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Echenoz (Jean) > L'équipée malaise

Présentation

Jean Echenoz, L'équipée malaise, Minuit, 1987.

> Résumé
La Malaisie, ce serait la belle vie si le duc Pons ne risquait de s’en voir chassé. Cette idée n’est pas supportable : plutôt que renoncer au pouvoir, au grand air, à ses projets astronomiques, le duc choisit la résistance. D’Europe il va faire venir des renforts, à bord d’un cargo cypriote.
Ces renforts, à Paris, viennent d’affronter des épreuves redoublées, des amours parallèles. Ils n’en peuvent plus. Supérieurement fourbus par le décalage horaire, ils jouent aux dés en attendant d’aller se battre.
« Le récit de L'Équipée malaise s'organise sur deux axes.
Selon le premier, toutes les circonstances qui provoquent l'action se présentent de façon répétitive : “ Tout ira par deux, toujours plus ou moins par deux ” (p. 49). Par deux, les inconnus qui viennent successivement demander un service à Paul ; mais aussi les grands soubresauts qui soulèvent le récit (la mutinerie en mer et celle de la plantation) comme les innombrables repères qui le ponctuent.
Dans l'autre sens, perpendiculaire dirait-on, une navette ne cesse de parcourir la trame, à l'image du cargo qui trace imperturbablement son chemin entre l'Asie du Sud-Est et l'Europe, aller et retour. Boustrophédon : “ Écriture primitive dont les lignes vont sans interruption de gauche à droite et de droite à gauche. ”
Récurrence et va-et-vient : le lecteur se retrouve bien à la dernière page du récit dans la même situation qu'à la première, où deux amis sont amoureux de la même femme.
En réalité, tout a changé : dans l'intervalle s'est glissé un roman d'aventures aux nombreuses péripéties mais où, derrière de claires références à Conrad, chaque thème est subverti. Car l'équipée est à l'aventure ce que Don Quichotte est à la chevalerie : la dérision d'un mythe et la naissance d'autre chose. Ici, les trafiquants d'armes sont amoureux, les gangsters minables et les rebelles incapables ; chaque protagoniste est affecté d'un signe qui inverse la nature de son rôle. Même les dés sont pipés. Cette équipée s'appelle malaise. Cependant, grâce à la sagacité et au sang-froid du plus marginal et du plus effacé d'entre eux, seul adulte responsable dans un monde immature, cette succession d'inconséquences, de trébuchements et d'échecs impardonnables va se clore en apothéose sur le triomphe de l'amour. »

> Mes notes pour présenter Jean Echenoz à la bibliothèque d'Eaubonne

Jean Echenoz est né le 26 décembre 1947 à Orange. C'est en 1979 qu'il fait son entrée dans le paysage littéraire avec Le Méridien de Greenwich. Publiée aux éditions de Minuit au moment où la littérature française est traversée par de nombreux débats sur la fin des avant-gardes et du nouveau roman, son œuvre est saluée de manière diverse. Romancier des années 1980 pour Pierre Lepape (Le Monde, 24 mars 1990), écrivain déconcertant pour d'autres, Jean Echenoz devra attendre pour être vraiment reconnu, alors que son œuvre obtient un rapide succès.

Son nom qui est aussi, « hasard objectif », celui d'un des personnages de Locus Solus de Raymond Roussel – rencontre qu'il fit très jeune, comme celle d'Alfred Jarry – marque d'emblée son œuvre du sceau de la « parodie », d'autant que ses trois romans suivants : Cherokee qui obtient le prix Médicis en 1983, L'Équipée malaise (1987) et Lac (1989) relèvent, selon les propres termes de leur auteur, d'« hommages » rendus à des genres dits « mineurs ». Contemporain du mouvement de retour à la fiction, Jean Echenoz a su d'emblée imposer un univers atypique qui participe de formes narratives alors peu pratiquées dans le cadre de la littérature générale. Ainsi Cherokee relève-t-il du roman policier (Éric Ambler), L'Équipée malaise, du roman d'aventures (Stevenson, Conrad) et Lac du roman d'espionnage.

Loin de parodier ces genres, Echenoz se réapproprie plutôt, dans cette trilogie, des logiques narratives et des imaginaires qui nous sont familiers, tout en leur faisant subir un certain nombre d'opérations de déconstruction qui en dévient la trajectoire. Parallèlement, il soumet la narration à un subtil dérèglement, qui place à égale distance l'objectivité du nouveau roman et les conventions du conformisme romanesque. Le narrateur n'est souvent ici que le spectateur ironique de ses créatures, considérant toutes leurs dérives avec distance. Familier du jazz (Charlie Parker, Thelonious Monk), Jean Echenoz introduit enfin de fécondes dissonances dans son récit, tant au niveau syntaxique que prosodique et sémantique. En 1992, avec Nous trois, il clôt cette série d'« hommages ».

Il va poursuivre son exploration de l'époque avec Les Grandes Blondes (1995), Un an (1997), qui forme diptyque avec Je m'en vais, ce dernier roman étant couronné par le prix Goncourt en 1999.

S'il y a héritage chez Echenoz, il se trouve davantage dans certaines attitudes face à l'écriture romanesque que dans une volonté délibérée de caricaturer des formes. Chaque roman se présente ainsi comme une enquête qui, après de multiples rebondissements, débouche sur une issue catastrophique. Une enquête policière où le texte ne tarde pas à prendre à contre-pied le lecteur, à la façon d'une variation sur un thème de jazz. Si Echenoz, dans la tradition valéryenne, refuse la psychologie, il n'en trouve pas moins ses antihéros dans le réel. Sans domicile fixe, flics ratés, espions, seconds rôles, picaros promus à vivre des histoires navrantes, tous composent une troupe souvent carnavalesque. Le roman n'est plus alors que l'entrecroisement de leurs histoires minuscules, provoquant les effets les plus inattendus. En proie à leur désespérance ou à leur cynisme, ils sont le jouet d'un monde de violence où la manipulation, voire la prédation sociale est la règle. Ils habitent leurs histoires en simples locataires, s'inventent des lignes de fuite. Ce monde où la passion amoureuse se termine souvent de façon malheureuse ne peut trouver alors d'autre rédemption que dans l'humour le plus grinçant.

La banlieue, les quartiers populaires des villes, l'univers nocturne des cités suburbaines confèrent à ces romans leur tonalité propre. C'est moins le monde du roman policier américain que le « polar » français du cinéma des années 1950-1970 qui est revisité. Mais Jean Echenoz sait élargir constamment ce vagabondage à la dimension de la planète entière, de la Malaisie au Pôle (Je m'en vais) comme pour nous offrir une version postmoderne des Voyages extraordinaires de Jules Verne. Aussi a-t-il souvent déclaré écrire des « romans géographiques, comme d'autres écrivent des romans historiques ».

Bien que l'auteur ne professe aucune théorie du roman autre que négative, ces œuvres constamment en quête d'un site susceptible de mettre fin à l'errance, participent d'un « réalisme » flaubertien et renvoient souvent à des éducations sentimentales, à des « équipées » du ratage dont Bouvard et Pécuchet demeure l'archétype. Un long travail de documentation en prépare l'écriture, qui se fait aussi exploration des « lieux communs » et des stéréotypes. Jean Echenoz se nourrit des images véhiculées par la société (Les Grandes Blondes), en inventorie les clichés pour en extraire la dimension mythographique. Le discours scientifique nourrit également l'invention verbale, comme dans Lac ou Je m'en vais, tandis qu'une aventure plus souterraine organise ces histoires : celle des mots et des « paroles gelées » dont le roman n'est plus que le développement thématique.

« Fabriquer des romans », tel est le simple vœu de Jean Echenoz. La singularité de son univers pourrait certes participer des philosophies de l'altérité, des esthétiques de la différence et de l'écriture nomade (Gilles Deleuze), ou encore de la conception d'un sujet ne trouvant à survivre que dans la multiplication d'histoires « pauvres » (Samuel Beckett). Mais avec ce génie de la « reprise » propre aux amateurs de jazz, il a su décaler son univers romanesque vers des traditions littéraires comme la sotie, et plus globalement, vers les récits excentriques chers à Sterne et à Diderot. Ainsi son œuvre invente un art du déplacement qui explore l'imaginaire de notre époque. Ce déplacement peut être réel, comme dans Au piano (2002) qui conduit son protagoniste du parc Monceau à l'Amérique du Sud, en passant par une étrange clinique. Il peut aussi prendre la forme d'une sorte de vertige immobile, comme dans Ravel (2006), variation virtuose qui décèle, dans la biographie du musicien, cette part d'insondable qui fait le fond de l'œuvre de Jean Echenoz.