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Clair (Jean) > L'an 1895. D'une anatomie impossible (2004)

Présentation

Jean Clair, L'an 1895. D'une anatomie impossible, L'Echoppe, 2004.

Présentation de l'éditeur
Ce texte, inédit en français, est la version remaniée et augmentée de la préface écrite pour le catalogue Identita a alterita - Figure del corpo 1895/1995, publié à l'occasion du centième anniversaire de la Biennale de Venise.

Mes notes chaotiques, après une lecture subjective et fébrile
• 1895 : Louis Lumière présente au public les résultats de son invention, le cinématographe. La légende veut que c’est en regardant sa mère coudre à la machine qu’il ait découvert le principe de l’image animée. (…) Noter « la merveilleuse similitude qui fait découvrir à Louis Lumière le principe de l’image animée dans la petite navette qui autrefois servait aux couturières, dans cette histoire de trame et de fil où se perpétue la tradition des récits, la lignée des hommes et le mystère de leur dénomination. » p. 13
• Étymologie du mot français regarder : réitération, retour en arrière, rétrospection vers un état antérieur.
• Pénélope versus Véronique : « Cependant, fait de main de femme, tissé par ses doigts habiles et infatigables, le suaire quotidien et patient de Pénélope s’oppose au suaire de Véronique, l’icona vera, l’image miraculeuse, instantanée, « acheiropoïète », où se serait imprimé d’un coup, sans le secours de la main, le visage du Fils d’un Dieu. Ici et là, une ligne de partage très nette s’établit, dans le régime des images, entre la tradition d’Athènes où l’image divine est le fruit d’un labeur humain et la tradition de Jérusalem où elle est un don du Dieu même » p. 12
• Ce trésor, l'éclat singulier, sourd et continu de la peinture, Walter Benjamin l’avait nommé l’aura. S’y substituent ce papillotement lumineux, ce vacillement entre absence et présence qu’est le défilement d’une image dérobée à la vue vingt-quatre fois par seconde.
• L’image reproductible mécaniquement perd chaque fois autant de sa substance, comme un oignon dont on épluche les peaux.
• « Elie Faure en France, Walter Benjamin de nouveau, en Allemagne, auront ainsi toutes les raisons de voir dans le cinéma ni une industrie comme les autres, ni un art comme les autres. Il est le Septième Art, et il est, comme l’ouverture du Septième Sceau, le début d’une apocalypse : une révélation. Il accomplit et dépasse ce que tous les autres Arts avaient avant lui tenté de réaliser. » p. 15

• 1895 : Le physicien alld Röntgen découvre fortuitement les rayons X. Un rayonnement insensible à l’œil peut impressionner la plaque photographique et offrir en transparence les premières images du corps humain. L’invention ne fait pas qu’ouvrir un champ nouveau à l’investigation des corps opaques. Elle conforte tout un courant de la Naturphilosophie qui, de Swedenborg à Justinus Kerner, postulait l’existence de rayonnements invisibles capables de nous mettre en communication avec des univers mystérieux…
• « Mais la découverte de ces rayonnements obscurs levait une autre question, plus inquiétante. La gamme des couleurs et des formes qui s’offre à nous, dont nous avions cru la richesse infinie et dont la peinture pendant des siècles avait célébré la variété, n’est en réalité, comme le démontre la mise en évidence des rayons X, qu’une minuscule fenêtre dans l’immensité des rayonnements qui échappent à nos sens. Nous sommes infirmes, aveugles et sourds, plongés dans l’infini bruissement du monde. Nous n’en retenons en fait que la « petite sensation » chère à Cézanne. Et la boutade de Monet, le « Je ne suis qu’un œil », n’est plus l’affirmation orgueilleuse d’un pouvoir ; elle devient l’aveu d’une infirmité. De cette humiliation faite à l’artiste, l’idée va courir désormais, sournoise, dans tout le siècle : stupide est le peintre qui croit encore aux pigments, à la térébenthine et au lin pour faire partager sa « vision » du monde. Autrefois l’égal des Princes par son prestige et, par l’étendue de ses connaissances mathématiques, naturelles et médicales, rival souvent des hommes de science, l’artiste devient un déclassé. L’image raillée du « bête comme un peintre », en fait un pitre, un saltimbanque… Mortifié, humilié, l’art de la peinture de posera désormais la question obsédante de son utilité. De ce point de vue, une ligne de partage s’établit entre les artistes qui continuent de figurer le crâne de façon traditionnelle, comme si les rayons X n’avaient pas été découverts, et ceux qui semblent avoir réfléchi sur le bouleversement sémantique et iconographique radical qu’ils entraînent. (…) Munch et Duchamp s’interrogent sur l’intériorité du corps et sur ses propriétés. Le premier, dans un fameux autoportrait représente son bras comme passé aux rayons X, le second, sa mâchoire, comme un fragment d’anatomie. » p. 15-17
• Toutes ces démarches de la modernité relèvent désormais de l’immense domaine de l’invisible, « art non rétinien » dont l’artiste se fera le « médium ».
• 1895 : domaine de l’invisible : Marconi découvre la radiotéléphonie
• 1928, les Surréalistes fêtent « le cinquantenaire de la naissance de l’hystérie ». dans ces documents cliniques et pathétiques qu’avaient soigneusement photographiés et réunis Bourneville et Régnard, ils voudront voir le triomphe d’Eros, dans ces visages déformés par la souffrance, l’extase de la jouissance et dans ces corps tétanisés, le prototype formel de la beauté « convulsive », la seule qui conviendrait à notre temps. Louise Bourgeois, à la fin de ce siècle, redonnera cependant à l’hystérie un peu de son vrai sens. Son Arch of Hysteria doit plus aux modèles que Charcot avait recueillis dans son Musée d’anatomopathologie à la Salpêtrière qu’aux fantaisies érotiques auxquelles Breton et ses disciples avaient rêvé. » p. 24-25
• Les trésors des musées d’anatomopathologie remplacent les canons classiques.
• « Edgar Degas, en France, Thomas Eakins en Amérique, furent des premiers pourtant à pressentir, dans le vide laissé par l’effondrement des canons classiques, ce que l’anthropologie naissante pouvait apporter au regard de l’artiste. Fidèle à ce qu’il nommait son « réalisme scientifique », Degas ne s’était pas seulement intéressé à Marey et à la chronophotographie. Il s’était aussi intéressé à Duranty qui, dès 1867, jetait les bases d’une « science physionomique » qui empruntait aux théories d’influence darwinienne diffusées en France par Broca, en Italie par Lombroso, mais aussi par Bordier et par le psychiatre Morel, le très populaire auteur d’un Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine. Ainsi, quand il exposa sa Petite danseuse de quatorze ans, à la Sixième exposition impressionniste, la critique ne s’y trompa pas. Le faciès du modèle correspondait aux descriptions que la « science » faisait du type crânien « dégénéré », caractérisé par un angle facial aigu, la mâchoire prognathe, les pommettes proéminentes, le front absent — traits dans lesquels s’associaient, dans l’imagination populaire, l’ignorance et la bestialité des « classes dangereuses ». On y verrait « une petite Nana de quinze ans », se souvenant du roman de Zola qui venait d’être publié. De fait, entre les dessins préparatoires et la maquette du nu, Degas avait apporté un nombre important de modifications à son modèle, Marie Van Goethem, pour mieux se conformer au schéma lonbrosien du « criminel-né » et faire de ce petit rat d’Opéra l’animal vicieux qui n’était sorti des égouts que pour diffuser la peste dans la bonne bourgeoisie. La cage de verre dans laquelle Degas avait imaginé de la montrer fut comparée à un « bocal » et accentua l’idée que la Petite danseuse n’était pas une œuvre d’art mais une cire anatomique « faite pour un musée de zoologie, d’anthropologie, de physiologie ». A la même exposition, Degas devait présenter 2 pastels de Physionomies de criminels réalisés d’après des croquis d’audience au Palais de Justice de Paris, lors du procès de 2 jeunes meurtriers, Abadie et Gilles, protagonistes d’une affaire qui fit grand bruit en 1879. Or ces dessins accusent suffisamment de différences d’avec les notes prises au Tribunal pour qu’on voie en eux une recherche physionomique qui respectait les classifications des anthropologues du temps, plutôt qu’un portrait fidèle des inculpés. Le projet d’une Science du Beau, qui aurait couronné dans les Arts ce que le positivisme avait fondé dans les Sciences, et qui aurait été à l’art contemporain ce que les traités empiriques, de Dürer à Lomazzo, avaient été à l’art ancien, échouera cependant. Neurologue, assistant de Charcot à la Salpêtrière, mais aussi prof d’anat à l’Ecole des Bx-Arts, personnage dans la tradition d’un William Hunter, à la Royal Academy, Paul Richer avait ainsi rêvé de « mettre à la disposition des artistes, au sujet des proportions humaines, les acquisitions les plus sûres et les plus récentes de la science ». Sa Nouvelle Anatomie artistique du corps humain, publiée en 1906, ne fera que proposer un académisme glacé et sans vie. Seuls les régimes totalitaires, dans les années 30, Allemagne, Russie, Italie, seront intéressés à diffuser ces vignettes de corps trop rationnels, trop mesurés, trop purs, croyant y trouver les exempla de l’humanité nouvelle, musculeuse et saine, qu’ils entendaient forger. Autrement fécond, le livre qu’un an après, en 1907, l’année des Demoiselles d’Avignon, Marcel Réjà devait publier sur l’Art chez les Fous. C’était décidément du côté de l’abnorme et du « dégénéré » que l’art moderne irait chercher, sinon ses modèles, du moins ses interrogations et, à défaut d’apaiser son inquiétude, de quoi entretenir sa fièvre. » p. 29-31
• 1895 : date-clé, année durant laquelle Freud s’éloigne de la neuro-physiologie et s’engage dans une voie nouvelle qu’il baptisera psychanalyse.
• « Il est significatif que Lombroso, au début de son Esquisse sur la préhistoire de l’anthropologie criminelle, cite Aristote et le traité sur la physiognomonie qu’on lui a longtemps attribué, où l’apparence de certains criminels est comparée à celle du singe. La physiognomonie n’est pas un corps étranger dans le système de l’anthropologie criminelle tel qu’il se développe à la fin du XIXe siècle, elle en constitue un élément indispensable. Gall et ses disciples qui, à la suite de Gianbattista della Porta, croient en une correspondance exacte entre les traits d’un individu et ses dispositions internes, fondent la métaphysique de l’Ecole positive en postulant qu’il y a un accès, par le corps, à l’intériorité de l’âme. Le dedans serait dit par le dehors. Les stigmata degenerationis que Lombroso croit reconnaître sur le corps de son homo delinquens sont les signes visibles et vérifiables expérimentalement, dit-il, d’une sorte d’écriture du mal. Ils « signent » son caractère et le flétrissent à la manière de La Lettre écarlate. Mieux : ces signes sont en quelque sorte imprimés sur le corps du délit, à la manière de ces tatouages qui couvrent le corps des criminels et que Lombroso collectionnera. Plus affinées, plus scientifiques que les classifications brouillonnes de Lombroso, les théories des localisations cérébrales dans la neuromotricité positiviste, de Broca à Wernicke, participent de la même illusion naturaliste qui prétendent assigner aux diverses fonctions du corps et de l’esprit, sensations, motricité, langage, des zones précises du cortex humain. C’est bien dans cette tradition que s’était inscrit le jeune Freud, l’élève de Brücke, formé à l’école des physicalistes. En 1895 pourtant, sa très controversée Esquisse pour une psychologie scientifique restera inachevée : c’est un brouillon qu’il voudra oublier. Réduisant la physiologie du cerveau à des transmissions électriques au sein du réseau neuronal, il tentait d’y concevoir l’âme comme un appareil clos où s’ordonnerait un jeu de forces interprétables du point de vue du système de charge et de décharge, avec déplacements et dissipations d’énergie, équilibres et déséquilibres. Il n’irait pas + loin dans cette entreprise réductionniste. En 1892, dans sa Contribution à la conception des aphasies, il avait déjà réagi contre la conception localisatrice de Meynert d’une projection point par point du corps dans le cortex, et par conséquent d’un appareil du langage constitué en centres corticaux distincts dont les cellules contiendraient les représentations des mots. Que l’homme soit avant tout un animal doué de langage, et que ce langage n’est pas réductible à des processus anatomo-physiologiques dont on pourrait retracer les cheminements dans des zones précises, c’était le sens du retournement de Freud. Dans cette année 1895, 2 chemins parallèles allaient le conduire vers la redécouverte de cette prééminence d’1 langage irréductible aux cartes du cerveau : d’abord l’étude de l’hystérie menée auprès de Charcot, ensuite l’analyse du rêve qui se révèle à lui comme le chemin d’accès royal à l’inconscient. Dans les Etudes sur l’hystérie qui paraissent cette année-là, il affronte ainsi le mystère d’une anatomie du corps hystérique dont, précisément, les théories localisationnistes, la tradition issue de la phrénologie, les marquages neuronaux, ne sauraient rendre compte. Problème de scientifique, mais énigme aussi posée à l’artiste confronté à l’absence de canons. À quel schéma corporel obéit l’hystérique, qui passe outre les lois de l’anatomie ? L’hystérie défie les lois de l’anatomie. Elle crée un corps inouï qui semble pure manifestation du langage, pure manifestation de la parole, et qui, pourtant, produit des effets physiques. Ce n’est donc pas le corps qui est la cause des troubles de l’âme, comme le disent les positivistes, c’est l’âme qui impose au corps ses fantaisies, c’est l’appareil psychique qui est le moteur des altérations physiques. Abasie et cécité, remarque ainsi Freud, se moquent des nerfs. Le corps « parle ». Mais ce langage du corps ne peut être entendu par les théories neurophysiologiques du temps. Il relève d’une autre approche, d’une autre écoute. Il y a une plasticité stupéfiante de l’organisme, qui ignore superbement les localisations, qui fait voler en éclat le fixisme des « marquages », il y a une perpétuelle mouvance de ses affects et de ses sensibilités, qui disloque le schéma rigide des localisations, et qui ruine enfin la prétention de Lombroso, de Richer et de quelques autres, de fonder les lois d’une science du Beau, du Vrai, du Bien, avec ses élus et avec ses exclus. L’orthopédie n’existe tout simplement pas. « L’académisme », au sens 1er du terme, l’étude du corps nu menée selon les règles de sa construction, a vécu. Sauf exception, il ne revivra plus. » p. 34-36
• Désormais les nus = effigies indécises, violentées, tentative de retrouver une plénitude sensorielle dont le nu classique avait offert à l’œil un prototype.
• 1895 : Freud écrit l’Interprétation des rêves, publiée en 1899. Le travail du rêve dans l’homme endormi vérifie ce que le W de l’hystérique sur son corps avait laissé pressentir : il est W de métamorphoses perpétuelles, dont il s’attache à décrire les diverses figures. Plus rien n’est fixe, inscrit, marqué, tatoué : tout devient libre, mobile, fluctuant. Tout bouge, évolue, se transforme. Lapsus, glissements de sens, déformations, déplacements, condensations, à-peu-près sont dans la langue ce que sont les anamorphoses dans le domaine des images : toute une morphologie de l’aberration, un théâtre de perspectives dépravées, un catalogue de tératologies infinies, se trouvaient d’un coup validés, qui fascineraient les artistes. Il n’y a plus désormais d’ajustement topographique possible de la vie corporelle et de la vie psychique. L’homme n’est pas contenu par son corps, moins encore « marqué » dans son anatomie par ces signes qui livreraient son identité et dicteraient son destin. Le fait qu’il parle et que, par la parole, il accède à l’espace des interprétations, outrepasse chaque fois la définition « scientifique » de son être. Contre le corps conçu comme destin, fatum marquant l’individu de son sceau indélébile, Freud rappelait en 1900 la puissance d’un psychisme, obscur et sans doute à jamais inconnaissable, mais, en tant qu’il est source du langage, possibilité illimité de manifester la liberté de l’homme. Ce que Focillon allait nommer « la vie des formes », serait, dans notre siècle, inscrit sous le signe de cette dynamique libertaire. Or, quelques années plus tard, en 1913 exactement, Freud n’allait-il pas parler cependant, de manière contradictoire, de l’anatomie comme d’un destin ? C’était étrange et inattendu de la part d’un thérapeute qui venait de découvrir à quel point le corps était plastique, infiniment modelable par l’esprit et par ses affections, capable de faire pousser des membres où l’on ne voyait rien, et même de faire ressentir des douleurs là où aucun support organique n’était visible. Réintroduire la notion de destin, c’était presque revenir à la croyance ancienne d’un corps marqué par la destinée, limitant le libre arbitre de l’homme. Il le disait, en outre, à propos de la femme, avec son appareil génital si singulier, où la sphère anale est si proche encore de la sphère génitale : voir Lou Salomé : le sexe chez la femme « locataire » du cloaque, « voisin de palier » (L’Amour du narcissisme, Gall.)