Corps écrit

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Deleuze (Gilles) > Critique et clinique

Présentation

Gilles Deleuze, Critique et clinique, Minuit, 1993.

> Présentation
– Comment une autre langue se crée dans la langue, de telle manière que le langage tout entier tende vers sa limite ou son propre “ dehors ”.
– Comment la possibilité de la psychose et la réalité du délire s’inscrivent dans ce parcours.
– Comment le dehors du langage est fait de visions et d’auditions non langagières, mais que seul le langage rend possibles.
– Pourquoi les écrivains sont dès lors, à travers les mots, des coloristes et des musiciens.

> Table des matières
Avant-propos – I. La littérature et la vie – Il. Louis Wolfson, ou le procédé – III. Lewis Carroll – IV. Le plus grand film irlandais (Film de Beckett) – V. Sur quatre formules poétiques qui pourraient résumer l’ensemble de la philosophie kantienne – VI. Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos – VII. Représentation de Masoch – VIII. Whitman – IX. Ce que les enfants disent – X. Bartleby, ou la formule – XI. Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry – XII. Mystère d’Ariane selon Nietzsche – XIII. Bégaya-t-il – XIV. La honte et la gloire : T.E. Lawrence – XV. Pour en finir avec le jugement – XVI. Platon, les Grecs – XVII. Spinoza et les trois « Éthiques » – Références.
 
> Des notes de lecture éparses, éblouies et infidèles
Il ne s’agit pas d’écrire « comme une femme » (…) Même les femmes ne réussissent pas toujours quand elles s’efforcent d’écrire comme des femmes, en fonction d’un avenir de la femme. Virginia Woolf s’interdisait de « parler comme une femme » : elle captait d’autant plus le devenir-femme de l’écriture.
En écrivant on donne toujours de l’écriture à ceux qui n’en ont pas, mais ceux-ci donnent à l’écriture un devenir sans lequel elle serait pure redondance au service des puissances établies.
Les écrivains ont leur bauge personnel dans la vie, en même temps que leur terre, leur patrie, d’autant plus spirituelle dans l’œuvre à faire.
Pourquoi écrit-on ? C’est qu’il ne s’agit pas d’écriture. Il se peut que l’écrivain ait une santé fragile, une constitution faible. Il n’en est pas moins le contraire du névrosé : une sorte de grand Vivant (à la manière de Spinoza, de Nietzsche ou de Lawrence), pour autant qu’il est seulement trop faible pour la vie qui le traverse ou les affects qui passent en lui.
Ecrire n’a pas d’autre fonction : être un flux qui se conjugue avec d’autres flux (…) Un flux, c’est quelque chose d’intensif, d’instantané et de mutant, entre une création et une destruction. Manger-parler, écrire-aimer, jamais un flux tout seul. On parle avec des matériaux plus immédiats, plus fluides, plus ardents que les mots.

D’où la force de la question de Spinoza : qu’est-ce que peut un corps ? De quels affects est-il capable ? Les affects sont des devenirs : tantôt ils nous affaiblissent pour autant qu’ils diminuent notre puissance d’agir, et décomposent nos rapports (tristesse), tantôt nous rendent plus forts en tant qu’ils augmentent notre puissance et nous font entrer dans un individu plus vaste ou supérieur (joie, dilatation). Spinoza ne cesse pas de s’étonner du corps. Il ne s’étonne pas d’avoir un corps, mais de ce que peut le corps. (…) Ce n’est pas possible d’être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d’agir, s’affecter de joie, multiplier les affects qui expriment ou enveloppent un maximum d’affirmations. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l’organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience.

Mallarmé : souffrance d’écrire, « j’ai senti des symptômes très inquiétants causés par le seul acte d’écrire »
"Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes qui me désespèrent. L’un est le Néant (l’absence de Dieu), l’autre est sa propre mort."

Nous vivons entre deux dangers : l’éternel gémissement de notre corps, qui trouve toujours un corps acéré qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre et l’étouffe, un corps indigeste qui l’empoisonne, un meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton ; mais aussi l’histrionisme de ceux qui miment un événement pur et le transforment en fantasme, et qui chantent l’angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver à « dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d’avant l’amertume ». Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ? « A mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir qui soit l’apothéose de la volonté. » A mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer : non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui n’importe quoi, non pas s’identifier à l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend.

Devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. (…) A mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre les règnes. (…) Il n’y a plus de machines binaires : question-réponse, masculin-féminin, homme-animal, etc.

Les devenirs, c’est le plus imperceptible, ce sont des actes qui ne peuvent être contenus que dans une vie et exprimés dans un style. Les styles pas plus que les modes de vie ne sont des constructions. Dans le style, ce ne sont pas les mots qui comptent, ni les phrases, ni les rythmes et les figures. Dans la vie ce ne sont pas les histoires, ni les principes ou les conséquences.
Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Parler dans sa langue à soi comme un étranger. Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux. »

C’est à la fois que le charme donne à la vie une puissance non personnelle, supérieure aux individus, et que le style donne à l’écriture une fin extérieure, qui déborde l’écrit.
(…) L’écriture n’a pas sa fin en soi, c’est précisément pourquoi la vie n’est pas quelque chose de personnel.
Tous ces penseurs sont de constitution fragile, et pourtant traversés d’une vie insurmontable. Ils ne procèdent que par puissance positive, et d’affirmation. Ils ont une sorte de culte de la vie.
Le nom d’un écrivain, « le nom propre désignait quelque chose qui passait, et non pas un sujet. »

Imitation : les grandes œuvres littéraires du XVIe trahissent toute la conscience aiguë et persistante d’être nées à l’ombre d’un « texte-père » voué à la destruction pour que la vie continue. D’où méthode du « carnet », compilations et dictionnaires qui cherchent à préserver une matière durable tout en détruisant la forme particulière des textes sources.