Corps écrit

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Bernard (Michel) > Le corps (1972)

Présentation

Michel Bernard, Le corps, Seuil, 1995.

Description
L'auteur passe en revue les différentes approches de notre corps par les sciences et la philosophie contemporaine. Ce panorama critique des perspectives sur la corporéité de notre existence le conduit à une déconstruction du concept occidental traditionnel de "corps" et à une démystification de l'image d'un corps-bastion, refuge de l'individualité contre une société tentaculaire : la réalité de notre corps est façonnée par nos fantasmes qui reflètent eux-mêmes des mythes forgés par notre société.



Le corps de l'auteur, par Philippe Ségur
Intervention au colloque sur « Le corps dans la culture méditerranéenne », Faculté des Lettres de l’Université de Perpignan, 31 mars 2006.

« Pour lui, l’art et la mission de l’artiste étaient
sans valeur s’ils n’étaient ardents comme le soleil,
puissants comme la tempête, s’ils n’apportaient
que de la satisfaction, de l’agrément,
de petits bonheurs ».
Hermann Hesse, Narcisse et Goldmund

Toute œuvre littéraire est le fruit d’une aventure personnelle qui en constitue les linéaments et parfois la substance. De même que le but ultime du peintre est, dit-on, de réaliser son autoportrait, l’écrivain tend à percer l’énigme de sa présence terrestre dans un récit nécessairement subjectif. Aussi diffractée soit-elle dans le regard de ses personnages, la relation du rapport au monde qu’il traduit est toujours la sienne. La démultiplication des points de vue ne peut masquer leur source unique sous le couvert de l’interprétation : même Flaubert, malgré ses pétitions de principe, ne peut s’abstraire de son œuvre.
Sans qu’il soit indispensable de convoquer l’argument autobiographique, on s’accorde généralement à dire que tout objet littéraire est le compte-rendu, le souvenir ou la projection d’une expérience sensible. L’histoire de l’auteur est dans le texte, affirmera-t-on avec Sainte-Beuve. Nous pouvons y ajouter sa chair et ses perceptions physiques.
Si le constat est fréquent, il est moins courant de l’étendre à l’instant de la création proprement dite. Qu’en est-il, en effet, du rapport au monde sensible au moment de l’écriture ? Dans cette séquence de temps qui est censée succéder à l’expérience et en exploiter la matière, l’auteur est volontiers considéré comme un pur esprit. On voit en lui le producteur d’une œuvre intellectuelle dont on interroge les motivations, les sources, les ressources, le savoir-faire, l’inventivité ou l’imaginaire comme s’ils étaient momentanément séparés de ses perceptions corporelles immédiates.
Les écrivains eux-mêmes se présentent souvent comme une volonté créative en action répondant à une intention artistique plus ou moins contrôlée ou comme un canal par lequel passerait le flux d’une inspiration mystérieuse et transcendantale. Dans les deux cas, c’est dans la pensée seule que se jouerait le procès de l’écriture.
Qu’il s’agisse d’un travail de composition ou d’un jaillissement spontané, l’œuvre en cours de réalisation serait une fabrication exclusivement mentale. Cette proposition suppose toutefois d’admettre un individu subitement désincarné. À la différence de la musique, de la peinture, de la sculpture qui vont de pair avec une gestuelle ordonnée, un apprentissage instrumental, une approche physique de la matière à mettre en forme, la dimension langagière, abstraite et quasi-indifférente au support, de l’écriture la situerait dans une sorte de suspension, un ailleurs, une sphère purement intellectuelle, hors du temps et de l’espace.
Tout se passe comme si la présence dont l’auteur voulait se faire le témoin ne pouvait être transcrite qu’au prix d’une rupture et d’une dissimulation. Au moment d’écrire, le continuum de son expérience sensible s’interromprait. Il cesserait d’habiter son corps. Du moins, ses perceptions n’existeraient-elles plus pour lui qu’en perspective : remémorées, vues, recomposées en esprit, jamais synchrones avec l’écriture et, par conséquent, sans effet sur elle.
On s’est, certes, beaucoup intéressé aux habitudes des écrivains et à la scénographie de l’écriture : Balzac revêtant sa robe de bure pour écrire ; Baudelaire quittant le poème en cours pour aller « cuire sa pensée » dans les rues ; Mishima se mettant à sa table de travail tous les soirs après minuit jusqu’à l’aube. Ces détails ont leur importance pour dresser le portrait psychologique de ces auteurs. La plupart du temps, ils ne renseignent cependant que sur le cadre formel de l’activité créatrice et non sur son déroulement intime. Ils ne permettent pas d’atteindre le rapport efficient - si jamais il existe - entre le corps et la pensée au moment de l’écriture.
Plus pertinente au premier abord, la littérature psychédélique se présente comme une littérature de la perception et des distorsions de la perception. Charles Bukowski et Antoine Blondin pour l’alcool, Carlos Castaneda pour la mescaline, Thomas de Quincey pour l’opium, M. Aguéev pour la cocaïne, William Burroughs pour la benzédrine, Hunter J. Thompson pour les acides se sont fait les annotateurs des effets psychotropes d’une certain nombre de substances et des altérations de la perception qu’elles peuvent induire. La plupart de leurs œuvres sont toutefois des témoignages a posteriori et s’il est probable qu’un Bukowski a rarement écrit à jeun, ses textes ne sont pas explicites sur ce que son écriture doit à l’alcool ou aux sensations qu’il procure au moment d’aborder le clavier de sa machine à écrire.
Le surréalisme avec ses expériences d’écriture automatique constitue une tentative de centrage du processus créatif sur lui-même, de décloisonnement entre le contenu du texte et les conditions de sa production. Néanmoins, il s’agit davantage d’un effort de libération de l’inconscient – c’est-à-dire encore une fois des ressources psychiques – que d’une transparence à lui-même du corps de l’écrivain écrivant.
Kerouac et sa littérature de l’instant ont pu s’en approcher. Son entreprise d’observation détaillée associée à son parti pris de relation immédiate conduit parfois à une identification entre les perceptions de l’auteur et les modalités de l’écriture grâce au flux et à la rythmique très particulière de sa prose. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit toujours d’une transcription. L’expérience qu’elle relate a déjà eu lieu même si elle vient juste d’avoir lieu. Et pour Kerouac, au fond, la sensation demeure antérieure à l’écriture. Celle-ci n’en est que la consignation, le registre méticuleux, une forme d’encyclopédie subjective.
Même les livres marqués par la douleur et la maladie – on pense à ceux de Nietzsche et de Joë Bousquet - ne saisissent le corps souffrant de l’auteur qu’après guérison, dans des périodes de rémission ou à la suite d’une transmutation de l’expérience de la souffrance physique (le thème de la grande santé chez Nietzsche). Là encore, les perceptions au moment d’écrire semblent suspendues et le corps escamoté.
Aucune raison valable n’autorise pourtant à penser que l’écrivain possède une faculté surnaturelle de décorporation ! Aucune raison non plus de craindre a priori qu’il soit affecté de troubles de la perception. Tout au plus, son isolement, la relative immobilité de sa posture, la focalisation de son attention sur la page lui permettent-ils d’atteindre un état de concentration aiguë et d’oublier momentanément son environnement. Mais cela vaut pour n’importe quel autre individu occupé à n’importe quelle autre tâche absorbante : le moine plongé dans sa méditation, l’artisan penché sur l’objet qu’il façonne, le conférencier qui révise son texte, le spectateur emporté par les images dans une salle de cinéma.
La véritable question est donc moins de savoir si le corps de l’auteur disparaît ou non par une sorte de miracle transcendantal que de se demander pourquoi le corps de l’écrivain écrivant est ainsi passé sous silence. Ce silence doit d’autant plus alerter qu’il se manifeste dans une activité créatrice dont le but explicite est de relater toute l’expérience humaine, c’est-à-dire toute l’expérience sensible. Dans le regard englobant que la littérature porte sur le monde, il y a là un angle mort.
Or, il n’est pas indifférent que cet angle mort masque précisément la position de l’auteur. Non pas celle qu’il occupe au moment où il perçoit le monde (le moment de l’expérience), mais celle qui est la sienne quand il le représente et qu’il transcrit la perception qu’il en a eue (le moment de la création).
Il semble que l’escamotage du corps de l’écrivain écrivant soit en relation directe avec l’activité de représentation. Une représentation conçue comme la re-création d’une expérience ayant déjà eu lieu et supposant pour la préservation de sa pureté idéale une évacuation de toute perception parasite n’appartenant pas à l’expérience première. En ce sens, le corps absent est une condition du corps de l’écrivain à l’œuvre, c’est-à-dire de l’acte de représentation (I).
Mais il serait illusoire de s’imaginer une pensée sans effet sur le corps. L’être humain est ce qu’il pense. Son activité mentale est génératrice d’émotions qui lui donnent à éprouver son organisme et qui, ce faisant, le modifient. Dès lors, comment l’écrivain pourrait-il réactiver en pensée une expérience première sans en ressentir de quelque manière l’écho corporel ? Comment l’auteur ferait-il pour ne pas éprouver physiquement les conséquences d’une excitation aussi intense, concentrée, durable de son système neuro-végétatif central ? À la vérité, parce que son corps est, par définition, dans l’œuvre, l’écrivain qui écrit est nécessairement et paradoxalement un corps ardent : un corps qui brûle dans son absence (II).

I - LE CORPS À L’ŒUVRE : UN CORPS ABSENT
L’expérience sensible est simultanément ce qui atteste notre présence au monde et ce qui nous révèle qu’elle est menacée. L’individu se sait vivant parce qu’il éprouve. Et parce qu’il éprouve, il connaît la nature finie de toute chose et se sait lui-même mortel. Cette perception a sans doute une valeur universelle. Le statut cognitif accordé à l’expérience sensible varie néanmoins en fonction des circonstances historiques.
L’une des caractéristiques de l’homme d’aujourd’hui est qu’il considère sa personnalité comme la somme de ses expériences passées. Cette conception fait de lui un être toujours singulier, aussi unique et horizontal que le chemin parcouru par lui depuis le jour de sa naissance. Elle va de pair avec l’exaltation du moi apparue en littérature avec les germes pré-romantiques manifestes dès le XVIIIè siècle. L’idée que nos actes nous suivent - pour reprendre le titre d’un roman de Paul Bourget – n’a cessé de se développer par la suite.
Cette vision, si différente de celle de l’Antiquité, implique que la présence au monde soit une expérience linéaire et que cette linéarité constitue d’une manière indélébile l’être social de l’individu. Dans ces conditions, l’expérience sensible devient un capital historique individuel. Chacun postule une identité entre ce qu’il est à un moment donné et la somme des événements qu’il a vécus auparavant. La sécularisation des notions de faute et de culpabilité, héritées du judéo-christianisme, et le psychologisme issu de la vulgate freudienne confèrent à la personne une dimension verticale : c’est dans les tréfonds du psychisme où s’accumule la mémoire des expériences passées qu’il faut chercher la clef de l’identité, la forme secrète du moi.
L’époque promeut cette archéologie intime qui tend à fonder la personne sur les sédiments de son histoire particulière. Si notre culture flatte l’exposition du corps au point d’assimiler l’individu à son apparence, elle revendique simultanément le droit pour lui de ne pas être une simple surface, aussi plate qu’une page de magazine ou qu’un écran de télévision. La superficialité de l’image se sanctifie de cette nouvelle verticalité psychique qui n’a de valeur que si elle est montrée. Le secret de l’histoire intime doit être éventé, publiquement raconté, rendu à son tour aussi visible que la surface corporelle dont il prétend constituer la profondeur. De cette façon, tout est converti en objet de regard, d’exposition, de publication, y compris ce qui par nature échappe à l’image : l’intériorité.
La conscience individuelle moderne se constitue donc à partir de l’expérience actuelle du corps (je suis ce corps-là) et de la mémoire de ses expériences passées (je suis ce corps passé). Or, dans les deux cas, l’identification se heurte à une limite inquiétante : ce corps-là est voué au vieillissement, à la dégradation et à la corruption ; ce corps passé demeure insaisissable, objet de fuite dans les glissements de la mémoire, impuissant à conserver avec exactitude le souvenir de ses états antérieurs.
Il y a là une contradiction essentielle. La conscience individuelle se construit à partir de l’expérience sensible et se perçoit à travers elle comme une entité unifiée et durable (le moi). Pourtant, l’expérience sensible n’enseigne réellement qu’une chose : il n’y a pas d’entité unifiée et durable. Le continuum de conscience qui me rend solidaire de mon histoire personnelle, se construit au prix d’un retournement fallacieux du sens même de mes perceptions. Le simple fait de dire « je » suppose une falsification de l’expérience du vivant, car celle-ci ne cesse de montrer l’impermanence du monde physique : tout meurt, disparaît, se transforme. En quel point immuable de cet univers physique peut donc se tenir le « je » pour affirmer qu’il perdure ? La conscience individuelle élabore l’idée d’un moi permanent à partir de l’expérience d’un monde impermanent.
Il s’agit là d’une illusion au sens où l’entendait Freud. Une illusion responsable d’une séparation profonde entre le monde sensible et le monde intelligible. Le moi pensant se forge avec les sens, mais contre ce qu’ils lui indiquent. L’être humain est une conscience divisée, séparée de ce qui la constitue et qui, pour cette raison, la fascine : le corps.
L’écriture n’est jamais qu’une expression assez sophistiquée de cette déchirure. Il est commun de dire qu’écrire revient à sublimer l’expérience sensible. Par sa pratique, l’auteur fait passer le corps de l’état des contingences biologiques à l’état de l’idée et de sa représentation. Fixé par l’écriture, le corps avec son cortège de perceptions est ainsi apuré, lavé de son inquiétante fragilité, de sa morbidité et des germes flagrants de la mort.
La corruption physique, cependant, ne peut être surmontée que par un saut dans le non-temps de la représentation et par la dissimulation du corps réel de l’auteur qui écrit. L’un et l’autre sont liés : l’escamotage du plan organique est la condition de la suspension chronologique. Affranchi idéalement des contraintes de l’horloge biologique, l’auteur peut s’identifier à l’esprit pur et s’imaginer hors du temps, dans l’éternité.
Pour y parvenir, le corps doit être éloigné du sujet pensant par cette mise à distance que constitue la représentation. Ne pouvant être présent simultanément deux fois, il doit avoir disparu pour être rematérialisé. D’où la double absence du corps de l’écrivain écrivant. Absence symbolique dans le texte, absence physique au moment de l’écriture.
Il existe, en effet, une forme d’analgésie du corps de l’auteur qui écrit, une suspension ou une atténuation de ses sensations et de ses perceptions. Elle résulte pour partie de l’état de concentration spécifique à son activité : solitude, durée et fréquence de l’activité induisant une habitude corporelle, focalisation de l’attention visuelle sur un objet relativement neutre (la feuille de papier, l’écran de l’ordinateur), centrage concomitant de l’esprit sur son propre objet (la pensée créatrice). Ces divers éléments expliquent le détachement particulier qui se produit au moment de l’écriture. Si le monde sensible peut resurgir dans l’œuvre, c’est qu’il s’évanouit du domaine des perceptions.
L’assiduité et la régularité horaire quotidienne ne sont pas étrangères au phénomène. L’expérience apprend à identifier, à travers la répétition, une qualité particulière de l’habitude qui correspond à une usure, une fatigue ou une docilité du corps. Il s’agit là d’une discipline corporelle qui, par le fait mécanique d’aller s’asseoir jour après jour, facilite la domestication des pensées et des gestes et permet la libération des ressources inconscientes au cœur du processus créatif.
Le résultat est l’escamotage du corps, la propulsion dans l’ailleurs de l’écriture. Toutefois, malgré son étrange absence, affirmer que le corps de l’auteur à l’oeuvre n’éprouve rien serait inexact. Il est ardent, au contraire, car il se voit simultanément projeté dans l’œuvre où il brûle d’une autre qualité de sensations.

II - LE CORPS DANS L’ŒUVRE : UN CORPS ARDENT
Le propre de l’humain est de pouvoir évoquer à chaque instant en pensée des objets qui ne se trouvent pas sous ses yeux. Mieux : de superposer au spectacle immédiat du monde la représentation qu’il s’en fait par le jeu de ses projections et de son interprétation. Parce qu’il est un être conscient, il est condamné à être toujours spectateur de lui-même et du milieu dans lequel il vit.
Sa subjectivité le place ainsi dans une position d’extériorité absolue vis-à-vis de la réalité. S’il use de son esprit analytique pour se considérer lui-même, il est conduit à s’apercevoir que le monde n’est que spectacle dans son regard et produit de l’intersubjectivité – observation dont la conséquence est de relativiser grandement les frontières admises entre la réalité et l’imaginaire.
Par son activité, l’écrivain se trouve dans une position privilégiée pour atteindre à la conscience claire de cette impossibilité du réel objectif. La création de fictions lui permet d’appréhender que toute notion de réalité n’est que reflet dans son cerveau d’un objet inconnaissable. L’idée que le réel n’existe que dans son esprit peut s’imposer d’autant plus fortement que c’est à travers sa langue que chaque individu forge l’objectivité supposée du monde. Or, l’écrivain, parce qu’il fait de la langue son instrument et qu’il la façonne en la fixant dans le texte, investit la subjectivité particulière de cette langue de sa propre subjectivité.
À cet égard, on a trop réduit à l’anecdote les derniers mots de Balzac sur son lit d’agonie. Balzac appelant Bianchon n’est pas un illuminé, un excentrique succombant à sa monomanie de l’écriture, une figure caricaturale de l’auteur rattrapé par sa création. Balzac mourant n’est pas plus victime qu’un autre de l’illusion de son esprit. Ses derniers mots signifient qu’entre une construction intellectuelle aussi complexe qu’une œuvre romanesque en 90 volumes et la lecture subjective que nous faisons du monde chaque jour, il n’y a pas de différence.
Cette folle lucidité de l’écriture a son explication : le romancier vérifie absolument l’impossibilité d’une réalité objective, parce qu’il expérimente absolument la possibilité d’une réalité subjective. Ecrire un texte de fiction revient à vivre pendant des mois la majeure partie de sa vie consciente dans un espace qui n’existe qu’en esprit et ceci dans un état de suspension des perceptions corporelles, du moins de ralentissement, proche de l’étiage, du flux d’informations venant de l’extérieur. Quand il écrit, l’auteur découvre alors que son univers romanesque n’a pas moins de réalité que l’univers tout court. La fiction qu’il bâtit est aussi légitime, pour lui pendant des jours et des semaines, pour le lecteur pendant quelques heures, que le monde réel. Il est bien, au sens étymologique (auctor), le « fondateur d’un ordre » et, en même temps, « celui qui augmente confiance ».
Cette certitude est d’autant mieux ancrée en lui que son corps, absent du monde réel lors de l’écriture, se manifeste avec force dans le monde de la fiction. On n’a pas prétendu en vain qu’à l’instar du rêve dans lequel le rêveur prend le masque de chacun des protagonistes, le roman est un théâtre où chaque personnage sollicite la participation de l’auteur. Non que celui-ci se révèle nécessairement à travers toutes les figures qu’il crée, mais chacune suppose de sa part une identification d’importance variable.
La remarque n’est pas de pure forme. L’investissement émotionnel peut conduire l’auteur à éprouver, comme sous l’effet d’un puissant hallucinogène, les affects de ses personnages. Loin de se limiter à l’idée de ces émotions, il les ressent dans son système viscéral (accélérations cardiaques, spasmes), musculaire (contractures, relâchement) et même tactile (bouffées de chaleur, frissons, sudation). Ainsi passe-t-il avec ses personnages par des phases d’euphorie, de colère, de douleur, de plaisir, de tristesse, etc.
Absent du monde comme récepteur des flux d’information, son corps n’en exprime que plus vivement les sensations et les émotions nées du déploiement de l’intellect dans la fiction. Leur intensité peut aller jusqu’à la violence des émotions, jusqu’à la conflagration ou l’embrasement intime que rend bien l’anglais « to burn out ». Le corps ardent contribue alors à créditer le monde représenté d’un valeur équivalente à celle du monde réel.
On revient toutefois de l’expérience de l’écriture. Elle n’est qu'un moment, un laps de temps fini dont il faut sortir pour satisfaire aux contraintes du vivant. Mais la tentation existe de la reproduire aussi souvent que possible et de demeurer dans cette réalité-là plus longtemps que dans l’autre. La fascination qu’elle exerce tient à l’heureux vertige qu’elle provoque : elle dévoile à l’auteur l’élasticité d’un espace mental élargi aux dimensions de l’univers.
En même temps, elle peut mener à la conclusion tragique qu’il n’y a de savoir du monde que dans la subjectivité du regard et qu’il n’existe pas de vérité communicable. Constat terrible de l’enfermement, de l’impossibilité de rien partager, qui fait courir le risque d’un véritable anéantissement personnel.
Si l’esprit contient le mirage du monde, le mirage du monde contient aussi bien l’esprit. La perception de soi elle-même devient floue dans le jeu de miroirs. L’écrivain entre dans une dualité radicale de lui avec lui. Il se pense comme impossibilité de se penser. Il s’éprouve comme impossibilité de s’éprouver. À jamais séparé du monde par la représentation, il se découvre en même temps comme à jamais séparé de lui-même par la conscience seconde de son corps, de ses perceptions, de ses pensées, qu’il actualise dans l’écriture.
Ce sentiment aigu de la division, du déchirement, cette « conscience malheureuse » dont parle Hegel, est un sentiment de perte irréparable. L’unité que connaît l’enfant dans le sein de sa mère, l’unité de la présence animale, fusionnelle avec l’environnement, sont à jamais hors de sa portée et ne lui laissent plus que la nostalgie d’un « sentiment océanique », pour reprendre la formule de Freud.
Quelles solutions reste-t-il à l’auteur ? Il peut substituer une autre illusion à celle qu’il vient de dévoiler : l’écriture devient une nouvelle religion (une nouvelle dogmatique du monde vrai), un succédané philosophique (« la plus haute raison d’exister » comme disait Borgès) ou une compensation psychologique (le succès littéraire comme étayage de l’ego, l’écriture comme thérapie personnelle). Elle est, dans ce cas, hypostasiée, érigée en finalité, bien qu’elle ne soit qu’un moyen de connaissance et une technique de communication.
L’auteur dispose également d’une autre solution : celle de poursuivre dans la voie qui s’est ouverte à lui non pour s’y fixer, mais pour la dépasser. Lorsqu’il pense la représentation, il lui appartient de découvrir que c’est plutôt la représentation qui se pense en lui et qui l’absorbe. Il n’est plus distinct du monde, mais uni au monde qu’il fait advenir dans son esprit. Il est identifié à l’illusion, perdu dans le spectacle et faisant corps avec celui-ci. Il est une présence animale au sein de l’illusion. Par là, il atteint la connaissance absolue, intuitive, fusionnelle, de tout le savoir humain du monde.
S’il perce à jour la connaissance comme représentation, c’est parce qu’il devient la représentation. Il se fait lui-même présence immanente au sein de l’univers spectaculaire. Il est tous les personnages, toutes les occurrences, tout devenir, il est Dieu. Du moins, tout le dieu possible de toute représentation possible et, en même temps, pleinement humain, parce que coextensif à la totalité de la représentation, au mirage de son esprit. Le caractère divin ou démiurgique de l’acte créateur réside dans cet investissement massif de l’espace mental qui est le seul espace, la seule fenêtre sur le réel.

Tout roman est donc sacrificiel. Toute littérature est meurtre symbolique. Le corps de l’écrivain écrivant, signe tangible de sa présence au monde, ne saurait y être retrouvé, parce qu’il est la chair dont se nourrit le texte pour s’approprier ses vertus. Celles d’une pseudo-réalité qui demande à être détruite pour être incorporée. Le burn out est une consomption du moi qui loin d’éloigner l’homme de lui-même le rapproche de sa propre nature. Quant à l’art, comme l’a écrit Nietzsche, il est le seul à pouvoir être sincère, parce qu’il est seul à assumer l’illusion dans le pacte qui unit l’artiste au public.
Et si, en définitive, le corps doit être rendu absent, c’est pour y flamber de sa propre puissance qui est esprit. La représentation se dévoile alors telle qu’elle est : une valeur ajoutée par l’humain et dont il appartient à l’auteur, celui qui augmente la confiance, de rappeler à chacun la valeur et le signe de vie.

Philippe Ségur http://ph.segur.free.fr



Jacques Gleyse « Corps & Culture »
Faculté des Sciences du Sport et de l’Éducation physique. Université de Montpellier I et IUFM de Montpellier

Michel Bernard. La chair et le verbe. « Nature », culture et éducation
Résumé : Michel Bernard est l’un des auteurs phares du champ de l’Éducation physique pour ce qui concerne les approches philosophiques et anthropologiques du corps. Le texte cherche à résumer son œuvre de manière synthétique et à en extraire les axes les plus forts. Il semble que l’une des clefs de cette œuvre bigarrée et conséquente, de ce labyrinthe textuel puisse tenir dans le dialogue complexe de la chair et du verbe. Mots clés : Corps, culture, nature, éducation, expressivité

Corps et Culture, tel est le nom de la collection que Michel Bernard, Agrégé de philosophie, alors Maître assistant à l'Université de Paris X, crée en 1974 aux Editions Universitaires. On voit donc la filiation entre la revue, dans laquelle trouve place le texte, et cet auteur. Michel Bernard est, sans aucun doute, l'un des maîtres à penser et surtout le père fondateur d'une réflexion contemporaine, philosophique, psychanalytique et anthropologique sur la culture corporelle en Éducation physique et dans bien d’autres lieux.
Sur un autre plan, un lien tout aussi fort l'unit aux recherches et à la formation en « Éducation physique » puisqu'il enseigna durant huit ans la psychopédagogie à l'Ecole Normale Supérieure d'Éducation Physique et Sportive de garçons (de 1960 à 1968, notamment aux côtés de Robert Mérand !), après avoir été professeur agrégé de philosophie à l'Ecole Normale d'instituteurs d'Arras. C'est ainsi qu'il a pu influencer les travaux d'autres acteurs aujourd'hui hors de l’institution S.T.A.P.S. tels Jean-Marie Brohm et Georges Vigarello… ou en son sein : Daniel Denis, Christian Pociello, et d'autres encore. Cette position originale et ce parcours sont très clairement expliqués dans l'article intitulé « Esthétique et théâtralité du corps. Un entretien avec Michel Bernard », paru dans la revue Quel Corps ? (1988 a).
En tout état de cause, toute une génération d'étudiants et de formateurs en Éducation physique et plus généralement en sciences de l'éducation et en sciences humaines, en France et en Europe, fut interpellée par la publication de l'ouvrage le faisant vraiment connaître et reconnaître, Le Corps, dont la première édition fut publiée en 1972 aux Editions Universitaires.
Pourtant, la première publication de cet auteur qui fera date dans l'histoire de l'Éducation Physique, se situe en 1968 dans le numéro quarante-trois de la revue Partisans, intitulée Sport, culture et répression. Elle a pour titre : «Politique gaulliste des sports et des loisirs». Il s'agit d'un réquisitoire contre le système gaulliste appliqué au sport et considéré comme posant « les jalons d'un système cohérent de contrôle, d'asservissement de tous les secteurs aux nécessités de la concurrence capitaliste internationale » (Bernard M., 1968 : 100). On le voit, dès le départ, une perspective « critique », au sens kantien du terme, anime Michel Bernard. Mais son œuvre ne se limite pas à cette perspective d'analyse. Au contraire, elle tente de montrer, dans une optique finalement assez proche de celle de la généalogie nietzschéenne ou de l'archéologie foucaldienne, comment le corps est un système de normes et de contrôle, mais aussi comment il est largement déterminé par des dynamiques inconscientes, pulsionnelles qui ne répondent pas nécessairement aux lois sociales ou au logiques rationnelles strictes. La démarche de Michel Bernard n'est donc pas très éloignée, au fond, de celle de l'actuelle revue Corps & Culture s'interrogeant sur les systèmes de normes et de valeurs, attachées aux pratiques corporelles tout autant qu'aux dynamiques de transformations des discours tenus sur ces pratiques et de ces pratiques elles-mêmes.
Ainsi, associer Michel Bernard à ce numéro consacré à « Corps et Éducation » semble tout naturel, dans la mesure où celui-ci a publié dans ces deux domaines et que, de toute manière, ses recherches, touchant à la culture corporelle, ont finalement toujours inclus la problématique de l'éducation. Si, en effet, « le corps est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes » (Bernard M., 1976 : 134), il est tributaire d'un phénomène d'imprégnation par la culture qui, finalement, est un processus d'éducation, explicite ou implicite. Mais, auteur prolifique, Michel Bernard ne s'est pas arrêté dans ses publications à sa thèse originelle. Ce sont quelques dizaines d'articles, dans différentes revues (Partisans, Quel Corps ?, Esprit…) et ouvrages collectifs (Histoire de la philosophie, Encyclopédie philosophique universelle) qui pavent le chemin du philosophe du corps et de l'éducation. Ces textes sont généralement fondés sur un regard psychanalytique, clinique, voire anthropologique posé sur le corps qui préside à une philosophie et une éthique. Le fond en est toujours une position critique, une « déconstruction » de la corporalité où le sentir et la simulation s'opposent à l'instrumentation, à la pragmatique et à l'action. Les références fréquentes sont Freud, Klein, Reich, Merleau-Ponty, Schilder, Marcuse, Deleuze et Guattari, mais aussi Fédida, Baudrillard, Lyotard voire Valéry ou Wallon.
Par ailleurs, deux gros ouvrages sont également publiés par Michel Bernard : L'Expressivité du corps. Recherche sur les fondements de la théâtralité, en 1977, qui correspond à sa thèse d'Etat et, dans un tout autre domaine, Critique des fondements de l'Éducation. Généalogie du pouvoir ou de l'impouvoir d'un discours, en 1988 (chez Chiron). Cet ouvrage semble rompre avec la logique précédemment suivie d'une analyse philosophique et anthropologique du corps, mais à y regarder de plus près on verra que cela est plus complexe. En effet, si c'est bien d'histoire de l'éducation dont il est question là, sa mise en relation avec les mythologies constitutives et les structures organisationnelles ramène, pour partie, à des logiques anthropologiques dont la distance au corps n'est pas aussi grande qu'il peut y paraître.
Mais, le parcours d'écriture de Michel Bernard se poursuit encore aujourd'hui, puisqu'à l'âge de soixante-treize ans, il publie chez Chiron en association avec le Centre national de la danse : De la création chorégraphique. De la danse comme acte fondateur.
Ce qui suit tente de souligner toute l'ampleur de l'œuvre réalisée par l'auteur et toute sa puissance pour constituer un nouvel espace de discours sur le corps et l'éducation.

Une collection qui décale le regard
Alors que l'on s'était relativement contenté de définir le corps en termes anatomiques et physiologiques et à lui appliquer, malgré les travaux de Leroy-Gourhan ou de Mauss, les catégories des sciences de la vie, comme système majeur d'analyse, notamment dans le domaine de l'Éducation physique, Michel Bernard tente de faire naître une nouvelle vision de ce « symbole ». Il le réalise, bien sûr, en produisant une œuvre que l'on peut qualifier de majeure, mais aussi en ouvrant une collection, totalement inusitée et innovante, analysant le corps, non plus comme une structure biologique, mais comme un symbole social et culturel.
La collection « Corps et Culture » des Editions Universitaires — qui deviennent rapidement « Jean-Pierre Delarge » — publiera, entre 1974 et 1979, dix ouvrages (en général deux par an), généralement consacrés au corps comme système symbolique et culturel, voire aux pratiques corporelles et même à l'Éducation Physique. Son identité est clairement définie sur tous les ouvrages en quatrième de couverture : « Cette collection réalise le projet de Michel Bernard en conclusion de son livre sur “ le corps ”, à savoir : faire l'analyse des pratique corporelles et des discours qu'elles suscitent pour mettre à jour les processus idéologiques qui les gouvernent. Si vraiment “ le corps est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes ”, une telle collection permettra de les dévoiler, d'en saisir le sens et du même coup de dénoncer l'exploitation mystificatrice actuelle du thème corporel » (Bernard M., 1974 : 4ème de couverture). Le premier ouvrage publié dans la collection « Corps et Culture », n'est pas Le Corps, qui est réédité en 1976 (c'est le troisième de la série), mais un ouvrage consacré globalement au corps dans l'éducation primaire et rédigé par Daniel Denis : Le Corps enseigné (en 1974), où l'auteur, après avoir analysé les instructions officielles en vigueur et montré les systèmes d'interdits de l’institution scolaire, propose notamment la mise en œuvre d'une pédagogie alternative et aléatoire en Éducation physique. Puis vient Corps et politique (1975) de Jean-Marie Brohm, approche freudo-marxiste largement vulgarisée aujourd'hui de la sociologie du corps. L'Expressivité du corps, recherche sur les fondements de la théâtralité, qui sera analysé plus loin, est le quatrième ouvrage à paraître dans la collection, la même année que Sociologie politique du sport de Jean-Marie Brohm (1976), ouvrage appliquant aux pratiques sportives la radicale critique freudo-marxiste, mise en œuvre pour ce qui concernait globalement le corps en 1975. Le texte de Pierre Fédida : Corps du vide et espace de séance, paraît en 1977 ; il traite du corps dans l'espace psychanalytique.
C'est en 1978 que sont publiés, l'ouvrage fondamental et très foucaldien de Georges Vigarello, qui servira ensuite de point d'appui à bien des historiens des pratiques corporelles : Le Corps redressé. Histoire d'un pouvoir pédagogique, et, ainsi qu’un recueil dirigé par Michel Bernard lui-même, essentiellement consacré à la pratique de l'éducation corporelle, voire spécifiquement à l'Éducation physique : Quelles pratiques corporelles maintenant ?. Ce dernier texte rassemble les contributions de J.-M. Brohm, L. Colin, D. Denis, J.-L Pannetier, E. Valette, G. Vigarello et, bien sûr, Michel Bernard. Il cherche à se situer à la fois dans les domaines de la théorie et de la pratique en associant des chercheurs universitaires (Bernard, Colin, Brohm, Vigarello), et des professeurs d'Éducation physique du moment (Denis, Pannetier, Valette).
Enfin, paraissent fin 1978 et début 1979 les deux ouvrages qui concluent la collection. Celui de Daniel Charles, Le Temps de la voix, propose une analyse de la voix non comme seul support du langage mais bien comme « corps des paroles », comme « substance de la parole ». Démocratisation du sport : mythe ou réalité ? d'Yves Le Pogam, actuel directeur de publication de la revue Corps & Culture, comme son titre le souligne, s'interroge sur la réalité de l'idée, très largement diffusée dans les années soixante-dix, d'une démocratisation du sport. Ce point de vue est globalement réfuté au profit de celui, notamment, de massification. Les pratiques sportives restent bien l'emblème de classes sociales malgré certains éléments de résistance et de différenciation qu'il est intéressant de fouiller.
Ont été publiés dans la collection « Corps et Culture » chez Jean-Pierre Delarge, sous la direction de Michel Bernard, dix ouvrages, très importants voire même fondateurs, pour le champ de l'analyse critique des pratiques corporelles. Ces dix ouvrages ont contribué, largement, à favoriser une lecture du corps comme « signifiant flottant », comme « habit d'arlequin fantasmatique » ou, pour le dire autrement, comme un véritable fait culturel et social. Ces dix ouvrages prolongent en quelque sorte, en les amplifiant, les thèses initiales défendues par Michel Bernard dans son ouvrage fondateur Le Corps.
C'est d'ailleurs ce que prévoit ce dernier dans la réédition chez Delarge de cet ouvrage, dans l'appendice « réflexions nouvelles quatre ans après. Le corps talisman ou l'illusion lyrique » : « La réédition et l'intégration de ce livre dans la Collection « Corps et Culture », m'offre l'occasion souhaitée sinon de le compléter (la production de la collection elle-même s'en chargera [je souligne]), du moins de le préciser et d'en dégager la ligne d'évolution. » (Bernard M., 1976 : 143).

Le Corps

« Toute philosophie ne peut éviter ou évacuer une réflexion sur le corps sans se condamner à n'être qu'une spéculation vide, futile, stérile » (Bernard M., 1976 : 8) ; voici finalement le fondement sur lequel repose le propos de Le Corps et peut-être de toute l'œuvre de Michel Bernard. Il s'agit, rien moins, en effet, dans ce texte, que de tenter de démystifier « la civilisation du corps » et de livrer ce « corps » à une analyse démontrant comment « sa réalité est façonnée par nos fantasmes inconscients qui sont eux-mêmes le reflet des mythes forgés par la société » (ibid., 4ème de couverture).
Á partir de ce point focal, l'ouvrage va, montrer comment le corps est devenu un des centres de la culture des années soixante-dix et comment, sa prétendue « libération », par différentes pratiques physiques, pourrait n'être qu'illusoire. Pour cela, l'ouvrage réalise, en quelque sorte, une revue de question des différentes « explications de notre corps proposées par les sciences et la philosophie contemporaines » (ibid.).
Dans un premier temps, il se questionnera sur l'ambivalence fondamentale du corps, car « le discours sur le corps ne peut jamais être neutre : parler sur le corps, oblige à éclairer plus ou moins l'autre de ses deux visages, celui à la fois prométhéen et dynamique de son pouvoir démiurgique et de son avide désir de jouissance, et, par contre, celui tragique et pitoyable de sa temporalité, de sa fragilité, de son usure et sa précarité. Toute réflexion sur le corps est donc, qu'elle le veuille ou non, éthique métaphysique : elle proclame une valeur, indique une conduite à suivre, et détermine la réalité de notre condition d'homme » (ibid., : 8). Ce point de vue conduit évidemment à poser, d'emblée, un système de valeur, une éthique : peut-être le corps considéré comme « libéré » ou en voie de libération dans la société contemporaine (fin des années soixante début des années soixante-dix) n'est-il qu'un faux-semblant, qu'un leurre. Peut-être le fait de se tourner vers l'intime individuel en pensant ainsi libérer le corps n'est-il qu'une facette du problème. Sans doute même, cette idée n'est-elle qu'un mythe, car le corps est plutôt un construit social (conscient ou inconscient) ou du moins un dialogue entre le social et l'individuel : « En définitive, la civilisation occidentale contemporaine nous fait assister et, que nous le voulions ou non, participer à une exhaustion du corps au niveau d'un mythe prétendu libérateur qui, en fait, pénètre et transforme l'expérience personnelle, installant au cœur de notre être subjectif, le réseau le poids aliénant des impératifs sociaux. […]
Autrement dit, nous voudrions démystifier une certaine image commune du corps comme réalité close et intime […] et, au contraire, souligner son ouverture et sa fonction de médiation sociale » (ibid. : 14).
Á partir de là, Michel Bernard va recenser les grandes théories des sciences biologiques ou humaines qui ont contribué à construire ou à favoriser la compréhension du corps contemporain.
La première partie du texte va donc explorer l'histoire des théorisations de l'image du corps depuis la fin du XIXe siècle, « de la cœnesthésie au schéma corporel ». Ainsi, à partir de la conception des premières théories liées à l'observation expérimentale du membre fantôme, Michel Bernard étudie comment se construit, notamment, à la suite de Head, avec les travaux de Paul Schilder, une abstraction théorique du corps appelée « Schéma corporel ». Mais, cette image théorique, cette abstraction se situe surtout dans le domaine de l'action et ne paraît pas vraiment prendre en compte l'aspect libidinal et émotionnel de l'expérience corporelle, issu des travaux de Freud. En conséquence, ce sont deux images du corps qui semblent au premier abord irréductibles, auxquelles on se trouve confronté.
On notera que la référence à la psychanalyse pour comprendre les phénomènes corporels, en ce début des années soixante-dix, demeure « révolutionnaire », surtout dans les milieux de l'Éducation physique où les approches rationalistes voire mécanicistes demeurent le lot commun. Penser le corps comme une sorte de « Ça » matériel et matérialisé, à l'instar de Groddeck, est même sûrement une sorte de provocation adressée à bon nombre de formateurs de l'ENSEPS garçons (notamment ceux axés sur la performance sportive).
La deuxième partie ne fait que complexifier et enrichir l'analyse et rendre plus difficile encore la mise en place d'une définition claire du corps. Là le corps est étudié, notamment au travers des théories d'Henri Wallon, relatives au développement de l'enfant, comme un système de relation au monde, particulièrement dans la perspective du dialogue tonique de l'enfant avec sa mère, mais aussi dans celle de la prise de conscience de soi, spécifiquement au travers du stade du miroir.
Puis le regard se tourne vers un corps « être-au-monde » dont la conception est issue de l'approche phénoménologique. Ce corps doit être pensé avant tout comme un corps relationnel. Le corps dans la perspective phénoménologique n'est pas clos, il est nécessairement ouvert à autrui. Le corps dans ce contexte n'est plus « corporéité mais “ intercorporéité ” » (ibid., : 53). Cette deuxième partie s'achève enfin sur les conceptions synthétiques de J de Ajuriaguerra, concernant le dialogue tonique et surtout la méthode thérapeutique qui en résulte : une thérapie du corps par le corps. Cependant, ici encore, si l'analyse s'enrichit, elle semble trop faire fi des processus totalement inconscients qui ont été révélés par la psychanalyse et qui permettent encore une autre perception de la corporalité.
La dernière partie cherchera alors à analyser le corps dans une logique qui va « du fantasme au mythe ». Le corps que met à jour la psychanalyse est bien un corps fantasmé, non rationnel, pulsionnel, passionnel, libidinal qui ne fonctionne jamais selon les lois de la logique, de la raison mais bien plutôt selon sa propre logique. C'est donc une nouvelle façon de percevoir la corporalité qui nous est ici proposée.
L'étude du cas d'Elisabeth Von R., par Freud, sert de base à une première analyse qui montre comment la motricité peut être perturbée par un non-dit pulsionnel. Ici, c'est la convoitise du mari de la sœur qui conduit à une paralysie apparente, évitant finalement toute possible expression corporelle du désir. Le fantasme, le libidinal, est donc tout aussi constitutif de la représentation du corps que le schéma corporel, l'image de soi, le dialogue tonique ou tout autre système conceptuel.
L'apport fondamental de la psychanalyse consiste, en « rompant avec le point de vue du biologiste, de n'envisager ce corps que comme un fantasme produit par l'imaginaire et signifié par le langage » (ibid., : 80). La démonstration, dès lors, glisse à la critique du scientisme anatomique ou physiologique, en montrant que le corps des médecins physiologiques n'est, finalement, qu'une partie du corps vécu et représenté ou, plutôt, n'est qu'une représentation du corps. Bien d'autres sont possibles : « Ainsi pas plus que la physiologie (cette “ anatomie animée ”, dit Fédida) qui, comme nous l'avons vu sur l'exemple des douleurs d'Elizabeth von R…, met en jeu des désirs inconscients et des significations symboliques, l'anatomie ne peut se prévaloir de la vérité de son savoir sur le corps. La médecine, qui le prétend généralement, oublie que derrière ce corps comme objet anatomique et physiologique se dissimule “ un corps d'enfance ”, le corps imaginaire du désir. C'est ce corps qui a été enseveli par la médecine devenue encyclopédie scientifique et technique » (ibid., : 81).
Pourtant ce corps enseveli n'est finalement pour Michel Bernard qu'une autre illusion rassurante. Le corps ne peut être pensé que dans sa multiplicité, sa complexité, son amphibologie et finalement son aporie. Aucune explication n'est vraiment exhaustive, aucune explication n'est vraiment satisfaisante.
Ainsi, si l'approche psychosociologique enrichit encore les visions de la corporalité, elle ne l'épuise pas plus que les approches précédentes. L'érythrophobie (la peur phobique de rougir), citée en exemple, permet de dégager de nouveaux enseignements : le rôle du regard dans les relations intercorporelles, la place centrale du visage, la labilité du corps (qui déplace la turgescence et l'érection du pénis au visage), c'est-à-dire le fait que le corps soit plus fantasmagorique que réel, et la signification sociale du corps. Ce dernier point sera encore mieux étudié au travers du chapitre 9 intitulé « l'approche sociologique : le corps comme structure sociale et mythe » (ibid., : 123). Ici ce sont les références à Mauss (l'anthropologie des techniques du corps), à E.T. Hall (la proxémique) qui permettent de faire apparaître le « symbolisme social de notre corps » (ibid., : 129).
Le corps dès lors ne peut plus être considéré, dans une synthèse surplombante, que comme « ouverture et carrefour du champ symbolique » (ibid., : 133). Le corps devient même « le symbole de tous les symboles existants ou possibles » et peut-être le lieu d'ancrage de tous les mythes. On ne sera donc pas étonné que l'ouvrage s'achève par l'analyse des « mythes du corps » et par l'amplification dernière du concept de corps : « Mythes religieux, médicaux, philosophiques, idéologiques, autant de mythes qui hantent plus ou moins consciemment notre pensée et qui dessinent en chacun d'entre nous une image du corps que nos fantasmes personnels et la culture que nous vivons modifient, enrichissent ou appauvrissent à leur gré » (ibid., : 137).
Michel Bernard peut conclure en affirmant que « le corps que nous vivons n'est jamais vraiment et totalement le nôtre, pas plus que la manière dont nous le vivons » (ibid., : 139), que celui-ci demeure, à l'âge adulte comme à celui d'enfant, à l'instar des propos de Deleuze, « un habit d'arlequin » fantasmatique « où ses pièces bigarrées signifient le morcellement, non plus de nos zones érogènes, mais des influences variées et parfois opposées de notre culture protéiforme » (ibid., : 141).
Le Corps constitue ainsi, on le voit, une forme de révolution, notamment dans le domaine de l'Éducation physique. Le corps ne peut plus être perçu, à la suite de cet ouvrage comme monolithique, comme un, mais bien, à l'instar des propos de Bernard Xavier René, dans la revue Les Sciences de l'Éducation pour l'Ere nouvelle, en 1990, comme multiple, polymorphe, complexe. On suppute les remises en cause qu'une telle vision a pu produire dans le monde de l'Éducation Physique des années soixante où, très largement encore, une vision anatomo-physiologique restait le fondement des études. Michel Bernard, affirme avec cet ouvrage une altérité à la pensée « unique » de l’ENSEPS d’alors, mais aussi, sa propre place qui conduit à relativiser les vérités sans perdre de vue une optique émancipatrice, fondement de toute philosophie. Cet ouvrage proclamant qu'il « est par contre, essentiel d'inventer et contrôler un mode de culture, qui nous présente de ce corps une image la moins aliénante possible, qui permette l'expression libre de tous les corps dans leurs désirs et dans leurs actions réciproques » (ibid.), ne pouvait que faire date dans la décennie « du corps » qui a suivi mai 68. A l'inverse, sa longévité et le fait qu'il perdure, comme ouvrage fondateur, dans l'actualité de ce nouveau millénaire doit conduire à le regarder, finalement, comme un « monument » de la philosophie et peut-être de l'anthropologie de la fin du XXe siècle. Á coup sûr, comme la base de toute recherche en science humaines et sociales, en STAPS.

L'Expressivité du corps
S'attaquant à un problème aussi important, il n'était pas possible que Michel Bernard, nous entraînât avec lui dans une quête simpliste ou dans un cheminement aisé. L'ouvrage L'Expressivité du corps, paru en 1976, achèvement provisoire d'une thèse d'Etat (ce qui explique qu'il se termine par un « entracte en forme de conclusion »), est complexe, difficile, touffu et volumineux (417 pages). Il est composé de deux parties. La première s'intitule « Vivre et exprimer : les discours sur la naissance de l'expressivité et la naissance du discours sur l'expressivité ». Elle s'intéresse à trois points précis qui forment les trois chapitres qui la composent. Le premier s'attache à montrer, avec une grande érudition, comment, chez l'animal, l'expressivité participe finalement de la phylogenèse et comment il s'agit d'un processus visant à perpétuer l'espèce, mais aussi, existant avec l'espèce. On constate cependant, là, que plus le milieu et le répertoire moteur s'enrichissent, plus l'expressivité devient plastique et compliquée et plus aussi elle devient ritualisée et rituelle. Elle atteint chez les espèces animales considérées comme les dernières apparues, du moins comme les plus développées une « plasticité et une réafférence en quelque sorte prélinguistiques » (ibid., : 404). Á ce niveau sont convoqués les éthologistes et notamment K. Lorenz ou P. Leyhausen, dans le but de montrer comment, même pour l'animal, l'expressivité « s'offre comme un processus de dédoublement supporté et même suscité par l'organisme lui-même » (ibid.). Là s'engage aussi un débat avec les philosophes et psychologues tels Klages et Kirchoff visant à faire valoir que l'expression n'est pas nécessairement liée, ab origine, à l'impression. C'est au contraire la sélection naturelle qui a progressivement infléchi et contraint l'expressivité animale à signifier pour l'autre. Mais cette adaptation est relativement récente.
Le deuxième chapitre de cette première partie, en tentant de répondre au problème de l'ontogenèse de l'expressivité humaine, étudie comment le nourrisson construit un processus d'expression tout à fait différent de celui de l'animal en raison d'un jeu s'organisant avec son propre désir mais aussi avec un processus d'autoperception lié notamment au stade du miroir. Là Gesell, mais aussi Dolto, servent à monter comment l'expressivité s'enracine dans la relation primordiale avec la mère.
Mais, la relation spéculaire est considérée à partir de ce niveau comme responsable du processus fondamental d'aliénation de l'expressivité. Le dédoublement présent dans les dernières étapes du développement animal est ici hypertrophié. L'expressivité devient expressivité pour l'autre, elle est totalement tributaire de l'impression. C'est pourtant l'avènement du langage qui constitue corollairement le processus de dédoublement le plus puissant. Si en effet l'image spéculaire a biaisé le dialogue impression-expression en le faisant glisser davantage du côté de l'impression, c'est-à-dire de la signification, le langage accroît encore ce déséquilibre. C'est au langage et à sa toute puissance que l'expression du corps devient aliénée. « Autrement dit, en accédant au langage, l'enfant soumet la totalité de son comportement à la loi de la communication et une communication a priori faussée par la quête inconsciente du même, par la réduction systématique des différences dans l'échangeabilité du signe. D'où une rationalisation inévitable du phénomène expressif, désormais saisi et interprété dans son sens même : il devient plus révélateur par ce qu'il cache que par ce qu'il laisse apparaître » (ibid., : 405).
Enfin, le troisième chapitre de cette première partie, consacré à la phénoménologie de l'expressivité corporelle humaine (essentiellement alors chez l'adulte), aboutit à une critique de la pertinence d'une analyse phénoménologique dans ce domaine. La dualité du système de l'expressivité ne peut en effet permettre de le traiter au sens strict comme « phénomène », ne serait-ce qu'en raison de la pression normalisatrice de la signifiance du langage conduisant à la loi de l'échangeabilité du signe. Le langage, tout comme « l'impérialisme scopique du moi » (Bernard M., Mars 1977 : 8), remet en cause la possibilité même d'une analyse phénoménologique. En effet, la libido et plus largement la corporalité, ne sont finalement qu'effraction du signe, ou, pour le formuler comme Baudrillard, « charnier de signes ». L'on se retrouve donc là enfermé dans un cercle vicieux où le langage parasite tant le discours sur le corps et le corps lui-même qu'il devient impossible de penser l'expressivité du corps hors du langage et du totalitarisme du signe langagier.
C'est pourquoi, la deuxième partie retournera au langage et au discours tenu sur l'expression et l'expressivité corporelle. Les trois chapitres qui la constituent s'intéressent tout d'abord à la « sémanalyse de l'expressivité corporelle : le pouvoir du signe et les ruses du discours ». Il s'agit là de voir comment, à la suite de Kristeva, de Baudrillard et de bien d'autres, le signe est lié à l'accroissement de la marchandise et comment lui-même est peut-être marchandise. Comment aussi le langage est aliénation du corps et comment le signe se dissout dans le langage. Au minimum, « au niveau du discours, le concept d'expressivité est donc le produit d'une intertextualité contradictoire qui ne fait que refléter la nostalgie de déconstruction inhérente au processus de signifiance linguistique » (Bernard M., 1976 : 311).
Le deuxième chapitre de cette partie se centre sur un objet qui paraît pouvoir faciliter les conclusions concernant l'expressivité du corps et l'expression : « la voix : structure cruciale et lieu équivoque ». La voix en tant que « chair » du langage est en effet particulièrement intéressante à étudier par les similitudes qu'elle peut avoir avec l'expressivité du corps, mais aussi par le fait qu'elle participe à cette expressivité : « Le son se fait sens, ce sens non seulement ne quitte pas le corps, mais y résonne, en tire continuellement sa substance, bref, s'y incarne si bien qu'à vouloir l'en détacher et le projeter dans la forme abstraite, neutre et anonyme de l'écriture, c'est diminuer sa transparence, l'obscurcir et, en définitive, le faire autre » (ibid. : 312). Dès lors, comme le fait Merleau-Ponty, considérer l'expression corporelle comme le « langage du silence » est une erreur fondamentale puisque l'expression corporelle est une « transvocalisation ». « Comme corps », en effet, « elle ne peut être langage stricto sensu et comme expression elle n'est que le pouvoir implicite de la voix qui suscite et soutient l'expressivité de toutes les structures corporelles et par conséquent en détruit virtuellement le silence apparent » (ibid., : 360).
Le langage du corps, de ce fait, n'existerait pas vraiment dans la société contemporaine. Le corps serait entièrement façonné par le langage. Mais, sur ce point au moins deux thèses s'affrontent, l'une pense l'expressivité du corps comme contrepoint nécessaire et logique du langage, l'autre (notamment chez Lowen, Perrakos, la bioénergie) comme « sa subversion radicale et son substitut légitime » (ibid., : 411). La position de Michel Bernard ne se situe ni dans l'un ni dans l'autre camp, mais adopte un regard suplombant pour finalement affirmer que « la classification de tous ces discours révèle que le concept d'expressivité corporelle relève toujours d'un même processus de travail du signe sur lui-même : le signe est miné par la nostalgie de sa déconstruction afin de mieux assurer et accroître son pouvoir. Ce processus de déconstruction […] a permis l'élaboration d'une structure expressive formelle composée de quatre éléments autour desquels se sont développés et ordonnés les différents opérateurs de tout discours sur l'expressivité corporelle : une dynamique, une différence, une immanence, une perception » (ibid.). Dans tous les cas cependant l'expression corporelle demeure fondée sur un dédoublement dynamique et un double.
La voix est, de ce point de vue, la charnière expressive de cette déchirure entre corps et langage, langage et corps. Un long développement s'intéresse à cette structure particulière qui est « simultanément lieu de l'éclatement sauvage du corps et du langage et de sa récupération par celui-ci » (ibid., : 413). La voix est intéressante parce qu'elle permet de mieux comprendre ce qu'est l'expressivité du corps. Finalement elle la matérialise car elle en est l'archétype, le parangon. Sa place dans les mythes est étudiée et favorise la compréhension de ce qu'elle est vraiment et donc de ce qu'est, en définitive, l'expressivité du corps : « La voix par les fantasmes qu'elle véhicule, paraît n'être que régression, rappel des origines. D'où la place privilégiée qu'elle occupe dans différents mythes, dont elle constitue, au fond, l'archétype majeur : si le mythe est la nostalgie idéalisée d'une unité originelle, la voix ne peut être qu'un perpétuel renvoi de mythe en mythe de fantasmes en fantasmes jusqu'à ces êtres mythiques par excellence que sont les pulsions » (ibid). Il est possible d’extrapoler ce propos de la voix à l'expression corporelle et, plus généralement, à l'expressivité du corps. Il en résulte donc l'idée que ce qui se perçoit aisément au niveau de la voix pourrait trouver toute sa signification pour l'expressivité du corps. La voix porte le langage et le corps. L'expressivité du corps porte le langage et le corps : « En définitive, toute expressivité est la résultante de la structure archétypique du processus vocal, l'effet d'une transvocalisation dans la mesure où la région corporelle qui est censée ex-primer participe de ce dédoublement implicite produit par le rejet vocal et de la dynamique pulsionnelle de jouissance narcissique qui l'anime. Seul l'impérialisme du regard a pu occulter cette filiation et cet enracinement organique en le projetant sur la surface neutre, homogène et apparemment silencieuse du monde visible offert au pouvoir illimité des manipulations sémiotiques et des ruses idéologiques » (ibid., : 415).
C'est à la généalogie historique de cette structuration de l'expressivité du corps que s'attache le dernier chapitre. Il s'agit d'étudier comment « les artifices corporels du langage et les alibis linguistiques du corps » (ibid. : 362) se sont construits au travers d'une éducation à la théâtralité depuis la Renaissance notamment. Et là, encore une fois, l'œuvre de Michel Bernard rencontre la problématique du corps et de l'Éducation : « Cette dialectique entre langage-corps et corps-langage dont la voix est la charnière et l'expressivité l'enjeu et la justification, n'est autre, en définitive, que celle du processus de la théâtralisation du corps produit par l'éducation depuis la Renaissance » (ibid., : 361).
Un premier temps revient sur la problématique de la théâtralité et de la voix au travers d'auteurs comme Lyotard, Deleuze ou Kristeva pour insister sur le fait que la lettre s'inscrit dans le corps tout comme le corps formule la lettre. Autrement dit, que verbe et corps sont totalement indissociables. La référence à Deleuze est assez claire : « d'où l'apparence de mimétisme […] soulignée par Deleuze : “ si les gestes parlent, écrit ce dernier, c'est d'abord parce que les mots miment les gestes ” ; il y a “ une pantomime intérieure au langage, comme un discours, un récit intérieur au corps ” » (ibid., : 387). Ce premier temps aboutit à une définition de la théâtralité assez complexe qui s'oppose et discute celles de Barthes, de Kristeva ou même de Deleuze : « La théâtralité désigne, par conséquent, la connivence qu'introduit entre le corps et le langage l'ordonnancement ou mieux la disponibilité des structures ex-pressives du corps, créées par transvocalisation aux exigences impérieuses du pouvoir signifiant » (ibid., : 389).
Cette connivence et cette disponibilité, se seraient selon Michel Bernard appauvries au cours du temps. L'appauvrissement le plus marquant en étant la fabrication d'artifices : le personnage et le masque. Historiquement, ce sont les Collèges jésuites et l'éducation jésuite qui auraient le plus contribué à cet appauvrissement.
L'importance du théâtre dans la formation jésuite témoigne de la valeur accordée à la « théâtralisation » de l'expressivité dans le processus éducatif, théâtralisation qui pourrait être le vecteur le plus efficace du modèle théologique (la théâtralisation serait finalement une sorte de rite religieux sans dieu, mais visant à faire exister la pensée théologique). Et lorsque l'on sait que c'est largement dans le collège jésuite que s'enracine tout le système scolaire français actuel, on peut comprendre avec l'auteur que l'étude généalogique de cette théâtralité dans l'éducation soit à réaliser.
La pratique des exercices corporels dans les collèges jésuites correspondrait également à cette théâtralisation de l'expressivité du corps visant à l'appauvrir au regard de ses fondements « naturels ». La civilité, vers laquelle tendent ces pratiques, participe finalement d'une régularisation, d'une normalisation de l'expressivité du corps : « Il y a ainsi une corporéité réglée par l'éducateur pour le regard, pur artifice qui déréalise la nature, en l'occurrence la spontanéité psychomotrice de l'individu, pour imposer le spectacle d'une réalité nouvelle entièrement normée culturellement dépourvue de toute singularité et contingence » (ibid., : 394).
Michel Bernard retrouve donc finalement là toutes les critiques des années soixante et soixante-dix et particulièrement celles de Guy Debord, concernant la spectacularisation et la spécularisation du monde et, ainsi, l'aliénation de l'individu au regard de sa « nature » initiale. On peut mieux situer, dans cette perspective, la conclusion concernant la pédagogie jésuite : « La pédagogie jésuite opère ainsi subrepticement la sublimation de celle-ci [la jouissance libidinale], dans un plaisir scopique réglé. En somme la théâtralité mise en œuvre réalise l'appropriation et la domestication du plaisir corporel par sa spectacularisation. Domestication systématique et complète dans la mesure où la vigilance sourcilleuse des éducateurs s'exerce non seulement sur la gestualité, de la grâce et de la décence, mais aussi sur la voix et le langage qu'elle transmet » (ibid., : 395).
C'est ce processus précis que l'on retrouverait dans tout le système éducatif, notamment à la suite de Jean-Baptiste de la Salle et des Frères des Ecoles chrétiennes, mais aussi au XXe siècle, de manière plus subtile et plus dissimulée dans les méthodes actives d'éducation ou, pour le dire autrement, dans « les pédagogies nouvelles ». Contrairement aux apparences, les méthodes Freinet ou Decroly ne seraient pas libératrices des corps et de l'expressivité des corps mais régularisatrices, normalisatrices. Le jeu fréquemment utilisé dans ce contexte servirait davantage à asservir qu'à émanciper.
Partir de l'expression de l'enfant serait en définitive un subterfuge visant à exploiter cette expression dans une perspective de domination aliénante. Les méthodes nouvelles d'éducation en instaurant une théâtralité normalisatrice du corps conduiraient donc davantage à dompter l'expressivité qu'à la favoriser. Il convient donc de réaliser, du point de vue de l'expressivité du corps et de la théâtralisation, une remise en cause totale du système d'éducation : « Autrement dit, si, comme l'ont génialement pressenti les Jésuites bien qu'en en faussant l'interprétation à leur profit, toute éducation est nécessairement théâtrale en tant que rapport intercorporel médié et façonné par un langage lui-même formalisé et finalisé par une idéologie, le dévoilement et la restauration de l'intégralité et de la matérialité du processus théâtral et de l'expressivité qui le constitue devient, à nos yeux, l'amorce d'une subversion radicale de l'éducation. » (ibid., : 401).
On comprend dès lors, que l'ouvrage se ferme, après un résumé de l'ensemble de la démonstration, sur cette phrase d'un radicalisme inactuel : « En définitive, il n'y aura, pour nous, de révolution acceptable et durable que par la subversion radicale du concept d'éducation par l'invention simultanée d'une nouvelle pratique corporelle du langage et d'un nouveau discours sur le corps, bref la création d'une autre théâtralité » (ibid., : 417).
L'Expressivité du corps, on le voit, poursuit la quête entreprise dans Le Corps. En arrière plan elle exprime le fond philosophique fondamentalement nietzschéen, foucaldien et peut-être même « la métrien » ou « diogénien » de Michel Bernard. Si les premiers auteurs ne peuvent penser l'esprit sans le corps et les derniers l'âme sans le corps, finalement Michel Bernard dans l'environnement « linguistique », « sémiologique » qui est le sien, nous explique qu'il n'existe pas de corps humain sans langage, de corps humain sans culture et qu'il est impossible de le penser hors de cette dialogique fondamentale. En fin de compte, il retrouve là la tradition anti-dualiste de la philosophie dont un des représentants éminents, actuel, ayant participé au numéro III de Corps & Culture, est Michel Onfray. La différence pourtant réside dans le positionnement hédoniste. En effet, si Onfray associe à sa philosophie « matérialiste » le « plaisir », tel n'est pas nécessairement le cas de Michel Bernard. Ce dernier pense en quelque sorte ailleurs. Il propose une alternative et peut-être même une altérité à un système social fondé sur la domination de « la nature » par la culture qui cherche à re-situer le premier terme à sa juste place sans pour autant péjorer le deuxième.
Finalement L'Expressivité du corps n'en appelle-t-elle pas à l'équilibre épicurien des premiers temps ?
Enfin, ne voit-on pas transparaître derrière ce positionnement théorique le trajet personnel et le positionnement institutionnel de Michel Bernard entre le langage et le corps ?

Critique des fondements de l'Éducation

La critique des fondements de l'éducation se situe tout droit dans le prolongement du dernier chapitre de L'Expressivité du corps, un peu comme si toute l'œuvre de Michel Bernard était l'emboîtement d'une seule immense thèse qui cherche à débusquer sur quelles bases fondamentales s'est construite l'institution scolaire française. Le corps n'est pas absent de cette recherche, la perspective théologique déjà apparente dans le premier ouvrage de l'auteur La philosophie religieuse de Gabriel Marcel, (1952), qui n'a pas été évoquée dans ce texte, car trop éloignée de son thème central, perspective réactivée dans L'Expressivité du corps, non plus. Au contraire, c'est cette vision qui anime fondamentalement toute la réflexion entreprise dans l'ouvrage. Mais de quoi s'agit-il ? Rien moins qu'un trajet de près de trois mille ans d'histoire cherchant à débusquer quelle est la ruse tapie au fond de toute éducation et de toute perspective éducative. Depuis la Grèce Antique jusqu'à nos jours, Michel Bernard nous guide, comme l'a fait Nietzsche pour sa Généalogie de la morale (mais là il s'agit de la construction de notre système moral), sur une piste où il souhaite nous montrer comment l'acte d'éduquer va se construire comme une valeur absolue, en définitive, de l'ordre du divin, comme une valeur qui ne saurait être discutée. Cette démarche, bien sûr, le conduit de nouveau à la notion centrale de « théâtralité », c'est-à-dire à l'idée que l'éducation, finalement, ne serait que simulation. D'où l'idée qu'il s'agit bien de l'« impouvoir » d'un discours : le discours éducatif qui, finalement cherche à produire ce qui n'est qu'apparence mais qui n'existe pas réellement. L'Éducation s'est elle-même accréditée comme nécessaire, comme indispensable, au cours du temps mais sa seule justification réside, en fait, dans son propre discours. Autrement dit, l'Éducation n'est pensée comme nécessaire que parce qu'un discours la fait penser comme nécessaire.
« Si l'on veut rendre quelque peu crédible un procès de l'éducation, il convient d'interpeller non plus seulement son culte et son apparat liturgique, son magistère et sa structure hiérarchique, sa prédication et son mode d'évangélisation, son dogme et sa rationalisation théologique, mais la foi même qui l'anime et la justifie au sens fort du mot : seule une interrogation aussi insolite et irrévérencieuse peut dévoiler la contingence et la précarité foncières et réelles du désir apparemment irrépressible et assuré de l'éducateur. » (Bernard M., 1988 : 260).
On voit apparaître dans ce qui précède, tout le projet mais aussi toute la destination de l'ouvrage. Il s'agit de permettre aux éducateurs et, peut-être même aux chercheurs en sciences de l'Éducation, de réfléchir sur la nature foncièrement religieuse du processus éducatif, de l'acte d'éduquer. L'Éducation est en effet, selon l'auteur, avant tout une croyance dans un pouvoir et vice-versa, l'expression du pouvoir d'une croyance.
Michel Bernard, un peu à la manière des derniers ouvrages de Michel Foucault sur la sexualité, va donc remonter à la source de cette croyance et de ce pouvoir pour tenter de mieux les cerner.
En s'appuyant, dans un premier temps essentiellement sur deux ouvrages celui de Jaeger : Paideia. La formation de l'homme grec et celui de Marrou : Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, il va tel un archéologue creusant l'épaisseur du discours, tenter de débusquer la couche d'où naît tout le système éducatif moderne. Selon Michel Bernard, les Grecs « ont réellement créé et forgé le concept d'éducation grâce à une triple amplification sémantique qui fait implicitement d'une simple technique empirique et contingente d'élevage où d'aide à la croissance d'un enfant un processus normatif et rationnel à la fois universel et nécessaire, singulier et collectif et, in fine, paradoxalement mythique et religieux » (ibid., : 266).
Il s'emploie tout d'abord à démontrer la parenté de notre système avec l'hellénisme dans un premier chapitre intitulé : « Naissance d'une conceptualisation et d'un mythe ». Il retrouve d'ailleurs là très précisément Foucault en entérinant le fait que le sujet, individu, naît de la Grèce antique. Mais il va plus loin en nous permettant de percevoir que cet individu, dès lors qu'il existe, doit trouver les moyens pour se « fabriquer lui-même » en quelque sorte. Mais bien sûr, il ne s'agit pas de se fabriquer n'importe comment. Au contraire, il convient d'atteindre à la personnalité la plus parfaite à tous points de vue (physique, moral, intellectuel) dans la perspective de la cité. L'éducation de la propaideia (propaidéia) à la paideia (paideia), permet pour partie cela, notamment dans les perspectives platoniciennes. Mais ce qui est plus important encore, c'est que l'éducation ne sera plus à partir de ce point de départ et dans ce contexte considérée comme pour partie aléatoire et donnée plus ou moins par les dieux, la nature…, mais au contraire, elle « apparaît dorénavant comme une activité réellement intentionnelle et relativement autonome. Elle n'est plus l'effet plus ou moins aléatoire d'un déterminisme de reproduction sociale, mais d'abord une visée individuelle sinon nécessairement et parfaitement programmée du moins réfléchie et rationnelle par laquelle un être humain assure et imprime son pouvoir sur un autre ou un groupe restreint (ou large) ou, à la limite, sur lui-même » (ibid., : 30). On retrouve, ici, comme dans les ouvrages précédents, la volonté de trouver au plus loin dans le passé les limites finalement de la nature et de la culture, de « l'animalité » et de « l'humanité », le point aussi où la culture devient notre culture. Dans L'Expressivité du corps, cette limite se situait à la frontière de l'animalité, dans Le Corps elle partageait le biologique et le psychosociologique, ici elle sépare les mondes préhelléniques et le monde grec. Cette séparation s'accomplit avec la promotion du façonnage individuel par l'éducation. Mais elle s'amplifie au cours du développement de la civilisation hellénique par l'hypertrophie progressive du pouvoir accordé au langage, au verbe, comme modificateur puissant de l'Homme. Et, là encore, on retrouve ce pouvoir quasi aliénant du langage décrit dans L'Expressivité du corps. C'est cependant en raison de cette omnipotence quasi universelle accordée au langage que la notion d'Éducation va, elle aussi, se retrouver dotée d'universalité et d'un pouvoir total. Ce pouvoir absolu est largement lié au glissement de sens qui s'opère pour le terme « éducation ». En effet, si celui-ci est un processus au début de la civilisation hellénique, il devient très rapidement un produit, au cours du temps. Autrement dit, le terme contient dès lors son pouvoir en lui-même. Le processus est lié au produit, comme le produit rend nécessaire le processus. L'Éducation, à partir de cette période, n'a plus besoin d'être justifiée, elle se justifie par elle-même. Elle est donc devenue croyance fondamentale dans la réalisation de l'humain. Par contre, ses formes vont être, au cours du temps, mais toujours sur les bases de ce dogme, considérablement réorganisées. Deux transformations ou plutôt récupérations sont évoquées au deuxième chapitre : « Deux modèles de récupération ou les effets équivoques d'une double osmose ». Une première transformation a lieu dans l'appropriation que fait la Rome antique de l'hellénisme. Il ne s'agira plus pour les romains de fabriquer par l'éducation l'Homme universel mais bien le Romain. Ainsi de l'idéalisme grec on passe progressivement à une normalisation et à une régularisation simplificatrice à but essentiellement utilitaire. La différence également qui distingue l'Éducation grecque de l'Éducation romaine réside dans sa structuration étatique, rationnelle mais aussi, sa structuration dans la perspective étatique. C'est ainsi que se met en place « une authentique politique scolaire » notamment sous Dioclétien. Á partir de Théodore II est créée, à Constantinople, la première véritable université d'État jouissant du monopole de l'enseignement supérieur dans la capitale. Dès lors est mis en œuvre « un second mécanisme connexe de récupération tout aussi lourd de conséquence et même plus radical : celui de la planification temporelle de l'éducation ou, si l'on veut, d'une stratégie rationnelle et prévisionnelle de la temporalité, en somme un embryon de prospective pédagogique » (ibid., : 49). Mais les Romains transforment également l'Éducation sur le fond en attachant de plus en plus d'importance au verbe et de moins en moins au corps. La paidéia (paideia) hellénique faisait une place importante au corps. Il n'en est plus de même de l'éducation romaine. Seul le verbe est important. La palestre et autres lieux de pratiques corporelles sont voués aux gémonies. Seule demeure une pratique spectaculaire dans le cirque et une pratique militaire. Mais ces deux pratiques sont dissociées du processus éducatif au sens strict. Ainsi : « Le processus latin de subversion du corps grec nous paraît non seulement significatif, mais absolument exemplaire de la place et du rôle de Rome dans la généalogie du discours éducatif actuel » (ibid., : 52). L'éducation romaine fera donc passer d'une éducation pragmatique à une éducation au logos, bien plus axée sur le savoir, mais aussi d'une éducation non fixée temporellement à une éducation de plus en plus structurée dans le temps, d'une subordination de l'humanitas à la romanitas et enfin d'une acceptation d'une culture corporelle à sa perte.
Pourtant, les transformations opérées par l'Université médiévale sur les formes du système d'éducation sont sans doute les plus importantes et l'auteur se demande même si elles n'en modifient pas la nature. En effet, c'est au travers de l'Éducation chrétienne et de la bible que bon nombre de peuples européens vont découvrir le livre et le processus éducatif mis en place initialement en Grèce. Aussi le savoir au travers de l'Éducation médiévale, essentiellement religieuse, va acquérir un « caractère religieux ou sacré » (ibid., : 65). Ce postulat axiologique ne quittera jamais l'éducation en France, même lorsqu'elle deviendra laïque. Mais un deuxième trait marquant sera que l'Éducation reposera d'abord sur l'acquisition d'un langage (celui des Saintes Écritures). Au-delà, l'université médiévale opère un mouvement qui relie de plus en plus pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Elle s'organise donc, comme l'État avec une hiérarchie et un système de domination. Ainsi, « la raison scolastique devient le masque de l'absolutisme du pouvoir clérical » (ibid., : 266) par la jonction de l'État et de l'Église. C'est ce que tente de démontrer le chapitre trois de l'ouvrage, intitulé : « La raison comme masque ou le simulacre clérical ». Mais, trois faits sont également à noter, au cours de la période médiévale, qui seront remis en cause au cours des périodes suivantes. D'une part, l'absence de gradation des enseignements (il n'y a pas vraiment de progression), d'autre part la simultanéité des apprentissages (il n'y a pas véritablement d'ordre chronologique) et enfin et surtout, le mélange des âges. Contrairement au système actuel, le système médiéval ne respecte pas vraiment des catégories d'âge. Ces catégories n'adviendront qu'à la fin du XIXe siècle. C'est ainsi que Michel Bernard peut affirmer l'ambivalence de l'Éducation médiévale. Á la fois rationnelle et irrationnelle, hiérarchisée et bigarrée, souple et rigide. Il n'en demeure pas moins que la nécessité d'éduquer n'est en aucun cas remise en cause par elle, au contraire. Le dogme fondamental et fondateur demeure. Le discours se doit de croire en lui-même et se construit pour accroître cette croyance en lui-même. Ce qui semble toutefois important à mettre en évidence au cours de cette période, c'est le début d'une théâtralisation croissante de l'acte d'enseignement. Celle-ci cependant sera surtout le lot de la Renaissance. C'est de cette période que traite le chapitre IV intitulé « Une “ libido educandi ”et son urbis : normalisation et théâtralisation ».
La Renaissance ou, pour le dire comme Michel Foucault, l'Age classique va poursuivre la célébration du culte de l'Éducation, va accroître sa religiosité en en structurant la liturgie et l'apparat. En effet c'est avec l'organisation du collège que l'éducation quitte, de plus en plus, le noyau familial ou l'espace religieux et s'autonomise dans un lieu spécifique. En outre, la période de la Renaissance sépare encore davantage le sens du mot : « éducation », de sa signification première d'un processus, en la dotant d'une connotation sublimée et totale. La célébration de ce culte est très claire, selon Michel Bernard, chez Rabelais ou Montaigne. L'Éducation devient finalement le plus grand bien qui soit, le plus grand aboutissement possible de l'individu. Mais cette éducation, de plus en plus, sera pensée comme désirée par l'individu, par l'enfant lui-même. Ce sont des mauvaises méthodes qui sont supposées détourner l'enfant du désir d'être éduqué et non la nature même de l'enfant. Le collège jésuite transforme non seulement la relation pédagogique mais aussi la forme de l'Éducation en la rationalisant encore davantage. C'est lui qui crée des divisions de l'espace particulières. C'est lui aussi qui fixe la notion d'emploi du temps. C'est encore lui qui rationalise les conduites des élèves. C'est surtout lui qui réalise le codage instrumental du corps. Le collège jésuite est aussi à l'origine de l'organigramme scolaire (l'administration enseignante), du programme et de l'unité de la pédagogie. Bien sûr, il accentue encore la théâtralisation de l'acte d'enseignement. Chacun va jouer de plus en plus un rôle précis et déterminé d'avance. Chaque élève et chaque maître devra se soumettre à un simulacre institué où son rôle est défini par l'institution. C'est ainsi que « l'éducation va progressivement s'instituer comme un jeu théâtral virtuel et permanent » (ibid., : 113). Il est logique, dans ces conditions, que le collège apparaisse à Michel Bernard comme le lieu de « l'instauration de la relation éducative même comme processus permanent de simulation » (ibid., : 115).
On voit donc que, pour l'auteur, on passe de plus en plus, au cours du temps, d'une éducation spontanée et pour ainsi dire in vivo à une éducation de plus en plus in vitro, c'est-à-dire coupée de la communauté originelle, voire de la nature originelle. L'instauration des figures hiérarchisées, de l'adulte à l'enfant, constitue le fondement de cette dynamique. Mais, le fond religieux de l'éducation n'est pas remis en cause par cette structuration drastique et cette rationalisation, à tout point de vue, au contraire. Elle ne sera pas non plus paradoxalement reconsidérée à la suite de la Révolution française. Le titre du Vème chapitre exprime d'ailleurs assez bien cette continuité en montrant comment « une intrigue cousue de fil tricolore ou les artifices de la mimétique d'un conflit » ne modifient pas radicalement ce qui a été instauré par les frères des Ecoles Chrétiennes et précédemment par les Jésuites. En effet, le prolongement des collèges jésuites peut être trouvé dans les petites écoles instaurées par Jean-Baptiste de la Salle à la suite de la création de son ordre d'enseignement des « frères des Ecoles chrétiennes » (autour de 1680). Ces écoles, gratuites, trouveront un succès important sur lequel finira par s'appuyer la Révolution française. Mais, bien sûr, la démocratisation de l'Éducation, qu'elles opèrent, ne les conduit à reconsidérer ni leur mode d'action ni surtout, la théâtralisation qui a été amplifiée par l'université médiévale, puis le collège jésuite.
La Révolution est considérée, par Michel Bernard, comme un artifice quant à la problématique du changement, car elle ne transforme, en aucun cas, les bases du système d'enseignement. Au contraire elle entérine l'existant et en accroît finalement la puissance en le sécularisant. Autrement dit, la perspective chrétienne d'une éducation devenue croyance absolue est dissimulée derrière le masque de la sécularisation. Talleyrand, Condorcet, Mirabeau, Le Pelletier de Saint Fargeau « se calquent objectivement, peu ou prou, malgré une rhétorique radicale, égalitaire, libertaire et communautaire […] sur la normativité des modèles scolaire et familial antérieurs. En fait, dans les domaines éducatifs plus qu'en tout autre, la Révolution se pose en ravisseuse et non en destructrice : il s'agit d'arracher le pouvoir d'éduquer à l'Église et non d'accuser et de proscrire le modèle clérical de ce pouvoir » (ibid., : 267). Car finalement on se contente de substituer « à la morale du dogme chrétien […] la morale républicaine [mais] en gardant néanmoins la structure et la méthode de l'enseignement religieux et par là même le souci de provoquer une foi » (ibid., : 141). Et même si des tentatives sont mises en place, dans certains lieux, visant à créer un enseignement mutuel, la liturgie religieuse reste très massivement présente (ce que Foucault a décrit sous les axes princeps du rang, du quadrillage, du silence et de l'immobilité). Le conflit profond qui partagera les partisans de l'École religieuse et de l'École républicaine, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, n'est donc perçu, par Michel Bernard, que comme un simulacre ou comme un artifice dans un système mimétique, c'est-à-dire dans un débat où il s'agit d'abord de ressembler à l'autre. L'École de Jules Ferry, en ce sens, bien que devenant laïque, conserve tout l'apparat et la liturgie de l'École chrétienne, de l'École religieuse, mais aussi le fond d'une croyance absolue dans les processus d'éducation institués : « La tragi-comédie de la question scolaire au XIXe siècle accomplit pour ainsi dire, dans sa contingence historique singulière, la destinée inscrite dans l'essence même du phénomène éducatif : sa laïcisation institutionnelle apparente consacre sa cléricalisation réelle et fondamentale » (ibid., : 160).
L'anticipation de l'École primaire par l'École Maternelle à la suite des actions notamment de Pauline Kergomard, ne remet pas davantage en cause le dogme fondateur du système d'éducation : « L'école maternelle fonctionne grâce à la collusion objective d'un double discours : celui du panscolarisme républicain et celui du puérocentrisme rousseauiste. On peut donc affirmer paradoxalement qu'elle constitue simultanément la manifestation la plus évidente de la force et de la faiblesse, du pouvoir et de l'impouvoir du système éducatif de la fin du siècle : sa force ou son pouvoir dans la mesure où elle concrétise l'extension de l'entreprise normative de l'école (et par conséquent de l'État) jusqu'à la première enfance tout en se prévalant d'être un lieu privilégié d'éducation proprement dit et, par conséquent, d'épanouissement de la liberté de l'enfant ; sa faiblesse ou son impouvoir, par contre, dans la mesure où cette intentionnalité éducative, cette liberté tend à subvertir implicitement la rigidité du modèle scolaire et sa visée didactique et disciplinaire » (ibid., : 175). L'école maternelle, en ce sens constitue « la mauvaise foi » inévitable du système scolaire, sa duplicité originelle qui vise à faire « croire en », tout en affirmant émanciper de la croyance. Ici d'ailleurs, Michel Bernard retrouve d'une autre façon les thèses de Daniel Hameline dans Le domestique et l'affranchi. L'École tient un double discours simultané : aliéner et libérer, domestiquer et affranchir, ou pour le formuler autrement : silence et immobilité, mouvement et bruit. On comprend donc, dans cette optique, que le concept « d'enfant » soit, dans le discours de l'école, considéré comme particulièrement ambiguë, puisqu'il sert à créer un système de normalité anormale. On comprend aussi que ce concept serve, finalement, à créer un standard scientifique normalisateur alors que son but initial, chez Rousseau, était peut-être d'accepter celui-ci tel qu'il est, c'est-à-dire différent de ce que l'on souhaiterait qu'il soit. Finalement le discours de l'École républicaine, de l'École maternelle ou de celle de Jules Ferry ne sera pas reconsidéré au cours du XXe siècle, il sera simplement reformulé, décliné selon de nouvelles apparences. Les deux derniers chapitres de l'ouvrage sont consacrés à ces avatars de surface, qui ne reconsidèrent pas fondamentalement le problème. Leurs titres, d'ailleurs, le formulent assez bien puisque le chapitre VI est intitulé : « Les avatars de la mythologie néo-rousseauiste ou l'ironie d'une succession » (ibid., :181) et le chapitre VII : « Les dés pipés ou les mécanismes d'un procès truqué » (ibid., : 207).
« L'apogée de la religion de l'École » ayant été réussie par « l'exclusion de la religion de l'École » (ibid., : 268), on comprend que les pédagogues des méthodes dites actives — et ici Michel Bernard retrouve les thèses déjà ébauchées dans L'Expressivité du corps — ne peuvent pas remettre fondamentalement en cause ce système dogmatique dont ils ont hérité. Ils n'ont donc plus qu'à tenter de donner des formes plus présentables pour leur temps, mais qui ne reconsidèrent ni la théâtralisation de l'institution ni sa fondamentale simulation et duplicité. Ferrière, Freinet , Cousinet ou Claparède, Lobrot, dans leurs propositions innovantes, ne sont pas considérés comme de véritables transformateurs de l'institution puisqu'ils ne touchent pas finalement à son dogme constitutif : la croyance dans l'éducation. La critique qu'ils réalisent en acte ou en discours reste donc une critique de surface.
La radicale critique illichienne (Une société sans école) ne trouve pas davantage grâce aux yeux de Michel Bernard qui constate que finalement les outils par lesquels Ivan Illich prétend remplacer l'école ne constituent pas une véritable déscolarisation : « ils consacrent, certes, la fin de la souveraineté de l'école en tant qu'institution éducative standardisée et monopolistique, mais non nécessairement la fin de l'inversion de la scolarisation comme processus de production industrielle de tout apprentissage, comme modèle et mythe formatif par excellence » (ibid., : 257). En outre, non seulement elle ne remet pas en cause « la nécessité de la foi en l'éducation » (ibid., : 258), mais elle la renforce encore en l'autonomisant du système institutionnel qui l'a portée. En quelque sorte, cette fois, elle dé-sécularise l'éducation pour la renvoyer à l'ordre du divin, du religieux mystique.
Finalement, ce parcours de quelque vingt-cinq siècles nous décrit comment s'est construit un système mythologique, un système de « croyance en la valeur absolue de l'éducation », autrement dit en la nécessaire transformation d'une « nature » en une « culture ». On retrouve donc là encore tout le fond constitutif de l'œuvre de l'auteur. C'est un mythe ou un fantasme contemporain concernant la « fabrication » de l'Homme qu'étudie l'auteur. Certes, cette fois il ne s'agit pas d'un mythe corporel, mais plus globalement d'une perspective anthropologique. Cependant, si l'on étudie bien ce qui se dit ou ce qui se cache en arrière plan lointain du discours, on constate qu'il s'agit de mettre en évidence une généalogie mais également une perte des origines, un oubli du début de l'histoire de l'humanité. C'est un peu comme si Michel Bernard cherchait là encore le point focal de l'aliénation fondamentale du corps au langage, cette fois par le biais du processus éducatif. La perspective critique n'est donc pas absente. Ce qui est plus nouveau, c'est finalement l'étude d'un « acte de foi » (ibid., : 261). Mais, n'est-ce pas cela que l'auteur a réalisé dans tous ses livres ?
Pour ce qui concerne Critique des fondements de l'Éducation, on comprend que l'ouvrage se termine sur une adresse aux « éducateurs » de tous ordres à réfléchir sur cet acte de foi et sur l'enracinement historique de cet acte. Car finalement éduquer n'est-ce pas « en quelque sorte à la fois se convaincre que l'on a le droit et même le devoir de laisser croire à l'autre que ce pouvoir simulé s'échange ou se réversibilise entre individus et du même coup paradoxalement s'annule a priori ou “ cherche sa propre mort ” » (ibid., : 263).

Conclusion

Michel Bernard, sur l'ensemble de son œuvre, trouvait toute sa place au cœur de ce numéro consacré au corps et aux éducations. Ses positions institutionnelles, ses publications, tout autant que ses actes éditoriaux, l'ont situé comme le maître à penser de Corps & Culture et comme le spécialiste des rapports entre corps et éducation, corps et normes, corps et normalité.
Peut-être pourtant nous conduit-il, bien au-delà de cette préoccupation, à nous interroger sur ce qu'est le rapport nature/culture, animalité/humanité et peut-être, en fin de compte, en désignant dans une perspective assez proche de l'univers psychanalytique, la rationalité, la raison comme une fine pellicule flottant sur l'univers des passions et des pulsions, sur de l'irrationalité, de l'éruptif, de l'imprévisible, mais aussi de l'impensable et de l'indicible. Il met en évidence comment certaines activités, pensées comme raisonnables, telles l'éducation, peuvent se résumer dans des actes de foi. Il nous décrit comment le sérieux, le construit institutionnel, le rationnel, le raisonnable peuvent n'être que pantomimes, simulacres et théâtralités.
Mais il explique aussi comment la libération peut cacher parfois l'aliénation. Bref, il nous trace la piste fondamentalement « critique » (de soi et du monde) dans laquelle devrait s'inscrire toute recherche digne de ce nom en sciences humaines. Les objets étudiés : le corps, l'expressivité du corps et l'éducation ne sont donc finalement que des prétextes à activer une pensée assise sur des auteurs tels que Nietzsche, Freud, Fédida, ou Foucault, autrement dit, sur des auteurs attentifs à la passion, à la pulsion, à la chair mais aussi à l'aliénation. Il s'agit toujours de penser des « discours » comme construits par le langage, en dialogue avec la corporéité. Il s'agit de montrer comment le langage a finalement opprimé le corps, la spontanéité et peut-être la nature ou même la communauté originelle. Ou, plus précisément, comment le corps a été, historiquement, contraint par le langage et est ainsi devenu langage. Fantasmes, mythes et symboles sont alors les liens entre ces deux pôles de la chair et du verbe, de la passion, de la pulsion et de la raison.
Par ailleurs, les notions de « simulacre » et de « théâtralité », souvent présentes, ne sont peut-être pas très éloignées du concept de « spectacle » élaboré par Guy Debord, en son temps. La société du spectacle n'est-elle pas justement ce simulacre généralisé, cette théâtralisation globale des rapports humains, cette dislocation, ce hiatus originel entre le verbe et la chair.
L’ouvrage, sous presse, sous titré : De la danse comme acte fondateur, semble poursuivre cette quête toujours inachevée en interrogeant cette fois le processus de création chorégraphique et, plus largement, la danse. Il laisse clairement augurer de la poursuite de l'objectif central, celui de la rechercher de la genèse des liens de la chair et du signe.
Il faut, en définitive, remercier Michel Bernard pour l'immense leçon de savoir-vivre épistémologique que constitue son œuvre et dont pourrait s’inspirer tout chercheur, en sciences de l'Homme et de la société.



Bibliographie

Ouvrages
Bernard M. (1952) La Philosophie religieuse de Gabriel Marcel, Etude critique. Paris, Editions des Cahiers du Nouvel Humanisme, 147 pages.
Bernard M. (1ère édition, 1972) Le Corps, Paris, Encyclopédie Universitaire, 141 p.
Bernard M. (2ème édition, 1976) Le Corps, Paris, Editions Universitaires Jean Pierre Delarge, 163 p.
Bernard M. (1976) L'Expressivité du corps, Paris, Delarge (réédité en 1986 chez Chiron).
Bernard M. (1988) Critique des fondements de l'Éducation. Généalogie du pouvoir ou de l'impouvoir d'un discours, Paris, Chiron.
Bernard (2000 sous presse) De la création chorégraphique. De la danse comme acte fondateur, Paris, Chiron et Centre national de la danse, Complexe.

Chapitres dans des ouvrages
Bernard M. (1973) La psychologie, in : Chatelet F. (dir.) Histoire de la philosophie, Paris, Hachette.
Bernard M. (1973) Carl Roger : sa vie, son œuvre, in : Les dix grands de l'inconscient, Paris, CEPL.
Bernard M. (1973) Psychomotricité, in : Encyclopædia Universalis, Paris.
Bernard M. (1973) Sport, in : Encyclopædia Universalis, Paris.
Bernard M. (1977) Le Mythe de l'improvisation théâtrale ou les travestissements d'une théâtralité normalisée, in Revue d'Esthétique, L'envers du théâtre, 1-2, Coll. 10/18, C. Bourgois.
Bernard M. (1978) Introduction, in : Coll. Bernard M. (dir.) Quelles pratiques corporelles maintenant ?, Paris, Delarge
Bernard M. (1978) Sport et institution ou les métamorphoses du pouvoir, in : Coll. Bernard M. (dir.) Quelles pratiques corporelles maintenant ?, Paris, Delarge.
Bernard M. (1978) Le corps expressif ou l'ombre fallacieuse de la voix, in : Coll. Bernard M. (dir.) Quelles pratiques corporelles maintenant ?, Paris, Delarge.
Bernard M. (1982) La dissymétrie comme artefact poétique ou les jeux de l'autospéculation visagière, in Coll. Du Visage, Lille, PUL.
Bernard M. (1981) Les paradoxes du spectacle sportif ou les ambiguïtés de la compétition théâtralisée, in Coll. Pociello C. (dir.) Sport et société, Paris,Vigot.
Bernard M. (1985) Les mythes du corps aujourd'hui, in : Coll. Encyclopédie Mythes et croyances du monde entier, Tome V, Paris Lidis Brepols.
Bernard M. (1985) L'inquiétante étrangeté de la mémoire olfactive ou la temporalité paradoxale d'une corporéité évanescente, in Coll. Le Corps et sa mémoire, Actes du VIème congrès de psychomotricité de La Haye, Paris, Doin.
Bernard M.(1986) Esquisse d'une théorie de la théâtralité d'un texte en vers à partir de l'exemple racinien, in : Schérer J. (dir.) Dramaturgies : langages dramatiques, Paris, Nizet.
Bernard M. (1986) Création/animation. Leurs avatars dans le discours théâtral, in : Coll. Animation, Théâtre et société, Paris, CNRS.
Bernard M. (1985) Quelques réflexions sur le mime et le théâtre ou les ambiguïtés d'un ostracisme, Théâtre du geste. Actes de la Table ronde ayant pour thème : Paroles sur les théâtres du geste. La chartreuse de Villeneuve lez Avignon, Circa.
Bernard M. (1989) Philosophie et théâtralité ou de la nécessité d'un autre renverse copernicien, in : Coll. Jacob A. (dir.) Encyclopédie philosophique universelle, Tome I, Paris, PUF.
Bernard M. (1989) Le désir de mémoire ou les effets pervers de la nostalgie, Communication au Colloque International de danse sur la mémoire et l'oubli, Arles.
Bernard M. (1989) L'intertextualité philosophique, in : Coll. Jacob A. (dir.) Encyclopédie philosophique universelle, Tome IV, Paris, PUF.
Bernard M. (1990) Théâtre et musique, in M. Corvin (dir.) Dictionnaire du Théâtre, Paris, Bordas-Dunod-Gauthier Villars.
Bernard M. (1990) Les Masques, in M. Corvin (dir.) Dictionnaire du Théâtre, Paris, Bordas-Dunod-Gauthier Villars.
Bernard M. (1990) Théâtre et danse, in : M. Corvin (dir.) Dictionnaire du Théâtre, Paris, Bordas-Dunod-Gauthier Villars.
Bernard M. (1990) Les nouveaux codes corporels dans la Danse contemporaine, in : Coll. La Danse, art du XXe siècle, Lausanne, Payot.
Bernard M. (1991) De la corporéité comme anticorps ou de la subversion esthétique de la catégorie traditionnelle du corps, in : Le Corps rassemblé, Montréal, Agence d'Arc, Université du Québec à Montréal.
Bernard M. (1991) Le délire analogique de F. Delsarte ou les effets pervers et bénéfiques de la dérive d'un modèle théologique du corps, in : Delsarte 1811-1871. Source. Pensées. Catalogue d'exposition du 21 au 14 mai, Musée de Toulon. Chateauvallon. TNDI.
Bernard M. (1992) L'imaginaire germanique du mouvement ou les paradoxes du langage de la danse de Mary Wegman, in : Confluences. Le dialogue des cultures dans les spectacles contemporains. Essai en l'honneur d'Anne Wersfeld, Paris, Prépublications du petit bricoleur de Bois Robert.
Bernard M. (1999) Des utopies à l'utopique ou quelques réflexions désabusées sur l'art du temps, in : Coll. Danses et utopies, Paris, L'Harmattan.

Articles dans des revues
Bernard M. (1962 et 1963) Une interprétation dialectique de la dynamique de l'Equipe sportive, Éducation physique et sport, 62, 63.
Bernard M. (1965) La notion d'expression corporelle in : Éducation physique et sport, 74.
Bernard M. (mai 1975) L'ambivalence du corps en éducation physique, Esprit, Éducation physique et sportive, Paris, Esprit.
Bernard M., Vigarello G., Pociello C. (1975) Itinéraire d'un concept, Esprit, Éducation physique et sportive, Paris, Esprit.
Bernard M (1977) L'Expressivité du corps (exposé préliminaire), Quel Corps ?, 7, mars, St Mandé, Quel Corps ?, 5-10.
Bernard M. (1980) La Stratégie vocale ou la transvocalisation, Esprit, 20, Juillet-Août, Paris Esprit.
Bernard M. (1980) La voix dans le masque et le masque dans la voix, Traverses, 20, Paris.
Bernard M. (1982) Les paradoxes de la douleur ou la matrice cachée de la fiction corporelle, Esprit, Le Corps entre illusion et savoir, Paris, Esprit.
Bernard M. (1983) Cercle vicieux et finalité vertueuse, Autogestion, 12-13, Hiver 82-83, Toulouse, Privat.
Bernard M. (1984) Le labyrinthe sacré ou la toile de pénélope, Raison présente, numéro spécial Pédagogie : Espoirs et désillusions, 3ème trimestre, Nouvelles Editions régionalistes.
Bernard M. (1985) Quelques réflexions sur le jeu de l'acteur contemporain, Bulletin de psychologie, Tome XXXVIII, 370, mars-juin, 8-11.
Bernard M. (1988 a) Esthétique et théâtralité du corps, Quel Corps ?Corps Symboliques, 34-35, mai, Paris, Editions Chiron.
Bernard M. (1988 b) Ecritures et théâtralité ou esquisse d'une problématique de l'écriture théâtrale, Actions et recherches sociales, Numéro spécial, 2, juin, Paris, Erès.
Bernard M. (1989) Les métamorphoses du regard de l'acteur (rice) contemporain (e), Evolutions psychomotrices, 3, Paris.
Bernard M. (1992) La création chorégraphique, Dansons magazine, 9, Toulouse, Dubar.
Bernard M. (1993) Danse et hasard ou les paradoxes de la composition chorégraphique aléatoire, Revue d'Esthétique, numéro spécial, Et la danse, Toulouse, Privat.
Bernard M. (1994) Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique, Prétentaine, 1, 39-46.
Bernard M. (1996) Itinéraire d’un livre occulté : critique des fondements de l’éducation ou généalogie du pouvoir ou de l’impourvoir d’un discours, Prétentaine, 5, mai, 129-134.
Bernard M. (2000) Une évidence ambiguë. Esquisse problématique des rapports de la danse et de la musicalité, Prétentaine, Corps, 12/13, 369-378.



Michel Bernard, Notes brèves pour éclairer mon aventure philosophique
Je me réjouis de voir aujourd’hui le titre de mon ancienne collection des Éditions Jean-Pierre Delarge repris par cette sympathique équipe de chercheurs qui veut le faire fructifier et lui apporte en tout cas l’enrichissement dont je rêvais dans les années 1970 et 1980. Je tiens à l’en remercier vivement, d’autant plus qu’elle a la gentillesse et l’indulgence de se pencher sur le parcours agité et multiple de ma réflexion durant mon activité universitaire et au-delà.
En fait, comme j’ai eu l’occasion de le dire à Jacques Gleyse, en cette année de fin de siècle, la diversité ou l’apparente disparité et hétérogénéité de mes recherches semble avoir trouvé son lieu géométrique ou son centre de gravité autour duquel elles s’organisent, s’éclairent mutuellement, acquièrent toute leur intelligibilité. Ce lieu ou ce centre, je l’ai discerné en particulier au cours des trois dernières décennies pendant lesquelles je me suis consacré entièrement à une analyse approfondie de la corporéité dans la pratique théâtrale et plus radicalement et essentiellement chorégraphique, au sein du département de Danse que j’ai créé à l’UFR Arts-Philosophie-Esthétique de l’Université de Paris VIII. Je n’exposerai pas ici les raisons et les conditions qui m’ont conduit à cette spécialisation esthétique : les lecteurs ou lectrices qui souhaitent les connaître pourront les découvrir en 2001 dans le préambule de mon prochain livre intitulé précisément : « De la création chorégraphique ». Il me suffit de leur rappeler que, sous l’influence souterraine de l’héritage nietzschéen et aussi par goût personnel, le thème central du corps qui n’a cessé d’occuper et d’impulser toute ma pensée après mon agrégation et dont j’ai voulu, dans un premier temps, dégager les soubassements idéologiques et déterminer la validité épistémologique et philosophique, s’est progressivement localisé et approfondi par un questionnement de plus en plus précis sur ce qui constitue sans doute mon souci primordial, à savoir un nœud d’articulation secrète avec le langage et plus exactement l’acte d’énonciation orale et scripturaire, la parole et l’écriture.
D’où le choix, comme sujet de thèse de Doctorat d’État, d’une tentative d’élucidation des fondements de notre expressivité corporelle en tant que pouvoir primitif de manifestation spontanée du sens et par delà en amont de la signifiance verbale et du même coup en espérant ainsi la mise à jour ou le dévoilement de sa matrice productrice, la structure et le mécanisme de la voix. Or cette matrice m’est apparue précisément comme quadripolaire dans la mesure même où tout processus vocal constitue une dynamique immanente et autoaffective qui parcourt et gouverne, selon moi, l’expressivité de toute notre corporéité aussi bien visible et tactile qu’auditive. Toute expression corporelle n’est donc, dans mon hypothèse, qu’une transvocalisation. Mais, à bien y regarder, cette étrange dynamique qui combine, dans une polarisation radicale, le jeu d’une différenciation fictive en quête d’une vaine unité et identité, n’est-elle pas, au fond, l’inscription corporelle, l’expérience sensible du processus de la temporalité, elle-même dans son double mécanisme de différence et de répétition ? Ainsi, il ressort que ce processus est, non seulement la condition de l’acte de faire du théâtre, autrement dit, dans ma terminologie, la théâtralité comme structure simulatrice, mais aussi et surtout ce qui se déploie, s’incarne et ne cesse de se métamorphoser dans les figures fulgurantes et éphémères de l’acte de danser. En somme, la Danse s’est désormais offerte à moi comme le champ privilégié dans et par lequel s’expose et s’exhibe à la fois la dimension temporelle de la corporéité humaine et conjointement son pouvoir radical et irréductible de simulation comme projections de fictions.
Pour le vérifier, il convenait dès lors, d’inverser ma problématique initiale en partant cette fois non de la corporéité expressive, mais du langage comme instance énonciatrice. Or, je me suis vite rendu compte que l’acte linguistique d’énoncer, ou, si l’on préfère, de dire, était régi par un processus semblable à celui qui sous-tendait et promouvait la dynamique expressive. Énoncer, en effet, c’est toujours, comme l’ont souligné A.-J. Greimas et J. Courtès (Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Hachette Université, 1979 : 79-82), projeter des simulacres sonores ou scripturaires que l’émetteur tente de faire accréditer comme vrais, en un mot, selon la terminologie des deux auteurs, « débrayer » (shift out) : ainsi, chaque énonciation constitue en quelque sorte la scène originaire où son projetés et s’attestent les fictions, d’une part d’un « sujet » énonciateur, de « sujets » et d’objets énoncés comme distincts avec leurs actions respectives ; d’autre part, d’un espace et d’un temps dans lesquels ils et elles s’inscrivent. L’analyse du fonctionnement linguistique est donc venue confirmer celle de la corporéité expressive : l’un et l’autre procèdent d’une même matrice de projection fictionnaire qui apparaît, en définitive, comme leur nœud d’articulation recherché et leur moteur primordial.
Pour cerner, explorer et éclairer davantage cette matrice commune, il me restait alors à tenter de l’appréhender dans la source même de la vie de notre étrange et, s’il faut en croire Shoshana Felman (Le Scandale du corps parlant, Seuil, Paris, 1980), scandaleuse corporéité parlante, à savoir la sensation. C’est ce que je me suis efforcé de faire au cours de la dernière décennie en me focalisant entièrement sur ce processus qui non seulement assure notre conservation biologique, mais fournit la matière première de notre savoir et mieux encore, comme l’a fort bien vu Valéry (L’Infini esthétique in Pièces sur l’Art, Œuvres, tome II, Bibliothèque NRF de la Pléiade, Paris : 1342-1344), le champ d’expérimentation illimité de la création artistique. Ainsi ai-je pu discerner que bien loin d’être homogène ou monolithique, ce processus est l’émanation hybride des interférences d’un quadruple jeu chiasmatique : celui que je qualifie « d’intrasensoriel » parce qu’immanent à chaque sensation qui conjugue nécessairement activité et passivité ; celui conjoint et beaucoup plus connu « intersensoriel » qui combine les influences multiples des différents organes des sens dont Beaudelaire et Rimbaud ont chanté les poétiques « correspondances » ; celui, en troisième lieu, que j’appelle « parasensoriel » puisqu’engendré par les résonnances produites par l’acte de parler ou d’écrire, en d’autres termes, par les effets pervers ou non de la motricité vocale ou scripturaire; celui enfin strictement « inter-corporel » qui est déterminé par les échanges entre les systèmes sensoriels distincts de corps différents. Autant de croisements et d’entrelacs qui retentissent sur l’émergence de chaque sensation et font d’elle une chambre d’échos virtuels : chaque vision ou audition projette ainsi les simulacres des autres impressions fictives dont elle est inéluctablement porteuse et, par là même, préfigure « le débrayage » qu’effectue l’acte linguistique de l’énonciation. Elle constitue donc un mécanisme fictionnaire radical, insurmontable et indéfini qui est celui de notre imaginaire même : Nietzsche (Considérations intempestives, tome I, 2, Aubier, Paris, 1954) et, à sa suite, Bachelard (Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949, : 67, note I) ne disent-ils pas que l’homme est un animal qui « simule nécessairement » ?
En somme, bien loin d’être un simple vecteur informatif ou cognitif du monde prétendu objectif de notre environnement, la sensation m’apparaît comme un réseau virtuel tissé par les projections chiasmatiques de notre corporéité qui inaugure et fonde le processus de simulation mis en œuvre par l’acte d’énoncer. Une telle hypothèse revient dès lors à reconnaître la production fictionnaire comme noyau et moteur ultime de notre existence et, par conséquent, à envisager la création artistique comme son émanation spécifique originaire, son épiphanie, en quelque sorte. C’est en tout cas ce qu’atteste, selon moi, la Danse par laquelle notre corporéité, mieux que dans tous les autres Arts exhibe, grâce aux métaphores indéfinies des ses postures et mouvements, ce pouvoir permanent de fantasmagorie sensorielle qui est notre temporalité même.
Ainsi cette analyse obstinée et laborieuse des racines de l’ambivalence de notre corporéité me fit comprendre a posteriori les véritables et secrètes raisons de l’intérêt que j’avais porté simultanément au processus éducatif. S’il est vrai, comme je le disais déjà dans le dernier chapitre de mon livre sur « l’expressivité corporelle », que l’éducation est construite et développée comme une forme scolaire de théâtralisation héritée de la tradition jésuitique, il m’apparaît désormais que cette théâtralisation n’est qu’une modalité socio-historique et contingente d’exploitation du processus de simulation constitutif de notre corporéité même. En ce sens, la généalogie du système éducatif occidental n’a été, au fond, pour moi, qu’une manière de révéler les effets ambigus, les jeux pervers et les ruses résultant du désir de changer l’autre, c’est-à-dire, des interférences et des artefacts aléatoires de la confrontation des corporéités et d’énonciations distinctes comme autant de puissances fictionnaires distinctes.
J’ajouterais aussi qu’une telle exploration m’a conduit parallèlement et tout à fait logiquement à proposer dans
l’Encyclopédie philosophique universelle, d’une part, une nouvelle approche dite « pragmatique » du discours philosophique qui doit, selon moi, être envisagée, par delà son sens apparent ou profond, comme producteur de pouvoir par son agencement rhétorique même, comme force intrinsèque de simulation et, en un mot, comme théâtralité immanente ; d’autre part, une conception également différente de l’histoire de la philosophie désormais centrée non plus exclusivement sur les idées émises, mais aussi et surtout sur les modaltés d’engendrement discursif des textes les uns par les autres, bref sur leur « intertextualité » matérielle.
En définitive, mon aventure philosophique m’apparaît de plus en plus maintenant comme une surprenante toile d’araignée tissée autour et à partir d’une interrogation persistante sur la nature étrange et paradoxale de la corporéité humaine comme double processus fictionnaire sensoriel et linguistique et, par là comme dynamique essentiellement artistique de part en part.