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Echenoz (Jean) > Courir

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Présentation

Jean Echenoz, Courir, Minuit, 2006.

> Résumé
On a dû insister pour qu'Émile se mette à courir. Mais quand il commence, il ne s'arrête plus. Il ne cesse plus d’accélérer. Voici l’homme qui va courir le plus vite sur la Terre.

> La revue de presse
Patrick Kéchichian, Le Monde, vendredi 10 octobre 2008
Une course jubilatoire d'Echenoz
A sa façon élégante et joueuse, l'écrivain emboîte le pas du sportif tchèque Emil Zatopek
La critique du dernier Echenoz pourrait tenir en deux paragraphes. Sur le modèle suivant : Résumé. L'auteur de Lac (1989, réédité chez Minuit dans la collection de poche « Double ») raconte la vie du coureur de fond tchèque, Emil Zatopek. Né en Moravie en 1922, mort à Prague en 2000, Zatopek commence à cultiver ses aptitudes pour la course à pied durant l'occupation nazie. A partir de 1948, il devient l'une des gloires de l'athlétisme mondial – 5 000, 10 000, marathon... – et s'illustre notamment aux Jeux olympiques d'Helsinki en 1952. Ayant arrêté sa carrière en 1957, colonel de l"armée et membre du Parti communiste, il devient fonctionnaire du ministère de la défense. Après le « printemps de Prague », il prend position en faveur d’Alexandre Dubcek. Il est alors exclu du Parti communiste et de l’armée, contraint à faire son autocritique et envoyé dans une mine d’uranium.
Analyse. Respectant la chronologie, Echenoz ne retient que quelques épisodes saillants de la carrière du sportif, certains traits de caractère, des anecdotes en nombre limité. Il s’attache surtout à montrer le goût et le sens de l’effort de celui que l’on surnomma la « locomotive tchèque ». Par touches légères, entre ironie et indignation, il dépeint également l’ambiance politique de ces années dans une démocratie populaire qui tentait de gérer, à son bénéfice, la carrière de son champion.
Avec une conclusion du type « à lire sans tarder » ou « Echenoz au mieux de sa forme », tout serait-il ainsi dit ? Nullement, et en tout cas pas l’essentiel. Comme pour Ravel (2006), l’intérêt et la qualité de Courir tiennent à l’art admirablement subtil, pesé au mot, à la virgule près, que Jean Echenoz déploie pour dessiner une figure. Certes pas n’importe quelle figure arbitrairement tirée de l’histoire officielle - de la musique pour Ravel, du sport pour Zatopek – mais choisie en raison de certaines caractéristiques ou bizarreries… En raison, osons le mot car il décrit rigoureusement le sujet de Courir, d’une idiosyncrasie (notion qui désigne la prédisposition d’un individu à réagir singulièrement à une impulsion ou une influence extérieure, à un défi sportif par exemple).
Il ne s’agit pas davantage de restituer la totalité de cette figure, mais un certain profil, une certaine ligne du visage, du corps, de le personne, de l’être même. Très peu de psychologie en revanche, surtout celle que l’on qualifie « des profondeurs », laissons cela aux spéléologues de cette science aléatoire soumise à l’incertitude et aux caprices des interprétations, semble dire Echenoz. Le visible, le manifeste recèlent bien assez de mystère. A ce propos, adressons à l’écrivain un salut reconnaissant : sa manière élégante et joueuse de naviguer à la surface des flots noirs de l’inconscient nous libère, nous fait du bien.
L’important c’est donc de trouver le bon éclairage, de montrer sous une lumière soigneusement choisie, réglée – celle du style, bien sûr –, ce sujet, ce profil, cette personne… Cependant, l’art ne serait ici que pur artifice s’il n’avait pas l’effet d’un révélateur : sans lui, nous ne saurions voir vraiment, même ce qui est visible, manifeste.
Jusqu’aux deux tiers du livre, Emil Zatopek, sous la plume de Jean Echenoz, se nomme juste Emile. Ce « e » français n’est pas anodin. Il signale une appropriation, un léger et nécessaire décalage par rapport au sujet réel : le coureur tchèque, avec son nom, sa biographie, son caractère, ses records. Ce nom, Zatopek, n’apparaît donc que tardivement. Comme si l’écrivain, après s’en être emparé, après cet hommage à sa façon, le rendait à sa propre histoire. Histoire dont pas une date ne figure dans l’espace indépendant du roman.
Echenoz ne regarde pas Zatopek comme un surhomme nietzschéen. C’est même tout le contraire. Pas d’idéalisation. La légende ne l’intéresse pas, ni les vertus de l’héroïsme. Il aime, et le dit à sa façon, l’homme au bonnet, souriant de toutes ses dents, généreux, polyglotte, pris dans l’étau du régime… Il aime le prosaïsme de l’effort, la douleur réelle, les grimaces, le dédain du beau style et « cette allure bizarre et fatiguée, montée sur des gestes roidis d’automate », le « perpétuel dodelinement de la tête et le moulin permanent [des] bras ». En fait, ce qu’il aime pardessus tout, c’est la légèreté et la grâce, la foulée et l’envol, associés, comme la carpe et le lapin, au corps pesant, souffrant.
La course de fond est-elle une métaphore de l’écriture, comme pour Leiris la tauromachie ? Qu’importe. La question est ailleurs : pourquoi diable la lecture d’Echenoz – et de Courir singulièrement – nous procure-t-elle une si parfaite jubilation ?