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Freud (Sigmund) > L'inquiétante étrangeté et autres essais

Présentation

Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1988.

> Description
Sans avoir jamais élaboré de théorie esthétique, Freud n'a cessé d'écrire sur la littérature et la création artistique. Les principaux articles qu'il consacra à cette question sont rassemblés dans ce volume. Shakespeare, Michel-Ange, Goethe, Hoffmann... Autant de créateurs dont les oeuvres, familières au père de la psychanalyse, sont abordées ici à partir d'analyses précises et minutieuses, sous des angles toujours très originaux.
Freud ne se sert pas de l'oeuvre d'art pour y appliquer les schémas d'une lecture préétablie. Comme il le reconnaît lui-même, en art, le psychanalyste doit demeurer très modeste : "l'essence de la réalisation artistique nous est psychanalytiquement inaccessible". La culture artistique est en réalité pour Freud un lieu d'élaboration du savoir analytique. En témoigne ce que le personnage de la tragédie antique, Oedipe, lui permit de comprendre de son propre inconscient. Les écrits freudiens sur l'art en disent donc autant sur la psychanalyse elle-même que sur le mystère de la création artistique. C'est à ce double titre qu'ils méritent d'être lus.

> Mes notes

Deux acceptions « familier » et « dissimulé » : « Unheimlich serait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste. » Surgissement incongru, au niveau des phénomènes, d'un substrat qui n'aurait dû se manifester que par le moyen d'un autre contenu de représentation.

Freud écrit : « Cet Unheimliche n'est en réalité rien de nouveau, d'étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre. Et la relation au refoulement seul éclaire aussi la définition de Schelling d'après laquelle l'Unheimliche, l'inquiétante étrangeté, serait quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu. » L'association de familier et d'incongru exprimerait donc, pour Freud, le phénomène du retour du refoulé. De fait, le propre de la pulsion est d'être un processus qui se masque en se manifestant.

Unheimliche : (« étrangement familier ») impression effrayante « qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières ». Cette impression d’étrangeté surgit dans la vie quotidienne et dans la création esthétique quand des complexes infantiles refoulés sont brutalement réveillés. Plusieurs thèmes angoissants : peur de la castration, figure du double, mouvement de l’automate. Ces 3 modalités de l’étrange ont pour trait commun de réactiver des forces primitives que la civilisation semblait avoir oubliées et que l’individu croyait avoir surmontées. Dans la figure du double ou de l’automate, on pense qu’un objet sans vie est animé. L’angoisse de castration se dévoile dans les descriptions de vampires, membres dévorés et corps désarticulés.
Lacan, s’appuyant sur l’ Unheimliche, montre que l’angoisse surgit quand le sujet est confronté au « manque du manque », c'est-à-dire une altérité toute-puissante (cauchemar, double aliénant, inquiétante étrangeté) qui l’envahit au point de détruire en lui toute faculté de désir.

L’humour n’a pas seulement quelque chose de libérateur, comme le mot d’esprit et le comique, mais également quelque chose de grandiose et d’exaltant, traits qui ne se retrouvent pas dans les deux autres sortes de gain de plaisir obtenu à partir de l’activité intellectuelle. Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage, il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir.

Si le criminel qu’on conduit à la potence un lundi dit :
— Eh bien, la semaine commence bien ! = humour.
— La terre ne va pas s’arrêter de tourner pour ça ! = sagesse résignée, manière grandiose de s’élever au-dessus de la situation réelle, mais ≠ humour.

L’humour n’est pas résigné, il défie. Il ne signifie pas seulement le triomphe du moi, mais aussi celui du principe de plaisir, qui parvient en l’occurrence à s’affirmer en dépit du caractère défavorable des circonstances réelles.

Par ces 2 traits (mise à l’écart des exigences de la réalité + suprématie assurée du principe de plaisir), par la défense qu’il constitue contre la possibilité de la souffrance, l’humour prend place dans la longue série des méthodes que la vie psychique de l’homme a déployées pour échapper à la contrainte de la souffrance (névrose, folie, ivresse, extase…). L’humour reçoit de cette relation une dignité qui fait défaut au mot d’esprit car il ne sert qu’au gain de plaisir.

Dans l’attitude humoristique, par laquelle on se refuse à la souffrance, on souligne l’invincibilité du moi face au monde réel, ou affirme victorieusement le principe de plaisir, sans abandonner le terrain de la santé psychique.

Le moi héberge le surmoi comme son noyau. Le surmoi est génétiquement l’héritier de l’instance parentale, il tient souvent le moi dans une dépendance rigoureuse, le traite comme autrefois les parents (le père) traitaient l’enfant.
Humour = retirer l’accent psychique de son moi et le déplacer sur son surmoi. A ce surmoi ainsi grossi, le moi peut apparaître minuscule, tous ses intérêts futiles, et du fait de cette nouvelle répartition de l’énergie, le surmoi n’a aucune peine à réprimer les possibilités de réaction du moi.
Par l’humour, le surmoi aspire à consoler le moi et à le garder des souffrances. L’humour tient au moi effarouché un discours plein de sollicitude consolatrice.

L'humour, état de l'âme
LE MONDE | 23.03.04 | 14h04
Source de plaisir et de complicité, cette singulière forme d'esprit est aussi la "politesse du désespoir". Qu'en disent et qu'en font les "psys" ?

Un jour, l'humeur devint l'humour. En Angleterre, comme il se doit. Jusqu'au XVIe siècle, le terme humour y désigne seulement les humeurs, au sens médical jusqu'alors en vigueur. Puis, il se charge d'un autre sens, ambigu, mal défini : une sorte de détachement amusé et amer, comme une forme d'esprit qui rirait de sa mélancolie. http://pubs.lemonde.fr/RealMedia/ads/click_lx.ads/ZOP-LEMONDE/articles_aujourdhui/exclu/497173561/Middle/default/empty.gif/35313333346235353430363266343630 En 1771, l'Encyclopædia Britannica entérine la mutation : humour, désormais, renverra indifféremment à fluid (fluide) et à witt(esprit).

L'humour, état d'esprit fluide comme l'humeur... Malicieux, excentrique, subversif, cet insaisissable feu follet, que Jankélévitch décrivait comme "un moyen pour l'homme de s'adapter à l'irréversible, de rendre la vie plus légère et plus coulante", avait tout pour séduire les philosophes. De Platon à Bergson en passant par Descartes, Kant ou Schopenhauer, ils furent nombreux à tenter de le cerner, interrogeant faute de mieux son fidèle et moins discret compagnon : le rire. Mais il fallut attendre un passé beaucoup plus récent pour que la psychologie expérimentale s'en empare à son tour, et se mette, à la fin du XIXe siècle, à très sérieusement étudier les réactions des singes aux chatouilles, les nôtres aux histoires drôles.

"La semaine commence bien !", s'écrie le condamné à mort que l'on mène, un lundi, à la potence. Celui qui cite ce bon mot n'est pas à proprement parler un fantaisiste : il s'agit de Freud, qui utilise cet exemple en introduction à L'Humour (1927). Un texte de quelques pages qui peut se lire comme la tardive conclusion d'un ouvrage autrement conséquent, Le Mot d'esprit et sa relation avec l'inconscient (1905), dans lequel le père de la psychanalyse s'attache à explorer une piste nouvelle : à remonter, en quelque sorte, de l'esprit vers l'humeur.

"Quand Freud se met en quête de la "technique du mot d'esprit", il ne s'agit plus des quelques ficelles logiques qui l'expliqueraient", souligne le psychanalyste Paul-Laurent Assoun. Ce qu'il veut, c'est comprendre quels sont ses mécanismes psychiques, ses mobiles internes. Comme dans les rêves, affirme-t-il, ces procédés sont inconscients, et ne peuvent être dégagés qu'après avoir été mis en œuvre. A quoi Freud ajoute la notion de plaisir, qu'il aborde sous l'angle de l'économie : les situations qui font sourire ou rire procurent du plaisir parce qu'elles permettent une moindre dépense de l'énergie psychique.

"L'inhibition, ou empêchement d'agir, et la répression, ou interdit de dire, constituent des "postes budgétaires" importants pour le fonctionnement psychique", poursuit Paul-Laurent Assoun. Pirouette, jeu de mots ou mise à distance ironique, l'attitude humoristique permet précisément d'en alléger le coût, et de jouir de ce soulagement.

Voilà pourquoi Freud juge exemplaire la phrase du condamné à mort : parce qu'il affirme à travers elle, envers et contre tout, son droit au plaisir. Et ce ne sont pas les dernières données de la neurobiologie qui, sur ce point, le contrediront. Ainsi que le précisait un numéro récent de la revue trimestrielle Cerveau & Psycho (n° 4, déc. 2003-fév. 2004, Ed. Pour la Science), le chercheur Vinod Goel, de l'université canadienne de Toronto, a démontré par imagerie cérébrale que plus les sujets testés trouvaient une plaisanterie à leur goût, plus s'activait dans leur cerveau une aire nommée "cortex préfrontal médio-ventral". Une région liée, précisément, au système de récompense.

Si l'humour existe sous toutes les latitudes, ce serait donc parce qu'il procure du plaisir... Mais aussi - surtout ? - parce qu'il revêt une fonction sociale. "Personne ne peut se contenter d'avoir fait un mot d'esprit pour soi seul", soulignait Freud, qui voyait dans cette activité de la pensée "la plus sociale de toutes les prestations psychiques tendant au plaisir". En appréciant le trait d'humour qui nous est proposé, nous lui donnons en quelque sorte son satisfecit, et permettons le partage du rire ou du sourire. Une promesse de lien, de dialogue, qui explique pourquoi l'humour et les mots d'esprit ont, de tout temps, constitué une "soupape" par rapport à la répression imposée par l'Etat et la société, rétablissant une communication contre l'interdit de dire.

Car l'humour, banni de toutes les dictatures, est résolument du côté de la liberté. Du registre de l'échappée, du jeu avec le mot, avec le trait ou le geste. Dans sa fonction créatrice, il est aussi force de survie, de résistance. On n'est plus prisonnier de ce dont on sourit - ou du moins, pas de la même manière. Comme une victoire, si minime soit-elle, sur les pesanteurs de la vie.

"Bien sûr, l'humour n'aide à vivre que l'instant ; il est toujours trop superficiel, réducteur, et quand il sauve le prof, c'est qu'il déplace les problèmes, provisoirement. Mais parfois, dans sa légèreté, il est nécessaire", constate cette enseignante. "Tout soignant est habité par un passager clandestin : l'humour", renchérit Françoise Bacca. Ethno-psychologue, ses travaux l'ont conduite à partager la vie des personnels soignants d'un service hospitalier, où les plaisanteries ont pour fonction, pour l'équipe comme pour les malades, "de reprendre pied dans le réel et de contourner avec élégance une situation angoissante". Du pire au rire, le désespoir n'est jamais sûr.

Et sur le divan de l'analyste, l'humour a-t-il droit de cité ? "Le trait d'esprit, frère du lapsus, réalise dans la concision ce que Lacan nomme un "pas-de-sens" au double sens du terme : l'absurde, mais aussi ce qui permet le passage d'un sens à l'autre", confirme Anne Bourgain, psychologue de formation analytique. C'est le moment où l'on va entendre ce que le patient dit "au-delà de ses dires", celui où s'ouvre une porte d'accès privilégié à son inconscient. Mais la médaille peut avoir son revers, et le patient, "dans une quête systématique du bon mot, barrer toute possibilité de se dire, de s'entendre". Double visage de l'humour, qui, "dans le meilleur des cas, peut ouvrir le sens, et dans le pire le verrouiller".

"L'humour fait partie des médiations techniques dont nous avons tout intérêt à explorer de nouvelles variantes", estime quant à lui le psychanalyste Alberto Eiguer, qui dit y avoir particulièrement recours avec des patients inhibés ou dépressifs. Mais pas question, souligne-t-il, de confondre ici humour et ironie : "Comportant un zeste de sadisme, cette dernière peut être blessante chez des patients fragiles, maltraités ou ayant subi des traumatismes." L'humour, plus chaleureux, aide au contraire à soutenir l'estime de soi. Pour autant, bien sûr, que l'on sache l'apprécier... Ce qui, semble-t-il, n'est pas donné à tout le monde.

Incapacité fondamentale ? Résistance culturelle ? Manque de distance ou de maturité ? Tous, notait en tout cas Freud, "ne sont pas également capables d'adopter l'attitude humoristique ; c'est là un don rare et précieux, et à beaucoup manque jusqu'à la faculté de jouir du plaisir humoristique qu'on leur offre". Il ne précisait pas si cette maladie se soignait ou non, mais on peut raisonnablement supposer qu'à ne rien tenter, elle ne peut qu'empirer. Eugène Ionesco nous prévenait dans La Cantatrice chauve : "Prenez un cercle, caressez-le : il deviendra vicieux."

Catherine Vincent
Pour en savoir plus
L'Humour - Un état d'esprit, dirigé par Gérald Cahen. Ed. Autrement, série Mutations n° 131 (1992), 230 p., 16,95 €.
Le Rire, sa vie, son œuvre, Robert Provine, Ed. Robert Laffont 2003, 257 p., 20 € .
Santé du rire (humour et thérapies), dirigé par Rémy Puyuelo. Revue Humoresques n° 16 (juin 2002), 162 p., 13 € . Créée et éditée par l'Association pour le développement des recherches sur le comique, le rire et l'humour (Corhum). Tél./fax : 01-43-21-48-58, courriel : corhum@wanadoo.fr
Rire contre la démence, de Natalia Tauzia. Ed. L'Harmattan 2002, 172 p., 15 €.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.03.04 Droits de reproduction et de diffusion réservés © Le Monde 2004