logiquement des spécificités de la langue française. Le Français se caractérise, en premier lieu, par l'absence de déclinaison des mots qui, restant invariable, masque la nature de leur relation. De ce fait, l'ordre de construction de la phrase doit être clair : le sujet puis le verbe et  enfin l'objet de l'action. Tout écart par rapport à cette norme syntaxique, telle une ellipse ou une inversion, doit alors être marqué par une césure vocale afin d'alerter l'oreille du public et lui permettre de suivre le fil sinueux du discours. En second lieu, le Français présente la particularité de ne pas comporter d'accent tonique phonétique. L'accent tonique doit toujours être placé sur la dernière syllabe sonore d'un groupe de mot de même fonction syntaxique. Ainsi, l'inflexion générale doit subsister clairement jusqu'à la finale en dépit de toutes les incidentes. Enfin, Michel Bernardy met particulièrement l'accent sur la règle suivante : « l'acteur se doit de distinguer les unités respiratoires où la pensée est en cours de formulation - qu'il appelle les formulations suspensives ou protases - et les unités respiratoires où la pensée s'achève temporairement - qu'il appelle les formulations conclusives ou apodoses. Entre les deux, se situe «le point névralgique du discours, l'acmé, qui doit toujours être marqué par une césure vocale nette. » Nous sommes loin d'une énumération fastidieuse car chaque recommandation est enrichie de nombreuses citations : des exemples, principalement puisés dans le répertoire théâtral français, mais aussi des extraits de livres de réflexion sur l'art d'écrire et l'art de dire. Ces ouvrages proviennent de rhéteurs, de grammairiens mais aussi et surtout d'artistes eux-mêmes. Michel Bernardy appelle ces derniers les «artisans du verbe», car ils transmettent ainsi les secrets de fabrication de l'écriture et du phrasé. Tout en recueillant l'héritage du travail des rhéteurs de notre langue, l'auteur prend clairement parti pour les artisans du verbe et les libertés qu'ils prennent par rapport aux règles des censeurs.
Cet ouvrage de diction est donc résolument original à la fois par la rigueur à laquelle il exhorte et par la liberté qu'il défend farouchement. Michel Bernardy réalise, en effet, l'exploit de transposer dans la syntaxe et la diction française toute la rigueur de l'écriture et de l'interprétation musicale et, en même temps, de nous faire percevoir de manière lumineuse l'esprit et non la lettre des règles.

Michel Bernardy, homme de théâtre, a été professeur de diction au Conservatoire national supérieur d'Art dramatique. Il est également reconnu pour ses traductions de Shakespeare et en particulier du Roi Lear.

Extrait
"Cependant nous savons que Chateaubriand phrasait ses textes comme le fera Flaubert. Il n’est pas une ligne des Mémoires d’outre-tombe qui ne soit passée par sa voix. La lecture silencieuse nous restitue sa pensée, son regard posé sur le monde, les êtres et les choses, mais, si nous voulons connaître sa musique intérieure — car le langage parlé est une série d’ondes sonores où s’enchaînent les phonèmes — il nous faut alors lire à voix haute ou entendre ses phrases comme l’écho de ce qu’elles furent à l’origine. Le livre contient, non seulement la transcription des pensées, des sentiments, des sensations de son auteur, mais aussi le timbre de sa voix. C’est ainsi que Madame Proust permettait à son fils Marcel d’entendre la voix de George Sand.

« Quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix, et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui, elle amortissait au passage toute crudité dans le temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leur quantité fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue. »

Proust, Du côté de chez Swann. Combray

La qualité du papier, la mise en page, le choix des caractères ne modifient en rien le message du livre que le cerveau reconstitue. Mais le même texte entendu ou proféré se charge d’un autre caractère, qui est la pulpe même de la pensée. Une pêche peut être belle à voir ; tant que la bouche n’intervient pas, rien n’est révélé de sa vertu gustative. Quoique sensoriel, l’oeil dans la lecture n’a pas le caractère sensuel approprié qu’il a dans la contemplation d’une oeuvre d’art. Ce n’est pas le sens qui convient à la littérature. Un vers de Racine ne livre à l’oeil qu’une partie de ce qu’il est. Il se lit comme une phrase de Descartes. Seule sa signification parvient à l’esprit. Mais proféré ou entendu, au lieu de n’être que code graphique sur la page, il s’empare d’un corps, d’un souffle, d’une voix, en respectant l’individualité de qui le réincarne, il ébranle l’espace où il s’inscrit selon sa destinée de parole.
Le livre est un relais, (…) il contient en quelque sorte une voix captive, privée de sa qualité sonore, réduite aux deux dimensions de la page, une voix redevenue silence."