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Grossman (Evelyne) > L'angoisse de penser

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Présentation

Evelyne Grossman, L'angoisse de penser, Minuit, 2008.

"Renverser l'aspiration en inspiration, telle serait la dynamique essentielle de l'angoisse créatrice."

> Présentation de l'éditeur
Qui n'a, au moins une fois, rencontré l'angoisse ? Palpitations, boule au creux de l'estomac, souffle coupé, malaise qui enfle sourdement... L'angoisse est une " ventouse posée sur l'âme ", disait Antonin Artaud. Est-elle la voie obligée d'entrée dans l'écriture : l'impouvoir qu'explorèrent Blanchot et Derrida, le vertige du " comment commencer " qu'évoquent Beckett ou Foucault, " l'expérience abjecte " de la psychanalyse selon Lacan, le grouillement informe de l'être pour Levinas ? La pensée est-elle une figure de l'angoisse ?. L'angoisse dont il s'agit ici n'a pas la familiarité de nos peurs intimes, aussi violentes soient-elles. Ce sont pourtant ces mêmes territoires qu'explorèrent nombre d'écrivains et philosophes du XXe siècle. Tous disent la formidable puissance de création gisant au cœur de la négativité anxieuse : déconstruction (Derrida), désœuvrement, désastre (Blanchot), dédit (Levinas), décréation (Beckett), litanie des " il n'y a pas de... " chez Lacan, fin de l'homme pour Foucault. L'angoisse de penser désignerait alors cette expérience d'écriture - tantôt jubilatoire, tantôt affolante -, dans laquelle Je pense hors de Moi.

> Table des matières
La sortie de soi – Les voix de Jacques Derrida – Le grain de folie d’Emmanuel Levinas – « Il n’y a pas de métalangage » (Lacan et Beckett) – Qu’est-ce qu’une archive ? (Beckett, Foucault) – À la limite… Lecture de Cette fois de Samuel Beckett – Blanchot le Héros – Les anagrammes de Blanchot.

> Extrait
Lire est une joie
"Dans ce soulagement de ne plus être « rivé a soi », comme dit Levinas, cette sortie temporaire du sujet identitaire, intentionnel et conscient, celui qui croit savoir ce qu'il dit quand il écrit, il y a sans doute un enivrant sentiment de légèreté : provisoirement, j'abandonne tout droit de propriété sur une pensée qui dès lors n'est plus seulement la mienne. […]
Et si ces moments suscitent à leur tour chez le lecteur de tels émerveillements de lecture c'est que ce qu'il lit n'est plus seulement l'écriture d'un individu donné […] mais d'abord l'invite à une commune expérience de désubjectivation jubilatoire où Je pense hors de Moi. […] Dans l'approche assumée du risque de folie de la pensée (dans la pensée) qui caractérise les écritures du XXe siècle, c'est toute l'évolution des subjectivités modernes qui se donne à lire : celle qui conduit de l'angoisse de penser à l'invention de nouvelles désidentités où inlassablement se recrée un sujet pluriel et pourtant un, - un sujet provisoire, fragile mais aussi et en même temps, tenace, résistant. […] De même qu'on ne peut regarder certaines installations contemporaines qu'en se déplaçant avec elles dans l'espace (« voir est une danse », disait Lyotard), on ne peut lire ces textes qu'en bouleversant nos conventions linéaires, en sortant des cadres orthogonaux de nos pensées, en nous dissociant de nous. Lire est une joie."

> Extrait Aspiration, inspiration
"Renverser l'aspiration en inspiration, telle serait la dynamique essentielle de l'angoisse créatrice. Encore faut-il s'entendre sur le sens à donner de nos jours à cette très ancienne notion d'inspiration. On se souvient de ce qu'écrivait Antonin Artaud de l'angoisse : 'une sorte de ventouse posée sur l'âme'. L'angoisse de penser ouvre en l'être une béance, répétait-il, un vide aspirant où peu à peu il menace de sombrer tout entier :
'La tristesse hideuse du vide,
du trou où il n'y a rien,
il ne souffle pas le rien,
il n'y a rien,
c'est autour du trou,
au point où les mots se retirent,
un trou sans mots,
syllabe sans sons.'

(Antonin Artaud, Suppôts et supplications)

C'est à une définition étonnamment proche que s'arrête Lacan à la fin de son séminaire sur l'angoisse en 1963 — preuve une fois encore de l'acuité de la remarque freudienne rendant hommage au savoir inconscient des écrivains. L’angoisse est sans cause, souligne Lacan, mais non pas sans objet. Elle désigne l’objet le plus profond, l’objet archaïque, cette Chose qui renvoie au premier existant, à l’Autre absolu du sujet. La mère d’abord en occupe la place, mais pas exclusivement. L’angoisse peut donc naître à proximité d’un risque de surgissement du réel, un quelque chose non symbolisable renvoyant à la Chose, ce dehors, ce premier et fondamental ‘hors de moi’. Ainsi en est-il de l’angoisse la plus originelle, celle qui se manifeste dans le cri initial de l’enfant nouveau-né, moins arraché à ce premier univers, qu’il ne cède en venant au monde une part de lui-même avec lequel il faisait corps — étrange saut, écrit Lacan, par quoi des êtres vivants sont sortis de leur milieu primitif, et sont passés dans l’air : ‘L’angoisse a été choisie par Freud comme signal de quelque chose. Ce quelque chose, ne devons-nous pas en reconnaître le trait essentiel ? — dans l’intrusion radicale de quelque chose de si Autre à l’être vivant humain que constitue déjà pour lui le fait d’être passé dans l’atmosphère, qu’en émergeant à ce monde où il doit respirer, il est d’abord littéralement étouffé, suffoqué. C’est ce qu’on a appelé le trauma — il n’y en a pas d’autre —, le trauma de la naissance, qui n’est pas séparation d’avec la mère, mais aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre.’ (Jacques Lacan, Le Séminaire X. L’angoisse)

C’est ainsi que se définirait l’angoisse dans le déplacement original que Lacan fait subir à la notion ferenczienne du traumatisme de la naissance : moins l’horreur d’une expulsion dans un monde inconnu, hors de la chaleur de l’univers matriciel, que l’étouffement, la suffocation, l’invasion au plus profond de l’être de ce qui lui est d’abord radicalement étranger : l’air à respirer. L’angoisse, ici encore, est une affaire de souffle. Inspirer et aspirer, comme l’on sait, ne se distinguent guère à l’origine ; au XIIe siècle, le Livre des Rois parle encore d’’aspiration divine’, au sens d’inspiration. Au sens propre, les deux termes signifient faire entrer, faire pénétrer dans les poumons l’air extérieur ; ils renvoient au souffle, à l’haleine (de spirare : souffler, respirer). Parole soufflée qui hanta Artaud…"