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Dagognet (François) > Des détritus, des déchets, de l'abject
Une philosophie écologique

Présentation

François DAGOGNET, Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Le Plessis-Robinson, 1997.

> Présentation, par Mathieu Guével
"Connaissez-vous François Dagognet ? C'est un philosophe très sympathique. Il s'est fixé ici un objectif curieux à première vue. Il veut revaloriser les débris, les déchets, les détritus, du mépris ontologique où on les tient. Il explore les mérite du gras, du rebus, des morceaux disloqués, il déniche la valeur et la dignité des matières méprisées, le sale, le détruit, le brisé, pour les relever de la déchéance qui les frappe.
Le déchet a (au moins) deux qualités : (i) d'une part, c'est de la matière, la vraie, pas ce faux semblant de matière que sont les objets du quotidien, intacts, décorés, recouverts de matériaux précieux, qui sont plutôt de la matière idéalisée, des projections de l'esprit.
Il y a bien un dualisme, un purtanisme et un idéalisme au coeur de notre perception de la matière. Depuis Platon, a continuellement cherché à dévaloriser ou (ce qui est la même chose) annoblir la matière (grâce à des procédés de décoration, de sublimation, de plaquage, de limage, de polissage), et même quand on croit remettre le matériau "noble" au centre (le bois, la pierre), c'est encore l'esprit que l'on élit, et certaines matières (robustes, belles, intactes, unies) au détriment des autres. Le dualisme nous poursuit. Le déchet, lui, c'est de la matère brute, sans idéalisation, c'est ce qui reste quand l'esprit s'en va.
Deuxième mérite du déchet : il incarne vraiment l'individuel. Le déchet est absolument unique, il s'impose par son unicité contre le modèle standard, l'objet neuf fabriqué en série. d'où son intérêt pour les artistes plasticiens, dont les travaux inspirent l'auteur.
On pourrait penser le projet un peu futile. D'ailleurs la première partie est plus forte que les autres, sur le gras et les cailloux. Il y manque aussi une philosophie du puant, du visqueux, du collant, du vomi. D'une certaine manière, Dagognet s'en tient aux débris visuels, du sens le plus noble, et n'échappe pas tout à fait à la hiérarchie qu'il dénonce lui-même, bien que ce petit livre se présente comme une première pierre d'un édifice plus vaste.
Mais cette lutte contre le cloisonnement et la hiérarchisation des matières pour la revalorisation du dégradé a son intérêt philosophique et sociale : mépriser les déchets, ce n'est pas seulement adopter une vision idéaliste de la matière, c'est aussi rejeter les hommes chargés de s'en occuper, les éboueurs, les nettoyeurs. Ce n'est pas la mise en garde la moins utile de ce petit livre. Regarder les déchets, ça forme l'esprit. Et l'on cite pour finir le mot de bergson, dénonçant l'intelligence qui se calque sur les solides et en retire le goût des définitions stables, arrêtés, des découpages : "quelle est la propriété de la matière brute ? Elle est étendue ; elle nous présente des objets extérieurs à d'autres objets, et, dans ces objets, des parties extérieures à des parties. L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu." (L'évolution créatrice)
Dagognet propose une exploration joyeuses des poubelles, ce qu'on aurait pas cru possible. Ce tour de force mérite à lui seul le détour. François Dagognet, des détritus, des déchets, de l'abject, une philosophie écologique, Les empêcheurs de penser en rond. D'autres posts viendront car la bibliographie de Dagognet est alléchante : un livre sur Etienne-Jules Marey, d'autres sur la peau, les objets, les surfaces...".

> Ma note de lecture
 François DAGOGNET, Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1997

Le philosophe François Dagognet est un explorateur de territoires délaissés. Morphologue, matériologue, désormais « abjectologue », il écrit pour réhabiliter ces « êtres » (ces « moins-êtres », dit-il) que la culture a relégués dans l’indignité : la paille, la boue, les loques, la graisse, le fermenté, le pourri, le décomposé, le pulvérisé, le ruiné… Dans sa réhabilitation du détritus, il rencontre d’ailleurs souvent les plasticiens du XXe siècle, notamment Kurt Schwitters (auquel la Rétrospective Dada, qui sera présentée au Centre Georges-Pompidou, du 5 octobre 2005 au 9 janvier 2006, fait une place de choix), Christian Boltanski, Gérard Titus-Carmel ou Jean Dubuffet… (Il est vrai qu’il y a peu de littérature du lipidique, sauf peut-être le Boule-de-Suif de Maupassant !)
Jean Dubuffet, par exemple, affectionnait tout particulièrement le papier journal, un matériau qui a « ses quartiers de noblesse dans le haut lignage du Commun, il est Baron du Méprisé », mais aussi les détritus (légumes ramassées aux Halles, feuilles mortes, balayures…) qu’il s’employait à concasser, les transformant en une sorte de mélasse qu’il étalait ensuite sur une planche. Persuadé que l’éviction du sale et de l’impur « ouvre le chemin à d’autres éliminations » qui déchireraient encore l’humanité, l’art de Dubuffet, comme celui de Dagognet, est une « entreprise de réhabilitation des valeurs décriées. »
Parmi ces valeurs évincées se trouvent les corps gras auxquels Dagognet, devenu « lipidologue », accorde une attention philosophique toute particulière. C’est ainsi que Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique (coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Institut Synthélabo, 1997) consacre un chapitre entier à la complexité — tant culturelle que chimique — des graisses. Cela commence avec Platon qui, dans le Gorgias, déjà condamne et blâme « la flatterie culinaire ». Le cuisinier corrompt l’organisme en même temps qu’il l’enlaidit. Platon, explique Dagognet, « redoute la stase, l’embonpoint, l’immobilisme qui en résulte et qui conduit à l’obstruction. » La tradition hippocratique, en effet, vantait l’athlète et prescrivait la gymnastique. Et Dagognet d’accuser le platonisme qui « anime encore les recommandations ascétiques et surtout la vogue des produits ‘allégés’… » et de s’y opposer.
Mais quels sont donc les arguments des philosophes de la pureté ? D’abord la graisse est salissure, le sébum que nous propageons atteste de notre présence sur les surfaces touchées. Deuxièmement, le gras est un corps mou. Ni fluide, ni solide, « il nous met en présence d’une substance prête à se liquéfier, incertaine, ambiguë, à la manière du traître qui appartient à deux mondes… » La troisième raison de sa défaveur a déjà été entrevue par le lipidophobe Platon : la graisse est mortifère car elle s’accumule dans le corps. Chacun sait aujourd’hui qu’une hypercholestérolémie provoquera un envasement des artères, une athérosclérose (du grec « athara », la bouillie) qui fait le lit de l’embolie… Obésité, troubles cardiaques, la graisse est notre pire ennemie. Sans compter le mot « gras » lui-même, qui vient du latin crassus qui indique justement la crasse épaisse.
Pourtant, dit Dagognet, sûr de lui, « nous n’avons développé cette thèse que pour la réfuter. » En effet, en y regardant de plus près, la biologie montre que les graisses tapissent tous nos tissus, permettent le glissement des membranes, forment le tissu nerveux, aident aux déplacements des fibres et des articulations. Elles sont les agents de la lubrification de notre corps, qui n’est que mouvement. Sans compter que ce qui fait la beauté d’un visage, sa souplesse, son moelleux, ce sont les lipides dits « de constitution ». De plus, les lipides représentent le maximum d’énergie sous le minimum de volume et de poids : ils nous apportent donc l’isolation thermique et constituent le réservoir de la vitalité.
La religion eut ses saintes huiles, ce chrême gras qui fait communiquer l’homme avec le divin. Le suif alimenta pendant des siècles la flamme des chandelles. Et si les crèmes et les onguents entrent en nous et nous guérissent, nous rajeunissent, nous rafraîchissent, c’est qu’elles contiennent des corps gras…
En guise d’illustration et de preuve artistiques, l’ouvrage fait une grande place au plasticien allemand Joseph Beuys et notamment à son œuvre intitulée Chaise de gras (1964), sculpture qui consistait à disposer une masse de saindoux sur l’assise d’une chaise de bois. Peu après, Beuys enroba des pianos entiers dans des paquets de graisse. Après une première explication de la « lipidophilie » de Joseph Beuys (abattu en Crimée, à la fois brûlé et gelé, l’aviateur Beuys aurait été soigné par des Tartares à l’aide d’un enveloppement de feutre et de graisse), François Dagognet analyse philosophiquement le geste de l’artiste : « Beuys entend par son intermédiaire dépasser ‘les états’, entrer dans ce qui les relie (le ‘entre les choses’, la pénétration) ; et d’ailleurs le gras révèle assez vite son ambivalence (signe de richesse) : il tache parce qu’il se répand sur ce qu’il touche, en même temps que, à l’opposé, il garde et protège ce qu’il recouvre ; il conserve la chaleur. Il assure à la fois l’extension et l’enfermement. (…) Le monde n’en finit pas de bouger ; ne l’immobilisons plus, quittons l’art marmoréen… ».

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