Corps écrit

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Flaubert (Gustave) > Préface à la vie d'écrivain ou Extraits de la correspondance
Présentation et choix de Geneviève Bollème

Présentation

Gustave Flaubert, Extraits de la correspondance ou Préface à la vie d'écrivain, choix de Geneviève Bollème, Le Seuil, 1990.

> Extraits
C’est le sexe qui fait créer. Il faut une condition sexuelle pour produire, de toute façon, quelle que soit la production. Il faut autant de sexe pour peindre un Couronnement de la Vierge ou pour composer un motet que Sade n’en a mis dans ses 120 Journées de Sodome.

C’est une chose, toi, dont il faut que tu prennes l’habitude, que de lire tous les jours (comme un bréviaire) quelque chose de bon. Cela s’infiltre à la longue. Moi, je suis bourré à outrance de La Bruyère, de Voltaire (les contes) et de Montaigne. (…) Personne n’est original au sens strict du mot. Le talent, comme la vie, se transmet par infusion et il faut vivre dans un milieu noble, prendre l’esprit de société des maîtres. Il n’y a pas de mal à étudier à fond un génie complètement différent de celui qu’on a, parce qu’on ne peut le copier. La Bruyère, qui est très sec, a mieux valu pour moi que Bossuet dont les emportements m’allaient mieux. Tu as le vers souvent philosophique ou vide, coloré à outrance et un peu empêtré. Lis, relis, dissèque, creuse La Fontaine qui n’a aucune de ces qualités ni des ces défauts. Je n’ai pardieu pas peur que tu fasses des fables.

Quant à moi, il n’y a qu’une seule chose qui m’effraie, c’est ma lenteur. Je crèverai que je n’aurai pas balbutié la moitié de ma pensée.

Recopier ; C’est abrutissant. J’ai mon rameau de vertèbres au cou (…) brisé d’avoir eu la tête penchée longtemps.
Enfin me revoilà en train ! ça marche ! la machine retourne ! Ne blâme pas mes roidissements, bonne chère Muse, j’ai l’expérience qu’ils servent. Rien ne s’obtient qu’avec l’effort ; tout a son sacrifice. La perle est une maladie de l’huître et le style, peut-être, l’écoulement d’une douleur plus profonde. N’en est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’Art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader ? Dur voyage, et qui demande une volonté acharnée ! D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime. Dans les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur, et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements. Il fait froid et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu'au dernier lambeau de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien qu’une indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses ! A 20 000 pieds sous soi, on perçoit les hommes, une brise olympienne emplit vos poumons géants, et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis, le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant dans la solitude. N’importe ! Mourons dans la neige, périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’Esprit, et la figure tournée vers le soleil !
J’ai travaillé ce soir avec émotion, mes bonnes sueurs sont revenues, et j’ai regueulé, comme par le passé.

Non ! tout mon bonheur n’est pas dans mon travail et je plane peu sur les ailes de l’inspiration. Mon travail au contraire fait mon chagrin. La littérature est un vésicatoire qui me démange. Je me gratte par là jusqu'au sang. Cette volonté qui m’emplit n’empêche pas les découragements, ni les lassitudes.

Certaines natures ne souffrent pas, les gens sans nerfs. Heureux sont-ils ! Mais de combien de choses aussi ne sont-ils pas privés ! Chose étrange, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est-à-dire la faculté de souffrir. Souffrir et penser seraient-ils donc même chose ? Le génie, après tout, n’est peut-être qu’un raffinement de la douleur, c'est-à-dire une plus complète et intense pénétration de l’objectif à travers notre âme.

Toutes les difficultés que l’on éprouve en écrivant viennent du manque d’ordre. C’est une conviction que j’ai maintenant. Si vous vous acharnez à une tournure ou à une expression qui n’arrive pas, c’est que vous n’avez pas l’idée. L’image, ou le sentiment bien net dans la tête, amène le mot sur le papier. L’un coule de l’autre. « Ce que l’on conçoit bien, etc. »

Ma cervelle me semble petite pour embrasser d’un seul coup d’œil cette situation complexe. J’écris dix pages à la fois, sautant d’une phrase à l’autre.

Il faut t’aimer pour t’écrire ce soir, car je suis épuisé j’ai un casque de fer sur le crâne. Depuis deux heures de l’après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j’écris de la Bovary, je suis (…) en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j’ai passée dans l’illusion, complètement et depuis un bout jusqu'à l’autre. Tantôt, à 6 h, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une. Je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer. La tête me tournait. J’ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête. Je suis comme un homme qui a trop (…) (pardon de l’expression), c'est-à-dire en une sorte de lassitude pleine d’enivrements. (…) N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leurs paupières noyées d’amour. Est-ce orgueil ou piété, est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée ? ou bien un vague et noble instinct de religion ?

Nous ne devons entrer dans la vie réelle que jusqu'au nombril. Laissons le mouvement dans la région des jambes…

J’en vomis de fatigue

Il faut que je change de manière d’écrire si je veux continuer à vivre

Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons ! La moelle nous manque généralement ! Les livres d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là ; et nous, nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc. pour y puiser des métaphores. C’est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche et variée. Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.

Ce travail aura servi à m’assouplir la patte ; à d’autres exercices maintenant.

Lisez les grands maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous rapprocher de leur âme, et vous sortirez de cette étude avec des éblouissements qui vous rendront joyeuse. Vous serez comme Moïse en descendant du Sinaï. Il avait des rayons autour de la face, pour avoir contemplé Dieu.

Je m’y mets ; ce n’est pas que je sois inspiré le moins du monde, mais j’ai envie de voir ça, c’est une sorte de curiosité et comme qui dirait un désir lubrique sans érection.

Je n’ai pas bougé depuis bientôt trois mois. Mon existence est plate comme ma table de travail, et immobile comme elle.

Je suis physiquement fatigué. J’en ai des douleurs dans les muscles. L’empoisonnement de la Bovary m’a fait dégueuler dans mon pot de chambre. L’assaut de Carthage me procure des courbatures dans les bras, — et c’est pourtant ce que le métier offre de plus agréable ! (…) Je n’en peux plus ! Le siège de Carthage que je termine maintenant m’a achevé, les machines de guerre me scient le dos ! Je sue du sang, je pisse de l’eau bouillante, je chie des catapultes et je rote des balles de frondeurs. Tel est mon état.

Je bûche comme un nègre, je ne lis rien, je ne vois personne, j’ai une existence de curé, monotone, piètre et décolorée.

Je me suis enfin résigné à considérer comme fini un travail interminable. A présent, le cordon ombilical est coupé. Ouf ! n’y pensons plus ! Il s’agit de passer à d’autres exercices.

Mon ardeur à la besogne frise l’aliénation mentale. Avant-hier j’ai fait une journée de 18 h ! Très souvent maintenant, je travaille avant mon déjeuner ; ou plutôt je ne m’arrête plus, car, même en nageant, je roule mes phrases, malgré moi.