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Forest (Philippe) > Tous les enfants sauf un

Présentation

Philippe Forest, Tous les enfants sauf un, Gallimard, 2007.

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Tous les enfants sauf un dont le titre reprend une phrase du début de Peter Pan : "Tous les enfants, sauf un, grandissent" est un livre étrange. Objet hybride, entre roman et essai, il semble un appendice à L'Enfant éternel et Toute la nuit. Dix ans après la mort de sa fille, l'écrivain revient sur le récit qu'il fit donc de cette perte. "Il me semble qu'il aurait fallu tout présenter sans artifice" écrit-il dans son avant-propos avant de nous donner, une fois encore, le récit de la maladie de Pauline, ses soins, sa mort. Il ne faut pas trente pages à Philippe Forest pour redire cela, trente pages nues qui émeuvent encore. Cette première partie (le livre en compte treize) est intitulée : "ce qui reste du roman".
Or, si on a lu Le Roman, le réel qui paraît simultanément, on devine l'importance de l'intitulé. " Ce qui reste ", c'est aussi bien le déchet (les restes) que ce qu'on ne peut réduire, le noyau incompressible. Ce qui reste alors du roman, c'est, une fois enlevés les artifices et la fiction, le réel qui lui a donné sa nécessité. Ce réel-là qu'il n'était pas possible de dire, dix ans plus tôt, si ce n'est en passant par l'artifice de la fiction (le père et la mère de l'enfant étant affublés de prénoms d'emprunt, Alice et Félix pour Hélène et Philippe), la prose mobilisant ses descriptions de neige pour dire la mort en route et porter un récit vers sa destination dernière. Ici, le drame est donné nu afin qu'une parole soit mieux entendue : celle qui dit le sort fait aux malades, d'abord, aux morts ensuite. Philippe Forest en appelle à Georges Bataille et à son expérience pour dénoncer la déshumanisation à l'oeuvre, non pas à l'hôpital, mais dans tout le corps social. " Le malade, le mourant, ses proches se trouvent sommés de collaborer au processus d'effacement, d'oblitération dont la société leur affirme la nécessité. S'il écrit en témoin, c'est parfois un procureur qu'on entend. Son doigt accusateur pointe les mythologies, des plus triviales (comme celle qui consiste à dire aux parents de l'enfant. Mais l'écrivain ne lance pas d'anathèmes : il interroge, questionne, s'appuie sur les livres lus, les grands auteurs, les philosophes. La religion aussi est convoquée, en des pages qui avouent leur perplexité : comment un père et une mère, athées, en viennent-ils à faire appel à un prêtre pour donner à l'enfant mourant le baptême et l'extrême-onction. Tous les enfants sauf un quitte alors le prétoire pour pénétrer plus profondément dans l'interrogation que la mort de Pauline ne cesse de poser. Au final, évoquant les chemins qui ont conduit le père de Pauline à devenir le romancier de L'Enfant éternel, Philippe Forest retourne vers la littérature. Puisque ce qui reste du roman, c'est bien évidemment, un réel qui appelle à lui, infiniment, la littérature, seule capable, sinon de le dire, du moins d'en désigner la place.

Voir Philippe Forest : Penser contre la nuit, Le Matricule des Anges

> Mes notes et des citations de Philippe Forest, pêle-mêle et sans raison

Au lendemain de la mort de sa fille qui crée dans son existence un abîme et un étrange appel d’air, le narrateur se découvre, d’une façon qui le surprend, « invulnérable ». Est-ce d’avoir survécu à cet impensable qui lui procure ce sentiment d’inavouable bonheur ? Cette mort pourtant ne cesse d’infiltrer sa vie, et d’abord sa vie sentimentale avec Alice, sa compagne et mère de sa fille. Pour renouer en lui avec le sentiment de vivre, un « nouvel amour » s’impose, un amour qui pour le narrateur s’incarne avec Lou.

C’est le roman qui permet d’atteindre le « cadavre vrai, celui de la personne aimée, dans le moment insoutenable de la perte » contre les représentations que « trafique la société dans son effroi puéril de la mort, son puritanisme hystérique à l’endroit de celle-ci. »

« j’évoque l’inversion généalogique, je dis que je suis né de la mort de ma fille. Problème de la culpabilité. Culpabilité de savoir s’il y a une légitimité à transformer la mort d’un enfant en objet esthétique. Mais le fait que mon identité d’écrivain soit liée à cet événement-là est quelque chose que je revendique, même s’il faut prendre garde xa ne tourne pas à la posture et à la mythologisation. »

« Je me refuse à spéculer là-dessus quand je parle de mes livres en public. Je suis halluciné quand je vois des écrivains estimables parler de la mort de leur papa, de la disparition de leur amour devant des auditeurs. Quand je parle de mes livres, j’en parle comme de roman. Je ne nie pas le fait qu’ils sont autobiographiques, mais je me refuse à en parler dans un contexte de talk shows. » je ne raconte jamais ma vie, en privé comme en public, j’essaie de ne pas spéculer sur le contenu de mes livres d’une manière qui soit récupérable par l’esthétique télévisuelle. Pourtant le succès de mes livres tient à la salivation que suscite chez mes lecteurs le spectacle de la souffrance.

Éviter la mythologisation de soi-même = point crucial. « J’ai du mal à me considérer comme l’auteur de mes propres livres. Mais je suis le témoin récurrent de la violence que mes livres exercent sur le lecteur, soit dans l’adhésion ou l’identification, soit dans le rejet et le refus. »

Forest lit livres écrits par ceux qui ont perdu un enfant. Mais déçu car, par bêtise ou stupéfaction mentale, ils falsifient l’expérience encore plus que ne le ferait quelqu’un qui ne l’a pas vécue.
Le problème n’est pas d’avoir vécu cette expérience, c’est de parvenir au cœur de cette expérience, qu’elle ait été vécue ou non.

Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le répéter. D’où écriture de la « reprise » : reprendre perpétuellement le souvenir pour le projeter en avant. Logique de Kierkegaard : l’échec oblige à la survie. L’échec est plutôt un principe dynamique, même s’il s’accompagne de frustrations, insatisfactions, culpabilités…

James Sacré, le poème est une petite machine d’existence pour aller mourir sans peur

Son 1er roman : L’Enfant éternel (« L’Infini », Gallimard). Il y raconte la maladie de sa fille, Pauline, atteinte d’un cancer à 3 ans et qui succombera un an plus tard. Livre douloureux, mais tendu par une exigence d’écriture qui vide le roman de tout narcissisme ; livre porté aussi par la réflexion sur la littérature sise en son sein-même. Ce sera la facture de Philippe Forest. Toute la nuit, qui suivra, reprend le geste de dire l’indicible, revient sur la mort de sa fille, pousse l’intransigeance lucide jusqu’à dire l’impossible deuil — d’autant plus impossible qu’il est refusé —, le désir de suicide, et l’écriture qui donnera, en 2 mois fiévreux, L’Enfant éternel.
Du coup, Ph. F. est classé du côté des autobiographes ou des autofictionnels. Le travail de Forest, dans ses récits, ne vise pas autre chose qu’à maintenir vivace une expérience cruelle. Là où d’autres auraient inondé ce linceul avec leur propre style, Forest s’accroche à une éthique du dire pour ne rien dévoyer de sa vérité, qui, du coup, devient aussi la nôtre. Du deuil à l’écriture se tisse un chemin qui pénètre loin, interroge tout à la fois le monde et l’outil que l’écrivain se donne pour le représenter. Mariage de l’eau et du feu que cette réflexivité du roman au cœur de l’autobiographie.
Cette expérience qui le fit naître romancier : la mort de sa fille. C’est comme si sa biographie s’arrêtait là, pour se prolonger seulement en littérature. Nécessité de témoigner pour les naufragés.
Il narre les événements sans artifices littéraires, au plus juste d’une relation factuelle. Pourtant l’injonction faite au roman demeure : il se doit de répondre à un appel du réel et à le faire sans nier la nature même de ce réel. Les mythes et les croyances consolatrices sont chassés : une vérité est traquée, et pas besoin de croire qu’elle puisse être débusquée, pour valider l’acte d’écrire.
Traversées du deuil.
Suicidaire socialement (renonce au grand Oral de l’ENA pour s’inscrire en licence de lettres)
Questionnement sur l’écriture au moment même où elle se produit.

HA : Le roman, le réel (Cécile Defaut, 2007), éthique de la littérature. Effet de « reprise », une même thèse s’énonce toujours dans ces pages, à chaque fois dans une forme particulière et sous un jour différent = textes ≠ mais tous écrits pour une même démonstration.
« Le roman répond à l’appel du réel — tel que cet appel s’adresse à chacun dans l’expérience de ‘l’impossible’, dans le déchirement du possible et celui du deuil. Quelque chose arrive qui demande à être dit et ne peut l’être que dans la langue du roman car cette langue seule reste fidèle au vertige qui s’ouvre ainsi dans le tissu du sens, dans le réseau des apparences afin d’y laisser apercevoir le scintillement d’une révélation pour rien. » Mais ce réel n’a rien à voir avec le réalisme littéraire qui fait saliver.
Notion « d’expérience » id. Bataille : « Si l’homme a besoin de mensonge, après tout libre à lui !… Mais enfin : je n’oublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. » Contre le mensonge du réalisme de pacotille + des religions.
Forest : « Ainsi, ce que l’on nous donne pour la ‘réalité’ et que, d’abord nous acceptons comme tel, n’est jamais que fiction. On touche à à un curieux et complexe nœud de paradoxes par rapport auquel tout, pourtant, se déduit logiquement. Le roman, tel que je m’attache à le comprendre, est ce qui construit la fiction de cette fiction qu’est la ‘réalité’ et qui l’annulant par ce redoublement, nous permet de toucher ce point de ‘réel’ où il se renouvelle et par où il nous communique le sens vrai de notre vie. »
La littérature se construit donc en creux, perçant le mythe d’une réalité élaborée pour atténuer le réel.
C’est le roman qui permet d’atteindre le « cadavre vrai, celui de la personne aimée, dans le moment insoutenable de la perte » contre les représentations que « trafique la société dans son effroi puéril de la mort, son puritanisme hystérique à l’endroit de celle-ci. »

Forest : « Tout ce qui est important dans ma vie a fini par passer dans le roman ». Mais l’homme qui s’est nourri de la lecture des avant-gardes vise autre chose qu’une narration de soi-même. Le narrateur ne pratique jamais une introspection narcissique. Il s’agit, confronté au réel, de dire quelque chose de l’inexprimable.
Mort de sa fille : « Le surgissement de cette expérience m’a conduit, effectivement, à réviser ma conception du roman et à donner naissance à mon esthétique. C’est là que les choses se sont dessinées. L’événement a influencé mon écriture aussi bien dans le champ universitaire que dans les essais. Je ne cherche plus à dissimuler l’interaction qui existe entre ma conception de la littérature quand j’écris des romans et ma conception de la littérature telle que je la défends dans mes écrits universitaires. Par exemple, je sais très bien que ma façon de lire Borges aujourd'hui est tributaire de ce que j’ai découvert en écrivant mes romans. Une écriture qui circule du roman à la théorie du roman, et qui informe aussi les textes les + impersonnels de la critique universitaire.

« L’échec oblige à la survie »
« le je est plutôt un témoin qu’un héros. Pour désamorcer le risque de narcissisme, de la psychologisation à outrance, de l’héroïsation de soi-même. »
« j’évoque l’inversion généalogique, je dis que je suis né de la mort de ma fille. Problème de la culpabilité. Culpabilité de savoir s’il y a une légitimité à transformer la mort d’un enfant en objet esthétique. Mais le fait que mon identité d’écrivain soit liée à cet événement-là est quelque chose que je revendique, même s’il faut prendre garde xa ne tourne pas à la posture et à la mythologisation. »
cette culpabilité s’attache-t-elle à l’art ou bien elle est attachée de nature à l’homme qui tirerait profit d’un drame ? Difficile de dissocier les 2 : Bataille dit que l’art ou la littérature est essentiellement coupable. La littérature doit assumer cette culpabilité qui rejaillit sur l’écrivain. « Je me refuse à spéculer là-dessus quand je parle de mes livres en public. Je suis halluciné quand je vois des écrivains estimables parler de la mort de leur papa, de la disparition de leur amour devant des auditeurs. Quand je parle de mes livres, j’en parle comme de roman. Je ne nie pas le fait qu’ils sont autobiographiques, mais je me refuse à en parler dans un contexte de talk shows. » je ne raconte jamais ma vie, en privé comme en public, j’essaie de ne pas spéculer sur le contenu de mes livres d’une manière qui soit récupérable par l’esthétique télévisuelle. Pourtant le succès de mes livres tient à la salivation que suscite chez mes lecteurs le spectacle de la souffrance.

Éviter la mythologisation de soi-même = point crucial. « J’ai du mal à me considérer comme l’auteur de mes propres livres. Mais je suis le témoin récurrent de la violence que mes livres exercent sur le lecteur, soit dans l’adhésion ou l’identification, soit dans le rejet et le refus. »
En théorie, je considère la littérature du côté de l’involontaire, l’inconscient, la nécessité, l’inspiration si l’on veut. Impression d’être la main qui écrit l’histoire que lui dicte quelqu’un d’autre. Comme si je m’étais contenté de consigner une histoire que je n’inventais pas mais écrivais à peine.

La théorie littéraire permet-elle d’échapper à un travail qui ne serait que thérapeutique ?
En arrière-fond tout ce qu’on a appris reste présent. Tout ce qu’on a lu aussi.
Éviter que la littérature fasse curé, soit une parole de sacralisation (Michon…). Se méfier d’une littérature consolatrice. Mais il faut qu’une œuvre soit douce afin de témoigner de la douleur qu’elle manifeste. L’écrivain corrige le théoricien et le théoricien corrige l’écrivain. Pathos oui pathétique oui, mais pas de sentimentalisme. Le sentimentalisme c’est du pathétique en tant que spéculation sur une salivation sociale. Le sentimentalisme comme exploitation de la souffrance.
Ne pas écrire un mélodrame : car le mélodrame est là pour fournir une vérité consolatrice.
Écrire chaque livre nouveau en réaction au précédent.
Attention tactique Houellebecq qui dit : « Je dis des choses mais comme je suis écrivain, je ne suis pas comptable de ce que je dis. » ce qui conduit à une irresponsabilité totale de la littérature.

Essai : prendre la plume sans autre autorité que la liberté qu’on se donne de réfléchir.

On ne peut témoigner qu’au nom de l’expérience. Hostile à la figure de l’intellectuel qui a un avis sur tout. Pour que l’engagement de l’intellectuel ait une valeur, il faut qu’il porte sur quelque chose qu’on a effectivement connu. Mes idées sur la Bosnie ou les sans-papiers ne valent pas plus que celles de quelqu’un d’autre. Parce qu’elles sont dépourvues de toute forme d’identification par une expérience réelle. Fantasme des écrivains de parler pour ceux qui sont sans voix. Parce que l’écrivain est un rescapé qui témoigne au nom des naufragés. Id Primo Levi. L’écrivain se sent coupable d’avoir échappé au désastre auquel les autres ont succombé. Problématique de la culpabilité, mais Primo Levi a raison, il faut assumer cette culpabilité pour témoigner au nom des autres.
Mais cela devient gênant quand l’écrivain devient un professionnel de cette parole, usurpe la place des naufragés en tirant une sorte de gloire de cette posture.
Faulkner n’a pas perdu d’enfant et pourtant il dit à ce propos des choses décisives dans Requiem pour une nonne, Sanctuaire… car écrivain génial, donc attentif à ce qui, dans sa propre expérience, lui permettait de communiquer avec une expérience fictive et de lui donner l’apparence de la vérité.


Forest lit livres écrits par ceux qui ont perdu un enfant. Mais déçu car, par bêtise ou stupéfaction mentale, ils falsifient l’expérience encore plus que ne le ferait quelqu’un qui ne l’a pas vécue.
Le problème n’est pas d’avoir vécu cette expérience, c’est de parvenir au cœur de cette expérience, qu’elle ait été vécue ou non. (id voyage Cendrars, « qu’est-ce que ça peut faire puisque je te l’ai fait prendre ? »)

Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le répéter. Parfois j’ai l’impression de n’écrire que des évidences, que personne ne veut entendre, qu’il n’est donc pas inutile de marteler. C’est l’échec qui oblige à la survie. Si les choses pouvaient être dites alors on basculerait dans le silence et la mort.
D’où écriture de la « reprise » : reprendre perpétuellement le souvenir pour le projeter en avant. Logique de Kierkegaard : l’échec oblige à la survie. L’échec est plutôt un principe dynamique, même s’il s’accompagne de frustrations, insatisfactions, culpabilités…
Dire où est la superstition et la dénoncer comme telle.

Représentation spatiale de la construction romanesque. Un certain nombre d’images nous viennent de la vie, comme des cartes. On les dipose dans un espace imaginaire jusqu’à un point de saturation où toutes les images occupent tout l’espace et se répondent entre elles par un jeu de correspondance. À ce moment-là le livre est fini. Envisage le livre en partant de l’ensemble pour aller vers l’élément, la phrase.

On écrit pour accompagner dans la nuit. Id l’amour. Écrire rejoint l’expérience du deuil et l’expérience amoureuse. On est tous des enfants et on a besoin de paroles qui nous accompagnent dans le nuit. Une parole qui accompagne les mourants, les enfants. Il faut penser une phrase qui accompagne dans le sommeil, tout en essayant de lui résister.
(id James Sacré petite machine d’existence pour aller mourir sans peur)

correspondance entre deuil et désir : l’objet du désir est l’objet d’un deuil car, dit Proust, dans l’acte sexuel on ne possède jamais rien. Impossibilité à posséder l’autre, qui est aussi le fond de l’expérience du deuil.

RESUME
Roman = dans le déchirement du désir et celui du deuil. Méditation du réel, le roman prend en charge l’expérience humaine. Vréel.
Parole critique : « Ce dernier (moi-même, donc) n’assemble des fragments théoriques empruntés à d’autres qu’en vue de leur donner une cohérence assez systématique et synthétique pour définir, illustrer et justifier sa conception propre du roman. Loin de prétendre à l’objectivité ou (moins encore) à la scientificité, la parole critique relève évidemment d’une fiction qui vise à fonder après-coup la conviction personnelle dont elle procède et à laquelle elle prétend pourtant aboutir. Borges : la conclusion précède toujours les preuves qui sont censées l’avoir produite : qui se résigne à chercher des preuves d’une chose à laquelle il ne croit pas ou dont la prédication ne l’intéresse pas ?

Vos essais donnent forment à une vision de l’écriture qui s’est constituée pour vous à travers vos propres romans et récits : dans le questionnement de la maladie (L’Enfant éternel), de la mort (Toute la nuit) et de la folie (Près des acacias) mais dans le souci de ne pas renoncer à ce que toutes ces expériences supposaient de fidélité à la vie dans l’expression inquiète d’un désir (Sarinagara). 10 années de publication Tous les Enfants sauf un, Le Nouvel amour.

Réalisme romanesque, relayé par le cinéma : est ce qui programme la façon dont nous envisageons notre existence, le schéma qui détermine la possibilité de nos pensées, de nos gestes, de nos émotions apparemment les plus intimes et les plus singulières. Autrement dit, la « réalité », ce sont les romans qui nous enseignent ce qu’elle peut être, ce sont eux qui façonnent la forme du vraisemblable à nos yeux, qui déterminent les rôles stéréotypés que nous pourrons jouer en croyant les vivre, qui conçoivent les intrigues interchangeables dont nous aurons l’illusion qu’elles constituent le cours à nul autre pareil de notre propre histoire la plus secrète.

A cette littérature, Forest préfère celle où le texte se dit lui-même, relate sa genèse, devient la fiction de sa propre fiction (Roche, Sollers, Pleynet, Henric…). Le texte, en mettant en scène sa propre mécanique, nous entraine en deçà du monde où s’inscrivent les histoires, jusqu'en ce domaine de mots qu’en vérité nous habitons, où naît le sens et où tout récit s’origine. Sollers (1965) : il s’agit pour le roman de toucher de façon renouvelée ce point, semblable en chacun, ce centre nerveux, ce nombril des rêves, ce centre de suspens vibratoire, qui est à la source de cette fiction et par conséquent de notre vie se communiquant à nous.

Claude Simon, L’Herbe : « Le propre de la réalité est de nous paraître irréelle, incohérente, du fait qu’elle se présente comme un perpétuel défi à la logique, au bon sens, du moins tels que nous avons pris l’habitude de les voir régner dans les livres — à cause de la façon dont sont ordonnés les mots, symboles graphiques ou sonores de choses, de sentiments, de passions désordonnées —, si bien que naturellement il nous arrive parfois de nous demander laquelle de ces deux réalités est la vraie. »

Il n’y a pas d’accès au réel en dehors de l’imaginaire. La plus légendaire des existences, la plus contaminée de fiction, est toujours celle qu’on a effectivement vécue.

A l’origine de toute soif de savoir : D’où viennent les enfants ? Où s’en vont les mourants ?

On ne se passera jamais du roman pour cette raison que la vérité fera toujours peur. Le roman, c’est la clé des chambres interdites de notre maison.

La vie c’est beaucoup de jours, jour après jour.

Puisque la vie est son affaire, le roman qui en fait sa matière est toujours autobiographique.

Flaubert : « C’est un de mes principes, qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas. »

Poussière d’expérience dont la somme fait ce qu’on appelle une vie. Barthes nommait biographème ces expériences que recueillent ceux qui s’imaginent possible de les totaliser en vue d’un récit unitaire et cohérent quand le travail de l’écriture consiste simplement à en laisser apparaître l’étoilement, la dispersion, l’incohérence fuite, cependant rassemblée enfin sous la forme d’un livre.

Cette part de désir et de deuil dont est constituée l’expérience humaine

CERGY FOREST : « Pour ne pas effrayer les lecteurs potentiels, j’ai fini par déclarer que mes 2 1ers romans étaient des romans d’amour. Et de fait, ils parlent de ce qui passe et qui reste d’amour entre un homme et une femme et leur enfant, morte à l’âge de 4 ans.

Partout on ne considère plus le deuil autrement que comme l’objet d’un travail psychique et poétique. A ces travaux forcés-là, nous devrions tous être condamnés, nous employant à combler mentalement, littérairement — le vide que vient ouvrir dans le monde la perte de l’être aimé. Mes deux romans — ainsi que les essais qui les accompagnent — s’inscrivant en faux contre cette mythologie et envisageant le deuil comme l’expérience d’un sacrifice plutôt que comme l’objet d’un travail.

Il y a là une conception thérapeutique, ou plutôt prophylactique (prévenir la contagion lucide du désespoir au sein du corps social), de la littérature, qu’étrangement les lecteurs me prêtent alors parfois alors que tout ce que j’écris va explicitement à son encontre. Non, le roman vrai, dans la fidélité à l’expérience dont il naît, se donne comme le lieu d’un interminable sacrifice qui ne vient pas rétablir l’ordre défait du monde mais scandaleusement réveiller un désastre devenant à son tour expérience de vérité et de beauté.

travail de deuil Freud = là où cette vulgate commande d’assigner à son désir un objet nouveau en remplacement de l’objet perdu, l’art et la littérature, à mon sens et parce qu’ils relèvent d’une science du singulier, affirment l’insubstituabilité radicale de tout objet d’amour.

Réhabiliter une esthétique, une poétique du pathos. Pathos souffre aujourd'hui d’une sorte de discrédit généralisé au point que — je le dis dans L’Enfant éternel — il n’y a pas d’éloge journalistique plus systématique que celui qui consiste à féliciter un écrivain d’avoir abordé un sujet grave « sans pathos ». tout se passe comme si le pathétique était devenu par excellence la forme de l’obscène.

Contrairement à ce que pensent sans doute certains qui ne retiennent de mes livres que leur argument, je ne raconte pas ma vie. Rien ne m’est plus étranger. J’essaie d’approfondir, de retenir, de remettre en mouvement (de reprendre donc) par le récit d’une expérience du réel dont je suis seulement le témoin sidéré et inquiet.

Je ne me considère pas comme un romancier. Je suis quelqu'un à qui il est arrivé d’écrire des romans. Pas de quoi en faire une affaire. Jeunes écrivains cherchant à se convaincre de la dimension héroïque de la vocation romanesque, rêvant le romancier à la façon d’une figure subversive et solitaire surplombant la médiocrité du monde. Belle âme, tête molle, d’une arrogance proportionnelle à l’impuissance. Se prendre pour un écrivain est ridicule.

SYLVIE GERMAIN
Et c’est en écrivant que le romancier découvre l’étendue de sa non-maîtrise, et surtout combien sa mémoire recèle de plis, de strates et d’échos dont il ne soupçonnait pas l’existence. Des souvenirs depuis longtemps sombrés dans l’oubli entrent parfois en éruption sous l’effet de l’écriture, ce condensateur d’énergie psychique et mentale.

le mouvement de fabulation mis en branle sous la poussée des personnages prend l’allure d’un processus de translation. Car il s’agit bien de cela : opérer un transfert de restes (de résidus d’émotions, de sentiments, de concrétions de désir, de reliquats de souvenirs demeurés radiants) du dedans de notre chair vers l’extérieur, des pénombres de l’oubli vers la blancheur de la page, de l’informulé vers le langage.

JE DE SYLVIE GERMAIN
La relation de l’auteur avec son personnage est-elle identique quand ce dernier n’est autre que la personne même de cet auteur ? Quelle est la liberté du « je » de l’autofiction, si vive et surprenante chez les personnages de fiction ? Elle est possible, à condition que l’auteur ne se plante pas devant lui-même comme devant un miroir magnifiant, excitant, mais qu’il tourne ce miroir de soi vers le monde, pour que le monde s’y réfléchisse ; à condition qu’il prenne vraiment le risque de laisser remonter à la surface toutes les nappes de brume se détachant de la vaste masse de « l’ombre interne » qui l’habite, le hante. A condition, finalement, qu’il se perde de vue, qu’il se laisse emporter très au large de lui-même par le flux discontinu du langage.
Qu’il s’oublie.

Se perdre de vue pour se voir autrement, pour se découvrir autre. On n’écrit jamais le livre que l’on rêvait d’écrire, faute de savoir au juste ce qu’on voulait écrire.

Forest cette fois : car le Je n’est pas simplement un leurre artistique détournant l’individu du réel, il peut également être le support authentique d’une exigence risquée de vérité et de liberté. « roman du Je ». L’enseignement majeur du « roman du Je » consiste justement en ceci que, quelle que soit la forme du récit envisagé, une telle identité jamais n’existe alors même qu’il lui prête son nom, son histoire, les traits les plus singuliers de son visage, l’auteur diffère radicalement du personnage qui le représente au sein de l’espace littéraire. La nature d’un tel hiatus n’est pas d’ordre éthique — et ni la sincérité ni l’exercice d’aucune autre vertu morale ne saurait donc venir combler l’écart ainsi ouvert. Elle est irrémédiablement d’ordre esthétique. Et c’est par cet hiatus constitutif de toute forme de représentation que la vérité se manifeste sous forme de fiction. Qui raconte sa vie la transforme fatalement en roman et ne peut donc déléguer de lui-même à l’intérieur du récit que le faux-semblant d’un personnage. Ma vie n’existe qu’à condition d’être déjà du roman, et moi-même je n’y existe qu’à condition d’y figurer depuis toujours à la façon d’un personnage.

Le Je n’est ni réalité ni fiction mais il est ce qui s’éprouve, au sein de la réalité elle-même perçue comme pure fiction (au sein de la fiction perçue comme seule réalité), en une expérience de vérité conduite aux abords impensables de l’impossible réel. (…) Or le vécu n’est pas l’expérience, il en est l’arrangement mensonger selon les conventions d’un certain vraisemblable et c’est pourquoi la matière d’une vie, aussi intenses qu’en paraissent les épisodes, se configure spontanément sur le modèle somnifère des feuilletons les plus convenus. L’égo-littérature doit son succès visible à cette idéologie, cette religion du vécu dont elle prétend constituer l’expression artistique.

Breton 2nd manifeste où le réel et l’imaginaire cessent d’être perçus contradictoirement.
Aragon Défense de l’infini : A force d’écrire des bouquins où tout se passait comme dans la vie, on a fini par si bien la prendre, la vie, que de nos jours tout s’y passe comme dans les romans. »
La littérature, amas somnifère de légendes, car il s’agit bien pour le roman de ne pas collaborer à ce sommeil-là, de lui préférer jusqu'au désastre à l’intérieur duquel l’individu se refuse à devenir le personnage reconnaissable d’une fiction miroir pour éprouver sa souveraineté panique dans l’égarement, le vertige, le perdre-pied de sa propre identité.

Le roman du Je est tourné vers la 2nde personne du singulier. L’autre, le toi = parole à l’intérieur de laquelle il touche à la seule des vérités figurables.

Quand il se soustrait à l’illusion naturaliste, le « roman du Je » ne conduit plus l’écrivain vers la consolante assurance d’exister (avoir un nom, un visage, une vie, une histoire qui mériterait d’être racontée). Dans le roman du Je, le Je s’efface dans l’anonyme mouvement du texte où se manifeste la dimension de deuil et de désir qui constitue la condition humaine.

Barthes à propos de Drames de Sollers : « Il faut concevoir l’écrivain (ou le lecteur, c’est la même chose) comme un homme perdu dans une galerie de miroirs : là où son image manque, là est la sortie, là est le monde. »

Forest distingue ego-littérature, autofiction, roman du Je.

Le réel ne nous est jamais donné que sous l’apparence d’une fiction.

L’écrivain est également à lui-même un modèle, la relation qui l’unit au personnage censé le représenter est de nature identique à celle qui le lie aux créatures de totale fantaisie dont il peuple souverainement ses récits. La cohabitation de tous ces êtres dans un même espace de fiction aplatit toute possibilité de différenciation objective.

Ecrivant, l’individu se retranche de la société de ses semblables. Mais à celle-ci il ne cesse de se devoir. L’alter ego que chaque romancier s’invente va régler en son nom la dette contractée à l’égard du groupe, assumant son rôle sur un mode moins fuyant, plus direct, plus périlleux que celui de l’expérimentation littéraire.

Quand X abattu par la mort de son fils cherche désespérément quel sens donner encore à sa vie, elle lit un roman de Balzac, et l’histoire de la Véronique imaginée par l’auteur lui fournit la trame à partir de laquelle réinventer sa propre existence. Comme si pour croire en sa propre réalité, il fallait se prendre soi-même pour des fictions venues de l’univers mental anachronique d’un Dante ou Balzac.

L’écrivain apparaît comme contaminé par le bovarysme incurable de l’héroïne romantique confondant autrefois ses rêves et sa vie.

Ego expérimental : le double de l’auteur. La créature de fiction devient l’objet sur lequel l’écrivain, dans le laboratoire de son art, éprouve hypothétiquement les conséquences de toutes les tentatives, tous les drames, tous les hasards auxquels la condition humaine peut se trouver soumise.

Bataille, Histoire de l’érotisme. La littérature ne fait que prolonger le jeu des religions, dont elle est l’héritière essentielle. Elle a surtout reçu le sacrifice en héritage : cette aspiration à perdre, à nous perdre et à contempler la mort en face a trouvé tout d’abord dans le rite du sacrifice la satisfaction que lui donne encore la lecture des romans : ce fut en un sens un roman, un conte illustré de manière sanglante. Un sacrifice n’est pas moins fictif qu’un roman. Ce n’est pas une mise à mort réellement dangereuse ou coupable, ce n’est pas un crime mais sa représentation, c’est un jeu.

Bataille : le caractère de fiction du roman aide à supporter ce qui, réel, pourrait dépasser nos forces et nous déprimer. Nous avons avantage à vivre par procuration ce que nous n’osons pas vivre nous-mêmes. Entendons bien que la question n’est pas de supporter le malheur sans faiblir : nous devons, l’endurant sans trop d’angoisse, jouir du sentiment de perdre ou d’être en danger qu’il nous donne.

le caractère de fiction du roman aide à supporter ce qui, réel, pourrait dépasser nos forces et nous déprimer. Nous avons avantage à vivre par procuration ce que nous n’osons pas vivre nous-mêmes. Entendons bien que la question n’est pas de supporter le malheur sans faiblir : nous devons, l’endurant sans trop d’angoisse, jouir du sentiment de perdre ou d’être en danger qu’il nous donne.

Ce qui me rend triste, c’est que la vie dans le roman c’est différent. Je voudrais xa soit pareil, clair, logique, organisé, mais ça ne l’est pas.
Tout berceau s’adosse à une bibliothèque. La littérature nous a toujours précédés car les fictions qu’elle nous a enseignées ont donné forme et signification au monde sur lequel, enfant, nous avons ouvert les yeux.

Les 3 romans que j’ai écrits (L’enfant éternel, toute la nuit, Sarinagara), fiction de leur propre genèse, constituent comme le récit 3 fois répété, par un individu, d’un tel éveil au roman de sa vie.
Enquête qui vérifierait les propos de leur auteur retrouverait la trace très fidèle d’un événement effectivement vécu : une histoire d’amour et de mort ayant pour protagoniste un couple et leur enfant mort. Pourtant une telle démarche critique serait une erreur, car elle donnerait à penser que l’événement vécu a précédé sa mise en récit et qu’une relation de consécution (donc de subordination) existe de la réalité à la fiction, qu’il y aurait donc un processus se déroulant dans ce sens, conduisant à la transformation graduelle des choses en mots.
Pourtant vous n’avez pas eu cette impression que l’expérience viendrait s’organiser dans la composition d’une œuvre littéraire. « Non, très exactement l’inverse. Tout à fait égaré, vertige immobile, « à l’intérieur d’un espace où se racontait depuis toujours une histoire rêvée qui était la mienne mais dont la cohérence fabuleuse m’avait jusqu'alors échappé à demi. De la vie au roman, qui sont une seule et même chose, fonctionne un phénomène très logique de réciprocité, seul le roman saura dire la vie, en faire apparaître la fidèle figure de fiction.