Les coeurs quantiques
Le 9 août, à 00:02, j’ai consulté ma boîte aux lettres électronique et j’y ai trouvé le message de Pierre Ménard m’invitant à penser la ville, le coeur des mortels, la vitesse des changements affectant l’une et l’autre, l’une prétendument supérieure à l’autre, l’urbaine vivacité plus prompte que l’humaine sensibilité. Ce qui reste à prouver. Ce que je ne crois absolument pas. Car justement nous étions le 9 août depuis deux minutes, et depuis deux minutes déjà je pensais à Nagasaki, car depuis l’enfance, je commémore intérieurement le 6 août et le 9, et j’ignore pourquoi je suis fidèle à cette concentration muette, et absolument secrète jusqu’à ce texte, bien entendu.
Je pensais donc à Nagasaki, liquéfié par la bombe aveuglante, et à la fraction de seconde qui avait suffi pour « changer » cette ville — sa forme, son coeur, sa périphérie faite de musiques, de roches et d’oeuvres — et le coeur des mortels aussi, bien sûr, car l’irradiation d’un coeur de chair se fait aussi vite, et sans doute plus rapidement encore que celle d’une ville. Voilà donc renversée l’équation de départ. Du reste, la physique atomique semble un exercice cérébral créé seulement pour renverser les équations de départ. Examinons donc ce palpitant quantique, puisque les vieilles coordonnées euclidiennes qui servaient jusque-là à mesurer les battements pendulaires du coeur des villes, alors peut-être, en effet, plus rapides que ceux du coeur des hommes, sont à présent et définitivement hors d’usage.
Donc le 9 août 1945, la forme de la ville a changé. Radicalement. Et le coeur des mortels, simultanément. Comme un seul homme. La ville est entrée dans l’homme. L’homme ville ouverte. Les morceaux de pierre, de bois, de verre, de ferraille, n’ont fait qu’un avec l’homme. Et je ne parle pas de la violence des réactions chimiques, capables de faire d’un coeur d’homme une barre de fer (avec dégagement de chaleur et production d’oxyde de carbone) ou d’un rail de chemin de fer un pancréas (avec dégagement d’eau lourde et précipité de cobalt, symbole Co, numéro atomique 27).
La ville, on sait l’épave rayonnante qu’elle est devenue. Quant au coeur des mortels, suintant sa radioactivité à travers la peau, voici comme il a muté, aussi soudainement que le coeur de la ville : au hasard, parmi les quelques dizaines de milliers d’autres radicaux changements du coeur, une jeune fille, tombée par hasard sur son dossier médical où figurait la mention « leucémie aiguë » s’est pendue. Dieu merci, elle n’était pas chrétienne et n’en a donc éprouvé aucune culpabilité. Il n’aurait plus manqué que ça. Un vieil homme s’est jeté du haut d’un pont. Il n’était pourtant atteint d’aucune brûlure, une sorte de miraculé. Il est mort d’une irradiation de l’âme en quelque sorte, ou plutôt du coeur. Son coeur avait changé si vite. Les autres, à vomir du sang cuit et se tordre de douleur, leur coeur avait changé aussi. Du reste, c’est l’un des signes principaux du syndrome des atomisés, que ce changement du coeur si rapide. Et même chez les mortels qui, malgré tout, ne se sont pas suicidés, et qui ont traîné encore un peu leur coeur lourd comme un métal lourd.
Régine Detambel ©
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Régine Detambel