Corps écrit

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Huston (Nancy) > Journal de la création

Présentation

Nancy Huston, Journal de la création, Actes Sud, 2001.

> Présentation de l'éditeur
Pendant des millénaires, tout paraissait simple : aux hommes la création, aux femmes la procréation ; aux hommes l’esprit et aux femmes le corps. L’émancipation féminine a bousculé cette distribution des rôles et mis à mal des métaphores séculaires : la muse féminine, l’œuvre d’art comme amante ou comme “enfant” de l’artiste… Mais trouver un nouveau modus vivendi n’est pas facile pour autant. Mettant à profit une certaine et curieuse forme de clairvoyance liée, dans son esprit, aux métamorphoses de son corps de femme enceinte, Nancy Huston s’est penchée sur les histoires souvent douloureuses de Sand et Musset, Virginia et Leonard Woolf, Scott et Zelda Fitzgerald, Sartre et Beauvoir… Le récit de ses recherches sur les couples d’écrivains et le journal de sa propre grossesse se croisent, se répondent et se complètent pour évoquer les mystères de l’amour, de l’inspiration, du couple et de la création.

> Mes notes, jetées pêle-mêle, illisibles et absolument incitables, mais sans doute incitantes

Et Dieu créa la femme.
Et de la tête de Zeus jaillit Athéna, armée de pied en cap.
Et Héphaïstos fabriqua Pandore.
Et Pygmalion donna vie à Galatée.
Et de la côte d’Adam fut tirée Eve.
Et des connaissances mécaniques du Professeur Coppelius émergea Olympia, la femme-machine.

Les femmes, même lorsqu’elles désirent ardemment devenir des auteurs, sont moins convaincues de leur droit et de leur capacité à le faire. Pour la bonne raison que, dans toutes les histoires qui racontent la création, elles se trouvent non pas du côté de l’auctor (auteur, autorité), mais du côté de la mater (mère/matière).
Ovide : « Pygmalion se rend auprès de sa statue de jeune fille et, se penchant sur le lit, il lui donne des baisers. Il lui semble que sa chair devenait tiède. Il approche de nouveau sa bouche ; de ses mains il tâte aussi la poitrine : au toucher, l’ivoire s’amollit, et, perdant sa dureté, il s’enfonce sous les doigts et cède. […] C’était un corps vivant : les veines battent au contact du pouce. »
L’homme artiste a produit un être humain vivant. Par amour pour son œuvre, par un acte de foi, il a donné la vie.
La femme artiste peut-elle en faire autant ? La poétesse anglaise Elizabeth Barrett Browning en a douté. L’héroïne de son roman en vers Aurora Leigh, qui aspire à devenir écrivain, dit que la différence entre elle et Pygmalion est que « Pygmalion aimait, — et qui aime / Croit en l’impossible » ; elle-même ne parvient pas à aimer ses propres œuvres, ni à croire en la vie qu’elle leur confère, parce qu’elle sait que c’est de la fausse vie. Du mensonge. De l’artifice. De l’art.
Là où Vénus intervient pour aider Pygmalion à transformer son rêve en réalité, Phébus Apollon — « l’âme dans l’âme » d’Aurora Leigh — lui démontre que tout ce qu’elle s’efforce d’échafauder comme réalité n’est que rêve. Il « décoche de sa hauteur une flèche d’argent »
Pour frapper toutes mes œuvres devant mes yeux
Tandis que je ne dis rien. Y a-t-il à dire ?
Je croyais l’artiste rien d’autre qu’un homme grandi.
Il se peut qu’il soit aussi sans enfant, comme un homme.

Sapphô, Virginia Woolf sont non-mères.
Elle n’aura pas le droit, l’autorisation, l’autorité de rejeter les hommes réels pour épouser son art, pour la bonne raison qu’elle peut produire de la vraie vie. Que contrairement à l’homme qui est sans enfant elle connaît la lourde et plate, la banale et sanglante vérité de la création : elle accouche. Elle fait du vrai vivant. Comment parvenir dès lors à se leurrer, au point de croire que le faux est vrai, que l’inanimé est animé, que l’esprit produit le corps ? (…)
La première image — celle qui permet tous les commencements — est celle de la Muse. Toutes les Muses sont féminines. Qui est-ce qui sert de Muse aux femmes ? Qui guide leur main, leur insufflant confiance et sérénité ?
Dans un article publié il y a 2 ou 3 ans dans le New York Times, la romancière et essayiste américaine Cynthia Ozick évoquait avec nostalgie la foi inébranlable qu’avait en leur Muse les écrivains modernistes de la première moitié du XXe siècle.
A travers et en dépit de tous les chamboulements du monde extérieur, dit Ozick, une chose demeurait inébranlable, à savoir « l’engagement de l’artiste vis-à-vis de lui-même. Joyce, Mann, Eliot, Proust, Conrad […] : ils savaient. Et ce qu’ils savaient, c’est que, même si les choses se désintègrent, l’artiste demeure un être complet, intègre. Au fond, au plus profond de leur cerveau, régnaient la suprême sérénité et la magistrale confiance du créateur souverain. »
Ozick exclut Woolf de sa liste d’auteurs « autoconsacrés » parce que « ses journaux intimes la montrent en train de trembler »
Eh oui ! les femmes tremblent. Peut-être parce qu’elles n’ont pas de Muse ? ou parce que, ayant si longtemps occupé sa place, elles la savent illusoire et ne parviennent pas à avoir en elle « une foi inébranlable » ?
Woolf : « Le jour viendra-t-il où je supporterai de lire mes propres écrits imprimés sans rougir — trembler et avoir envie de disparaître ? »
Elizabeth Barrett : « Chaque fois que je vois un de mes poèmes imprimés, ou même retranscrit au propre, l’effet est des plus pénibles […]. Rien ne demeure que déception, qu’humiliation. »
Woolf : « Mon désespoir devant le livre que je trouve mauvais. Je me demande comment j’ai pu écrire (et avec tant d’allégresse) cette idiotie. (Cela, c’était hier). Et aujourd'hui, de nouveau, je le trouve bon. Je note aussi pour informer d’autres Virginia écrivant d’autres livres, que c’est ainsi que les choses se passent. Haut, bas ; haut, bas. Et Dieu seul connaît la vérité. »

Flannery O’Connor contrainte par une grave maladie de retourner vivre sous le toit maternel, a partagé le temps qui lui restait à vivre entre deux passions : la littérature et l’élevage de poules, de canards et de paons, c'est-à-dire d’oiseaux qui ont comme particularité de ne pas voler.
« Je n’ai aucun talent » déclare le héros d’une de ses nouvelles dans une lettre posthume à sa mère.
Qui sont ces créatures ailées qui coupent ou brisent ou attachent les ailes des femmes qui cherchent à quitter la terre, le terre-à-terre, et à prendre leur envol dans les airs libres de l’imagination artistique.

Anorexie, insomnie, aménorrhée, frigidité, hystérie : symptômes typiques de la scission corps/esprit chez la jeune femme intelligente de bonne famille. Autant de façons, pour une femme, de remporter une victoire de l’esprit sur la matière. (…) Ne rien sentir. Ne subir ni son propre désir, son propre appétit, ni celui de l’autre. Devenir idée, plutôt qu’un être de chair et de sang. Ne pas saigner… Les anorexiques maigrissent en deçà du poids minimal pour ovuler ; leurs règles s’interrompent : d’où l’importance de cette observation dans le journal que tient Leonard. Virginia Woolf, même quand elle est bien portante, s’alite systématiquement les 1ers jours de ses règles.

Sylvia Plath veut être cette antithèse vivante : un poète femme. Contrairement à Beauvoir, qui se flattait d’unir en elle « un cœur de femme, un cerveau d’homme », elle tient à prouver qu’il est possible de posséder un cerveau de femme. ‘Je serai une des rares femmes poètes au monde à se réjouir pleinement d’être une femme, au lieu d’une pseudo-homme amère ou frustrée ou tordue. » Et cependant une autre lettre sur le même thème nous rappelle que la femme, même poète, est chose créée plutôt que créatrice souveraine : « [Ted] voit dans mes poèmes et travaillera avec moi pour me transformer en une femme poète à ébahir le monde ; il voit dans mon caractère et ne tolérera aucun égarement par rapport à mon vrai, mon meilleur moi. »
Dès le début, c’est Hughes qui décide quel est son « vrai », son « meilleur moi » ; il lui donne des exercices de concentration et d’observation, lui dresse des tableaux de l’histoire de la poésie anglaise, lui sert « d’entraîneur intellectuel » comme Sartre l’avait fait pour Beauvoir. Tout en acceptant sa position d’élève-produit de Hughes (et en en tirant des bénéfices certains), Plath la commente dans ses poèmes sur un mode dissonant.
Soliloque du solipsiste
Moi,
Je sais que tu apparais
Toute vive à mes côtés
Niant être jaillie de ma tête
Prétendant sentir
Un amour assez brûlant pour prouver vraie la chair
Même s’il est clair
Que toute ta beauté, tout ton esprit son un cadeau, ma chère
De moi.

PLACER LE RAPPORT PYGMALION AVEC LE DIEU QUI INSPIRE LA PYTHIE OU LE POETE, QUELQU’UN D’AUTRE PARLE PAR SA BOUCHE, EN TOUT CAS LA MODELE. La Muse masculine travaille ainsi, comme Jupiter, pour que la femme poète sorte toute vive de sa tête.

Pégase, le cheval ailé de l’imagination poétique.
Ponge et ses règles

SIMONE WEIL
La philosophe Simone Weil, morte en exil à Londres, en 1943. Morte sur l’autel de l’esprit, en martyre qui avait cessé de manger et de dormir. Et qui s’éteignit, âgée de 30 ans à peine. S’il y a déjà relativement peu de poètes, il y a encore bien moins de femmes philosophes. Tout se passe comme si l’abstraction requise par l’activité philosophique impliquait une mise à distance (pour ne pas dire une mise à mort) du corps féminin, en tant qu’emblème de la mater.
Par définition, l’abstraction est la capacité de délaisser le concret, de tourner le dos au réel, au particulier, au tangible, pour s’élever vers les cieux de la vérité générale. Les hommes — à qui on ne dit pas que leur destin est essentiellement, voire exclusivement lié à leur corps (sa beauté, sa fécondité) — peuvent s’adonner à cette activité tout en menant une vie physique normale. Les femmes, apparemment, ne le peuvent pas. Pour rendre possible une vie de l’esprit, elles renoncent toujours, à un degré plus ou moins extrême, aux possibilités de leur corps.
1ère étape : renoncement à la maternité. Cas de toutes les femmes philosophes, depuis Gabrielle Souchon au XVIIe, jusqu'à Simone de Beauvoir au XXe.
2ème étape : renoncement à l’érotisme, ou tout au moins à l’hétérosexualité. Anecdote de Simone Weil draguée par un ouvrier agricole du Sud de la France : « Voyez-vous ces choses-là ne m’intéressent pas le moins du monde. »
à partir de là, on peut glisser tout naturellement vers le mysticisme. Presque toutes les femmes philosophes avant le XXe, ont vécu dans des couvents : Hildegarde de Bingen, Héloïse, sainte Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne…)
3ème étape : souvent franchie par les mystiques : le renoncement à la nourriture, au sommeil et à toute espèce de confort matériel. L’exaltation de l’esprit (éventuellement dans une fusion extatique avec Dieu) devient alors si violente, si accaparante, que le corps en est littéralement ravagé, consumé, et pour finir offert en holocauste. Chemin de croix d’une femme qui pense.
La surexcitation du corps produit les mêmes résultats que sa privation extrême. Georges Bataille avait rencontré Simone Weil et avait été impressionné par sa « merveilleuse volonté d’inanité » . exactement comme l’ascèse, la volupté fait basculer le physique dans le psychique : à force d’irriter les sens, que ce soit par le jeûne ou l’ivresse, par la chasteté absolue ou la débauche effrénée, on aboutit à une véritable frénésie sexuelle aux effets parfois spectaculaires.

Cf. Cézanne et la PEINTURE COUILLARDE)
Hier soir, à la Sorbonne, j’ai fait un exposé sur le couple Bellmer/Zürn et, après la clôture de la séance, une femme est venue me demander : « Comment, avec ce que vous avez dans le ventre en ce moment, supportez-vous d’avoir de telles idées dans la tête ? » Justement, c’est parce que j’ai « quelque chose dans le ventre » que je peux réfléchir en ce moment aux choses les plus pénibles.

EURÊKA SYNAPSE ELECTRICITE
Parce que je ne suis pas folle en ce moment, je ne perçois pas toutes les associations que me fournit mon cerveau comme « hautement significatives ». lorsque Sylvia Plath, en 1959, dit avoir été « électrisée » de trouver presque mot pour mot, dans une étude de cas de Jung, des images qu’elle avait inventées pour sa nouvelle matricidaire, elle parle de façon scientifique. Les connexions qu’opère le cerveau, les liens de ressemblance qu’il établit entre une chose et une autre sont très littéralement des synapses (comme l’indique, dans les BD, l’ampoule au-dessus de la tête des personnages qui viennent d’avoir une idée). En temps normal, les synapses se produisent de manière plus ou moins prévisible : tel visage « nous rappelle » tel autre, tel événement nous ramène en mémoire des événements semblables — et cela se passe de manière quasi instantanée parce que effectivement électrique. Mais tous les temps ne sont pas le temps normal. Il y a aussi des temps anormaux. Le temps du rêve en est un, le temps de certaines drogues en est une autre, le temps de la gestation — d’un livre ou d’un enfant — en est une autre encore. (…) Quand, Hughes parti à Londres, Plath brûle tous les papiers qu’il a laissés dans leur maison du Devon et croit reconnaître, dans la forme que dessinent les cendres, l’initiale de la femme par laquelle il l’a plaquée… alors, elle n’est plus dans le temps normal, ni dans le temps thérapeutique, ni dans le temps créateur. Elle est entrée dans la folie, le temps nervalien de « l’analogie universelle », le temps merveilleux et abominable où tout signifie.
Voilà ce qui m’est arrivé l’année dernière au mois de mai ; et la raison en est l’interpénétration absolue du psychique et de l’organique.
Dans un 1er temps, les événements et les personnages de mon roman avaient stimulé mon cerveau à tel point que le sommeil m’était devenu impossible.
Dans un 2ème temps, l’usage constant de somnifères à dosage croissant ne m’a permis, nuit après nuit, mois après mois, qu’un sommeil sans rêves. Empêchés de faire leur travail de symbolisation pendant la nuit, les rêves ont commencé à faire irruption dans la vie diurne. Arrivée au mois de mai, j’évoluais — bien que réveillée, et même perpétuellement surexcitée — dans un monde entièrement onirique (ou romanesque, ce qui revient au même) : un monde où aucune rencontre, aucune phrase ne se produisait « par hasard », où tout renvoyait à tout (et surtout aux histoires qu’étaient en train de vivre mes personnages), où chaque détail pouvait et devait être interprété. J’étais « électrisée », en permanence, par les associations que produisait mon cerveau — autant de « coïncidences » littéralement foudroyantes. Tout me touchait, tout me concernait. Jamais la vie ne m’avait parue si haute en couleur, si imprégnée de beauté, de musique, de poésie. Chaque journée était d’une intensité plus brûlante que la précédente : chaque émotion — amoureuse, littéraire, esthétique — atteignait tout de suite à la limite du soutenable.
A la fin du mois cette limite allait être franchie.

Le fait d’avoir écrit ces quelques pages, il y a dix jours, m’a donné un tel élan que j’ai pu réellement m’immerger dans le roman pour la première fois depuis septembre dernier. Jusque-là, je n’avais réussi à le retravailler que de l’extérieur, raturant et déchirant les pages avec beaucoup de mauvaise joie. Maintenant, je retourne à l’intérieur des personnages pour rajuster leurs phrases, reconsidérer leurs actions et leurs réactions…
C’est l’écriture qui, tout doucement, me guérit de la peur de l’écriture.
Cerveau machine folle depuis février. J’ai l’impression qu’il va faire éclater mon crâne à force de tourner trop vite. Impossible, quelle que soit ma bonne volonté, de dormir sans somnifères le soir d’un jour où j’ai écrit…

CHEVAL (avec Paul Valéry dressage + vaudou loa Malraux + POSSESSION Tout adepte du vodou se considère en situation de mariage avec un esprit dont il se dit le cheval au moment de la possession.)
J’ai couru 20 minutes en levant mes genoux jusqu'au menton. Ensuite je me suis arrêtée, terrorisée : mon cœur battait à tout rompre mais je ne ressentais pas la moindre fatigue. Ce n’était plus moi qui courais. J’avais été « montée » par une force inconnue. J’étais devenue un cheval.

Le 24 mai 1987. L’image du cheval s’impose de plus en plus. A M., j’ai dit que mon corps était fouetté par mon cerveau comme une vieille rosse par un charretier sadique — « Allez-y ! Allez-y ! Allez-y ! » A mon père, au téléphone, j’ai dit que, quand mon cerveau n’était pas attaché à la charrette du roman, il galopait dans tous les sens comme un cheval fou.
(Alors le cheval, est-ce le corps ou bien l’esprit ?)
(…) Où s’arrête le corps et où commence l’esprit ? La myélite avait-elle surgi à la faveur d’une prédisposition délirante, ou bien mon délire était-il une séquelle différée de la myélite ? Et mon roman, dans tout cela ? Etait-il un symptôme parmi d’autres de la maladie… ou bien une étape de sa guérison ?

UNICA ZÜRN
1957. l’année où Bellmer publie son Anatomie, est l’année de la première dépression nerveuse d’Unica. Et le premier d’une longue série de séjours en hôpital psychiatrique. Elle y subit notamment l’électrochoc. Elle y sera gavée de nourriture et privée de ses outils de travail pour écrire, peindre, dessiner.
Notes pour le journal d’une anémique : « Je me suis tournée dans tous les sens, je me suis épiée, observée jusqu'à l’écoeurement. Si j’étais homme, cet état m’aurait conduite à la création. Mais moi telle que je suis — et je ne désire pas être autre chose — je n’ai fait que divaguer. »
[RAPPROCHER DIVAGUER DE VATICINER]

Un an et demi plus tôt, Plath, dans son journal : « Si j’étais un homme, je pourrais écrire un roman là-dessus ; étant une femme, pourquoi est-ce que je ne sais que pleurer et me figer, pleurer et me figer ? »
zürn divague. Ses symptômes, étonnamment semblables à ceux de Woolf, sont déjà autant de façons de nier symboliquement l’existence corporelle : l’insomnie, l’anorexie, « la transparence », la désorientation, l’oubli. Elle a peur de descendre les escaliers. Et elle entend des voix.
« Comme une petite feuille de papier […] Elle est complètement transparente. Pareille à un vide blanc. »
elle parviendra à retrouver ses capacités créatrices grâce à l’homme. L’homme jasmin.
« elle commence à dessiner sous sa dictée. Il l’informe de sa présence chez elle par des cognements répétés […], les coups sourds et secs d’un homme qui, de nouveau, lui impose sa volonté […]. Cette collaboration est pleine d’harmonie et le résultat de qualité. Il est brutalement gâché parce qu’il ne cesse de frapper des coups et, finalement, dans un mouvement de colère malheureux, elle déchire ce document rare. »
cf. DICTEE SPIRITE Victor Hugo

Nancy Huston rend visite à Myriam Bat-Yosef, dans son atelier. « A peu près le seul souvenir qui me reste est la manière dont Myriam parlait de sa grossesse, et des effets de celle-ci sur sa trajectoire artistique : elle n’avait été enceinte qu’une fois, et il y avait plus de 25 ans de cela, mais le fait de concevoir un autre être humain, de créer de la vie avec son propre corps, avait totalement transformé son imaginaire. » « Les 270 jours de ma grossesse, explique-t-elle, plus les 15 jours pendant lesquels j’ai eu le privilège d’allaiter ma fille […], furent une période durant laquelle j’ai été constamment et expressément planante. Le ressenti de ces jours constitue les pavés de la route sur laquelle je crée jusqu'aujourd'hui. » D’un seul coup, elle avait pu abandonner tous ses efforts « académiques », tout ce qu’elle avait appris aux Bx-Arts. Encombrée par son ventre, elle s’est assise, et pendant 9 mois elle a dessiné des formes inouïes, infiniment riches et variées, indéfiniment renouvelées… » « J’aurais voulu être toujours enceinte » » m’a-t-elle avoué. Et de me montrer la quantité considérable de toiles dans lesquelles ses couleurs prolifèrent autour d’un espace vide : « Ça — je l’ai compris seulement bien après —, c’est ma matrice vide. »
L’influence décisive a été la maternité, devenue moule et métaphore de toutes ses « expériences » ultérieures. Mon état de grossesse a pulsionné ma voie ou mon genre, écrit-elle.

Je me méfie terriblement de l’idée, formulée en France dans les années 70, et jouissant maintenant d’une popularité grandissante aux US, selon laquelle les femmes devraient « écrire avec leur corps », ou que l’écriture féminine serait essentiellement une « écriture du corps ». l’identification du corps féminin au livre est même, me semble-t-il, le plus grand handicap des femmes qui écrivent. Depuis la terreur pathologique de Woolf d’être « exposée », livrée aux moqueries et au mépris du tout-venant chaque fois qu’elle avait un manuscrit sous presse, jusqu'à l’image plathienne de la poésie comme « jet de sang », en passant par la description de l’acte littéraire par Colette Peignot comme « dénudation, viol de soi-même », et l’atroce martyre auto-infligé de Simone Weil, le problème des femmes écrivains a été moins d’apprendre à « écrire avec leur corps » que d’aimer, de valoriser et de respecter l’intégrité de leur corps écrivant.

ID Paul Valéry PUBLICATION COMME VIOL

L’enfant découvre le langage dans le ventre de sa mère. Le secret des mots est dans le ventre d’une femme. Naissance de l’enfant, création du langage.
« La femme-mère est ce pli étrange qui altère la culture en nature, le parlant en biologie » (Kristeva)

Langage « cette lymphe sonore où nous baignons en permanence » (Sylvie Germain)

RILKE
ACCOUCHEMENT
Les vers signifient si peu de choses quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar, une longue vie si possible, et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes.
Les vers ne sont pas faits avec des sentiments, ils sont faits d’expériences vécues. Il faut avoir vu beaucoup de villes, être resté au chevet d’un mort, etc. Et il n’est pas encore suffisant d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu’il faut. Il faut d’abord qu’ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu’ils perdent leur nom et qu’ils puissent être dissociés de nous-mêmes. Il peut alors se produire qu’au cours d’une heure très rare, le premier mot d’un vers surgisse au milieu d’eux et émane d’entre eux.

Il faut se faire commençants. Quelqu’un qui écrit le premier mot derrière un point de suspension long de plusieurs siècles.

L’inspiration est dans l’enfance, dans la nécessaire intérieure, dans la vie intérieure, laisser toute impression, tout germe de sentiment mûrir en soi, dans l’obscurité, dans l’indicible, l’inconscient, inaccessibles à l’entendement et attendre avec patience et profonde humilité l’heure de l’accouchement d’une nouvelle clarté : voilà ce qu’on appelle vivre l’art, qu’il s’agisse de comprendre ou de créer. Il ne s’agit plus de mesurer avec le temps, un an ne veut rien dire et dix ans ne sont rien. Etre artiste signifie : cesser de calculer et de compter, mûrir comme l’arbre qui ne hâte pas la montée de sa sève et qui reste confiant au milieu des tempêtes du printemps, sans craindre qu’il ne soit suivi d’aucun autre été. Il finit toujours par venir. Mais il ne vient que pour ceux qui sont patients, qui sont là comme s’ils avaient l’éternité devant eux, dans une ample paix exempte de souci. J’apprends personnellement, parmi des souffrances auxquelles je rends grâce, j’apprends qu’il n’existe rien d’autre que la patience.

Fécondité spirituelle ou physique, car la création spirituelle procède elle aussi de la création physique, elle est de même essence, ce n’est qu’une répétition de la volupté charnelle, plus discrète, plus extasiée, plus marquée d’humanité.

GROSSESSE NIETZSCHE
Si, par contre, à compter de ce jour, je me transporte en pensée jusqu'à la date de l’enfantement, qui se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables au mois de février 1883 – (la partie finale, celle dont j’ai cité quelques passages dans la préface, fut achevée précisément à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise) – je constate que l’incubation fut de 18 mois. Ce chiffre d’exactement 18 mois pourrait donner à penser – entre bouddhistes tout au moins —que je suis au fond un éléphant femelle.

Je ne m’occupe pas de mes livres après publication. Abandon et retour à une heureuse fécondation, l’inspiration est une heureuse fécondation, mais pas de fruit aimé.

Ce livre est décidément une très curieuse affaire. Il m’a fait vivre une journée d’enivrement dont j’ai pu me dire : « La naissance d’un enfant n’est rien à côté ». et quand je m’installai pour l’embrasser dans son ensemble (…) perçu la pression de sa forme, sa splendeur, sa grandeur, comme jamais encore, peut-être, je ne l’avais ressenti. Mais je ne m’en débarrasserai pas par l’exaltation. Je continue à creuser et je m’aperçois que c’est le plus difficile, le plus complexe de tous mes livres.
Journal Woolf
C’est de tous mes accouchements le plus facile. Quand je le compare avec celui d’Années !

Journal Woolf
Woolf REGLES L’esprit est le plus capricieux des insectes, palpitant, voletant. J’espérais écrire hier les pages les plus rapides, les plus brillantes d’Orlando. Pas un mot n’a surgi. Et tout cela pour les raisons physiques habituelles qui sont survenues aujourd'hui. C’est la sensation la plus étrange, comme si un doigt arrêtait le flot des idées dans le cerveau, puis le doigt se retire et le sang se répand partout.

Ponge et ses règles
GROSSESSE
J. Delteil : "Une œuvre d’art a ceci de commun avec un œuf qu’elle échappe à toute préméditation. La poule pond des œufs. Elle pond quand elle l’œuf au cul et le cheval ne pond pas."
Les légendes poussent dans mon crayon, sans que je les prévoie ou que j’y aie pensé avant.

Et Dieu créa la femme.
Et de la tête de Zeus jaillit Athéna, armée de pied en cap.
Et Héphaïstos fabriqua Pandore.
Et Pygmalion donna vie à Galatée.
Et de la côte d’Adam fut tirée Eve.
Et des connaissances mécaniques du Professeur Coppelius émergea Olympia, la femme-machine.

Les femmes, même lorsqu’elles désirent ardemment devenir des auteurs, sont moins convaincues de leur droit et de leur capacité à le faire. Pour la bonne raison que, dans toutes les histoires qui racontent la création, elles se trouvent non pas du côté de l’auctor (auteur, autorité), mais du côté de la mater (mère/matière).
Ovide : « Pygmalion se rend auprès de sa statue de jeune fille et, se penchant sur le lit, il lui donne des baisers. Il lui semble que sa chair devenait tiède. Il approche de nouveau sa bouche ; de ses mains il tâte aussi la poitrine : au toucher, l’ivoire s’amollit, et, perdant sa dureté, il s’enfonce sous les doigts et cède. […] C’était un corps vivant : les veines battent au contact du pouce. »
La première image — celle qui permet tous les commencements — est celle de la Muse. Toutes les Muses sont féminines. Qui est-ce qui sert de Muse aux femmes ? Qui guide leur main, leur insufflant confiance et sérénité ?

Woolf : « Le jour viendra-t-il où je supporterai de lire mes propres écrits imprimés sans rougir — trembler et avoir envie de disparaître ? »
Elizabeth Barrett : « Chaque fois que je vois un de mes poèmes imprimés, ou même retranscrit au propre, l’effet est des plus pénibles […]. Rien ne demeure que déception, qu’humiliation. »
Woolf : « Mon désespoir devant le livre que je trouve mauvais. Je me demande comment j’ai pu écrire (et avec tant d’allégresse) cette idiotie. (Cela, c’était hier). Et aujourd'hui, de nouveau, je le trouve bon. Je note aussi pour informer d’autres Virginia écrivant d’autres livres, que c’est ainsi que les choses se passent. Haut, bas ; haut, bas. Et Dieu seul connaît la vérité. »

Anorexie, insomnie, aménorrhée, frigidité, hystérie : symptômes typiques de la scission corps/esprit chez la jeune femme intelligente de bonne famille. Autant de façons, pour une femme, de remporter une victoire de l’esprit sur la matière. (…) Ne rien sentir. Ne subir ni son propre désir, son propre appétit, ni celui de l’autre. Devenir idée, plutôt qu’un être de chair et de sang. Ne pas saigner…

Sylvia Plath veut être cette antithèse vivante : un poète femme. Contrairement à Beauvoir, qui se flattait d’unir en elle « un cœur de femme, un cerveau d’homme », elle tient à prouver qu’il est possible de posséder un cerveau de femme. ‘Je serai une des rares femmes poètes au monde à se réjouir pleinement d’être une femme, au lieu d’une pseudo-homme amère ou frustrée ou tordue. »


Nancy Huston rend visite à Myriam Bat-Yosef, dans son atelier. « A peu près le seul souvenir qui me reste est la manière dont Myriam parlait de sa grossesse, et des effets de celle-ci sur sa trajectoire artistique : elle n’avait été enceinte qu’une fois, et il y avait plus de 25 ans de cela, mais le fait de concevoir un autre être humain, de créer de la vie avec son propre corps, avait totalement transformé son imaginaire. » « Les 270 jours de ma grossesse, explique-t-elle, plus les 15 jours pendant lesquels j’ai eu le privilège d’allaiter ma fille […], furent une période durant laquelle j’ai été constamment et expressément planante. Le ressenti de ces jours constitue les pavés de la route sur laquelle je crée jusqu'aujourd'hui. » D’un seul coup, elle avait pu abandonner tous ses efforts « académiques », tout ce qu’elle avait appris aux Bx-Arts. Encombrée par son ventre, elle s’est assise, et pendant 9 mois elle a dessiné des formes inouïes, infiniment riches et variées, indéfiniment renouvelées… » « J’aurais voulu être toujours enceinte » » m’a-t-elle avoué. Et de me montrer la quantité considérable de toiles dans lesquelles ses couleurs prolifèrent autour d’un espace vide : « Ça — je l’ai compris seulement bien après —, c’est ma matrice vide. »

L’influence décisive a été la maternité, devenue moule et métaphore de toutes ses « expériences » ultérieures. Mon état de grossesse a pulsionné ma voie ou mon genre, écrit-elle.

Je me méfie terriblement de l’idée, formulée en France dans les années 70, et jouissant maintenant d’une popularité grandissante aux US, selon laquelle les femmes devraient « écrire avec leur corps », ou que l’écriture féminine serait essentiellement une « écriture du corps ». l’identification du corps féminin au livre est même, me semble-t-il, le plus grand handicap des femmes qui écrivent. Depuis la terreur pathologique de Woolf d’être « exposée », livrée aux moqueries et au mépris du tout-venant chaque fois qu’elle avait un manuscrit sous presse, jusqu'à l’image plathienne de la poésie comme « jet de sang », en passant par la description de l’acte littéraire par Colette Peignot comme « dénudation, viol de soi-même », et l’atroce martyre auto-infligé de Simone Weil, le problème des femmes écrivains a été mois d’apprendre à « écrire avec leur corps » que d’aimer, de valoriser et de respecter l’intégrité de leur corps écrivant.

« La femme-mère est ce pli étrange qui altère la culture en nature, le parlant en biologie » (Kristeva)