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Lambrichs (Louise L.) > La littérature est-elle thérapeutique ?
Tribunes de la Santé/Sève
Dossier "Littérature & Santé"

Présentation

"La littérature est-elle thérapeutique ?" (Louise L. Lambrichs), in Les Tribunes de la santé/Sève, 2009/2 (n° 23), Presses de Sciences Po, 2009.

> Extrait
"Se demander si la littérature est thérapeutique, c’est interroger l’histoire de notre civilisation, ses théories dualistes, et se demander si le langage écrit a un rapport avec le corps, en tant que ce corps est porteur d’une mémoire sensible, insue, nouée au biologique. Si les effets de langage sur le corps ne sont pas douteux, si écrire est bien une activité qui mobilise le psychisme en tant qu’il est noué au corps, si la lecture suscite toutes sortes d’affects et active la pensée, si certains livres sont éprouvés comme « faisant du bien » ou « du mal », on peut en conclure que la littérature est une sorte de remède. Mais de qui, de quoi, et pour qui ?
Depuis l’enfance je m’interroge. Sur les adultes et ce qui les rend, humains, parfois si heureux ou malheureux. Sur les raisons obscures qui poussent à lire ou ne pas lire, écrire ou ne pas écrire. Voir un adulte plongé dans un texte et rire ou pleurer, ou même pleurer de rire en lisant, quoi de plus étrange et de plus attirant ? Quel monde est donc le monde des lettres pour avoir, sur l’être qui le fréquente, un pouvoir d’attraction tel qu’il s’y absorbe au point de ne plus rien voir autour de lui ? Se demander si la littérature est thérapeutique, c’est interroger l’histoire de notre civilisation, ses boucles et ses détours. Il faut lire ou relire le Phèdre de Platon et la belle étude que lui a consacrée Jacques Derrida pour mesurer l’ambiguïté et la richesse des questions que soulève l’écriture, qualifiée par Socrate (qui n’écrit pas) de pharmakon. Remède ou poison ? Le mythe de Teuth oppose, à première vue, la parole vive du roi à l’écrit, qui selon lui serait non pas mémoire vive, actuelle, mais remémoration. Le remède déplaît au roi, qui entend le disqualifier pour privilégier sa propre parole. À qui pourtant l’histoire, vingt-cinq siècles plus tard, donnera raison sinon à la puissance de l’écrit ? Gardienne de la mémoire, de ses lumières comme de ses errances, elle fait trace et témoigne des illusions humaines, des fantasmes des hommes, de leurs erreurs, de leurs aspirations vaines ou folles, de leurs désirs, de leurs croyances, de leurs passions, de leurs désarrois, de leurs représentations du monde captant parfois une vérité profonde qui traverse le temps pour nourrir des œuvres postérieures. Elle témoigne aussi de leur génie, de leurs découvertes, de leur volonté de puissance, de leur arrogance et de leur inconscience, de leurs inlassables questionnements, de leur défiance face au langage qui, tout en les trahissant, les révèle à eux-mêmes et aux autres. Elle rend compte enfin de leurs expériences, permettant à chacun de s’y reconnaître ou de s’y découvrir, de se confronter à son ignorance, de s’abreuver à la pensée créatrice et, lentement, de se modifier. L’écriture, miroir de l’humanité, est le lieu même où s’expriment toutes les familles d’esprit et ce qu’il est convenu d’appeler la conscience universelle et l’aptitude de cette conscience à se créer elle-même, à évoluer et à faire évoluer le monde en tant qu’il parle.
S’y sont inscrits tous les progrès, toutes les avancées humaines, toutes les régressions, toutes les hésitations, toutes les illusions, toutes les folies, toutes les percées, toutes les transformations. Sans écriture à vrai dire, il n’y aurait pas de civilisation possible, pas de science possible, pas de mémoire possible, pas de conscience possible du temps historique, pas de transmission possible au-delà de la mort, donc pas d’évolution. La seule chose qui distingue l’humain de l’animal, ce n’est peut-être que cela, qui serait son aptitude à évoluer tout en développant sa conscience critique au contact des textes et à inscrire, pas après pas, mot après mot, les avancées de cette conscience éperdue de devoir, un jour, se perdre dans le néant d’où elle est miraculeusement, par la puissance du seul désir, sortie.
Le livre ouvre dans le monde et pour l’esprit qui y pénètre une fenêtre, crée un espace dans lequel va s’exprimer une voix. On dit volontiers d’un écrivain qu’il a un « univers ». N’est-ce pas dire par là que de l’universel il y a, possiblement au moins ? En effet le texte, par un effet de miroir assez curieux, attire à lui des lecteurs qui s’y reconnaissent. Ils ont le sentiment qu’on leur parle d’eux (ce qui parfois leur plaît, mais pas toujours…). C’est que de la parole à l’écrit, puis à la publication, un pas se franchit. L’écrivain – qu’il soit poète ou penseur, les deux ne s’excluent pas – s’expose mais aussi s’adresse au lecteur sans savoir qui le lira. Il se risque à quelque chose dont, au départ, il ignore tout. Peut-être pas tout, à vrai dire. Car s’il publie, c’est aussi que la littérature a commencé par modifier sa propre vie. Il sait qu’un livre, un seul, peut parfois changer la vie, transformer le regard, ouvrir des horizons, mobiliser des énergies inconnues, infléchir la direction de ses propres pas. Peut-être désire-t-il, simplement, être aussi pour d’autres, à sa façon, ce passeur-là. C’est que la lecture, si solitaire qu’elle paraisse, fait rencontre.
En s’évadant du quotidien, parfois on s’y retrouve... pour en sortir différent, enrichi, relancé dans son énergie créatrice. Temps béni, luxe formidable. Remède ou poison, la littérature ? La question peut surprendre. Qui s’empoisonnerait pour le plaisir ? On dira drogue, aussi. Pour endormir ou éveiller ? Rassurer ? Bousculer ? Inquiéter ? Déranger ? Interroger ? Aucun remède authentique, il est vrai, n’est inoffensif. Le médicament n’est pas un produit de consommation. C’est un produit actif, qui modifie le corps et peut aussi agir sur l’esprit et possiblement sur le corps, en tant que tout langage s’y inscrit. Il existe même des médicaments dont la vocation est de faire taire le mal d’être. Alors que l’humanité a vécu des siècles sans antidépresseurs, ces produits sont devenus si séduisants que la médecine contemporaine les utilise comme s’ils allaient guérir leurs patients. Les guérir ou les faire taire ?
À l’inverse, il existe aussi des spécialités qui, vides de toute molécule active, soigneraient seulement par leur nom, qui plairait. La littérature serait-elle un placebo ? le plus puissant de tous ? Il faudrait s’interroger alors sur ce qu’elle soigne, et qui. L’écrivain ou le lecteur ? Potentiellement les deux, qui se rencontreraient en un lieu connu d’eux seuls et de quelques autres ? Il fut un temps où les écrivains étaient regardés comme des cliniciens et où les médecins, lettrés, cherchaient dans la littérature les clefs d’une clinique psychique qui leur échappait . Ces médecins-là précédèrent Freud qui, interrogeant les préjugés « localisationnistes » de ses contemporains, imposa un questionnement spécifique sur le symptôme psychique et même somatique. En dehors des causes organiques il y avait, aux souffrances psychiques qui agitent les êtres parlants, des causes spécifiquement psychiques qui leur échappaient tout en étant explorables. (Notons que la science expérimentale commence à lui donner raison, en inversant le mode de causalité habituel .) Entre littérature et biomédecine, Freud se fit archéologue de la psyché, bouleversant les préjugés de son temps et mettant en évidence les différentes étapes du développement psychique, ses ratés, ses régressions possibles, et la façon dont ces ratés peuvent s’interroger et se remanier, dans la relation de transfert. Si la preuve scientifique est faite que le cerveau se remanie au cours d’une psychothérapie et a fortiori d’une cure – puisque le cerveau ne cesse de se remanier tout au long de la vie à l’occasion des expériences auxquelles l’individu se confronte –, il semble que la nouvelle ne soit pas encore parvenue aux oreilles d’un certain nombre de psychiatres et de comportementalistes. Comment objectiver ce mécanisme qui, a priori, relève du sujet singulier issu d’une histoire singulière elle-même inscrite dans la grande histoire ? Et surtout, quel est ou quels sont ces mécanismes ? Que se produit-il dans le corps quand on est, avec un autre, dans une relation qui ressuscite en soi un passé oublié ? et quand on lit un texte ? Lequel sera bon pour vous, ou pas ? Le pharmakon qu’est l’écriture – c’est toute son ambiguïté – n’existe pas en dehors de la relation qu’il introduit avec celui qui le déchiffre. La plupart, devant un texte, se trouvent comme une poule devant un couteau. Fascinés. Séduits. Impressionnés. Interdits. Masque ou révélation, le texte ? De qui, du lecteur ou de l’auteur ? Et de quoi ? Pourquoi certains livres font-ils du « bien » ? à qui ?
Parlons plutôt des maux que soigneraient, écrits, lus et relus, les mots. Ils sont innombrables : l’oubli, l’ignorance, la tristesse, la déréliction, la bêtise, l’isolement, le sentiment de l’absurde, le désespoir… parmi quelques autres. Quelque chose qui pourrait avoir à faire avec le manque à être, le besoin de sens, et le désir. On croit que l’écrivain maîtrise la langue. C’est faux : il la cherche. Il l’explore. Il l’habite pour la réinventer. Parfois, il parvient même à la faire chanter. De ce travail singulier, qu’il tire du rapport qu’il entretient lui-même avec cette langue dans laquelle il se sent renaître, le lecteur, à sa façon à lui, tire possiblement bénéfice (le mot est joli, si on ne le réduit pas à son aspect financier, puisqu’il dit « ce qui fait du bien »). La création littéraire aurait-elle des effets de contagion ?
Si être créatif est bien ce que cherche potentiellement tout humain, il faudrait donc parler de la littérature, largement comprise, comme soin. À bien des égards ce serait légitime. Plus d’un y verront un point de vue étroit, rêvant d’une littérature libérée de toute forme de contingence. Pourtant tout écrit provient des hommes. Il faut donc le déployer, ouvrir les mots, faire rendre gorge au texte pour abattre les clivages où les enferment nos catégories. Les ouvrir pour tenter d’aller, au plus près, toucher le mystère qui nous fait, parlant, écrivant, humains, trop humains, inhumains, fous ou sensés, aliénés ou lucides, voire visionnaires. Ouvrez un dictionnaire et vous le constaterez : entre l’usage vulgaire et souvent péjoratif du mot « littérature » et les multiples sens qu’il revêt, le monde s’ouvrira. Le domaine est si vaste qu’il faut parfois le qualifier. L’esprit humain, pour s’y retrouver, découpe, divise, classe. Chinoise ou française, américaine ou malgache, allemande ou italienne, vous trouvez là, déjà, un premier axe. Et puis il y a l’orale et l’écrite. Enfin la scientifique, l’historique, la poétique, la tragique, et j’en passe. Sans compter ce qui se qualifie d’« Écritures saintes ». En France on dira : « Oui, mais quand je dis littérature, ce n’est pas de cela que je parle. » Pourquoi ? En quoi un historien ne ferait pas, aussi, de la littérature ? Ce que les hommes des temps passés appelaient le « divin » ne désigne-t-il pas, tout simplement, la connaissance et la conscience qui s’ensuit, qui inspire la création, fondée elle-même sur la découverte de nouvelles relations entre les choses, et des relations qui font émerger un sens inédit, tantôt erroné, tantôt pertinent ? En quoi un scientifique, découvrant les lois régissant le monde naturel et relatant ses expériences, ne ferait pas aussi, à sa façon, de la littérature, au sens le plus noble ? Lisez Claude Bernard, lisez Freud. Quels écrivains ! Et combien d’auteurs, petits esprits enfermés dans leurs petits mondes, ne leur arrivent pas à la cheville !
On dira : le scientifique dit le réel. Voire. Un petit point de réel, parfois, est mis au jour – c’est juste. Un mécanisme mystérieux, une loi passée inaperçue deviennent, soudain, compréhensibles à un esprit rebelle, plus curieux et plus imaginatif que les autres, et qui se pose des questions que personne ne se pose. La chose est assez rare pour qu’on s’en souvienne longtemps (mais sans écrit, s’en souviendrait-on ?), sans oublier que ces esprits-là ont toujours, contre eux, la grande majorité des hommes de leur temps. Il suffit en effet de faire de l’histoire des idées scientifiques pour découvrir à quel point les chercheurs ont mêlé, dans leurs écrits, idées reçues et vérités nouvelles, préjugés culturels et croyances mythiques, théories fantasmatiques et bon sens, inventions et questionnements lumineux.
Quoi qu’il en soit, pour comprendre ce qu’il fait et partager avec d’autres ce qu’il découvre, le rebelle insoumis à l’ordre de son temps doit écrire. Il y a là nécessité. Une nécessité à la fois intime, dont le plus souvent les sources échappent, sociale, et, parfois, scientifique. C’est que l’écriture est aussi un scalpel, un outil de compréhension de soi-même et du monde, d’accouchement de la pensée même qui s’élabore dans le texte et se transmettra, sans quoi le monde resterait opaque comme aux premiers temps et l’idée même de progrès et de savoir serait caduque. Même les chiffres ne peuvent se passer de l’écrit. Mettez sous les yeux de diverses personnes un simple tableau de chiffres, vous aurez mille interprétations, des plus délirantes aux plus rigoureuses. C’est que pour comprendre et devenir conscient de ce que disent les chiffres, il faut aussi déchiffrer. Penser. Critiquer. Juger. Interroger la langue. Se confronter aux textes et à d’autres. La chose, paraît-il, n’est pas du goût de tous. Et surtout pas du roi.
Si j’ai l’air de m’être éloignée de mon sujet, ce n’est qu’apparence. Déchiffrer, c’est bien ce que fait tout lecteur pourvu qu’il soit curieux. Et défricher, ce que fait tout écrivain, largement compris. Ainsi les mots, qui en français se font écho, disent une opération en miroir. Le clivage culturel entre sciences et littérature n’est qu’une commodité de l’esprit qui entraîne bien des inconvénients et, dans la civilisation, un malaise tangible. Déchiffrer un texte n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Pour en avoir une idée il faut longtemps s’être livré à cet exercice, ne pas rester extérieur au texte mais s’en laisser imprégner pour y pénétrer. En avoir fait, autrement dit, l’expérience, avec des esprits déliés. En quoi ce travail a-t-il à voir avec le soin ?
Là aussi, il faudrait déplier la question. L’espace de cet article ne le permet pas. Il faut donc tenter de suggérer. Laisser entendre. Ouvrir un espace qui, dans notre culture compartimentée comme un rayon de supermarché, paraît parfois en perdition. Mais la littérature est comme le phénix : de ses cendres elle renaît, depuis la nuit des temps humains. Et souterraine elle se fait, quand la société limite ses possibilités de se faire entendre. Il lui arrive alors de se faire furibonde, plus subversive que jamais, plus risquée, plus lumineuse. En sous-main, elle circule. On se passe le mot. On se l’arrache. On la lit en secret, à la bougie. Elle passe les frontières. Même les régimes totalitaires n’ont pas eu sa peau. Quel est donc ce besoin vital de lire et d’écrire, qui nargue tous les pouvoirs impuissants à la domestiquer et traverse les siècles ?
Revenons à ce concept de soin, capital en médecine. Soigner, tel est l’objectif de l’homme de l’art. Mais cet art-là, même s’il le voudrait bien, ne peut pas tout. Le médecin rencontre des limites, chaque jour. Son savoir lui-même rencontre des limites. Sa vérité – provisoire, si elle est scientifique – n’est pas celle du malade. Soigner le corps souffrant n’est pas soigner la subjectivité imprégnant ce corps vulnérable qui, soudain, se dérobe. Et si la vérité du malade était plus éternelle encore que celle des sciences réductionnistes fondant la biomédecine ? Le renversement culturel ouvrirait bien des portes. Nous n’y sommes pas encore. Les dogmes contemporains ont la parole. Au lieu de déchiffrer le mystère, au lieu de soutenir, un par un, chacun dans ce déchiffrement vital, on le chiffre. On compte, on randomise. La démarche, à certains égards, est utile et fait émerger des réalités collectives passées inaperçues. Encore faut-il en saisir les limites. Comment interpréter les résultats ? En rapport à quoi ? L’evidence-based medicine, aujourd’hui, ne se soutient que de ne pas interroger le cadre culturel dans lequel elle s’inscrit et le paradigme des preuves retenues. Toute pensée s’inscrit dans un cadre. Ne pas penser le cadre, c’est s’exposer à toutes les dérives que l’histoire connaît bien. Le scientisme a aussi servi des causes inavouables, aucun médecin, jamais, ne devrait l’oublier. Une science sans mémoire n’est qu’un dogme comme un autre, aussi dangereux qu’un autre. Et la conscience sans mémoire n’est qu’une coquille vide. Seule la littérature, qui n’est pas un discours mais remémoration et création, permet de transgresser les dogmes. Pour le pire parfois, mais parfois aussi pour le meilleur. La littérature, mère de toutes les humanités, est donc le lieu où s’expriment et se transmettent toutes les vérités comme toutes les croyances et tous les mensonges du monde. L’humanité y clame avec plus ou moins de talent ses plaintes, ses désarrois, ses désirs, ses fantasmes, ses illusions, ses espoirs, ses trouvailles. Le texte, tout miroir qu’il est, est aussi lieu de rencontre, de découverte, de l’autre et de soi-même, chacun inscrit dans son temps et chacun relié, à sa façon, à une dimension d’universalité. On s’y retrouve, comme dit le sens commun. On s’y reconnaît. Mais on s’y déplie aussi, comme le papillon sortant de son cocon, on s’y découvre… moins seul parfois qu’on ne le croyait, si unique soit-on. Freud faisait l’hypothèse que la création littéraire soulage des tensions profondes. Mais il réduisait la création littéraire à l’expression de fantasmes sous une forme esthétique satisfaisante, ce qui est faire bon marché d’un pan immense de la littérature créatrice dont il fut lui-même partie prenante . Au rêve éveillé, la création littéraire ne se laisse pas réduire, même si elle s’articule toujours à l’inconscient. Si la littérature prend ses sources dans un corparlant (qui commence avant même sa naissance par être un corparlé), elle est aussi l’expression d’une relation consciente (ou non) de ce corparlant avec le monde de son temps, avec les textes, et surtout avec le langage de son époque. C’est aussi en quoi les lecteurs s’y retrouvent et trouvent à s’y nourrir. D’un côté, la littérature fonctionne comme une auberge espagnole où la plupart ne lisent que ce qu’ils y projettent en en tirant plaisir, et de l’autre, elle fonctionne comme une fenêtre ouverte sur l’autre, sur le monde et sur soi-même. Si la voix qui parle dans le texte vous parle au cœur et au corps, alors, parfois, la lecture peut devenir une expérience intérieure et quelque chose dans la vie peut changer. À ce titre déjà, la littérature est un soin, puisqu’elle fait lien entre les êtres et change des milliers, voire des millions d’existences. Elle permet au paralytique de voyager, à l’aveugle de voir des mondes inconnus, au sourd d’entendre des voix humaines qui se parlent et lui parlent.
La littérature, c’est l’imaginaire et le réel sensible tissés si serrés que le lecteur, bercé par une langue qui le ranime, peut recommencer à rêver, à penser, à renaître à lui-même et au monde. La maladie, qui confronte à un corps machine qui ne marche plus, plonge dans le noir. Face à cette obscurité menaçante, la littérature réinsuffle dans les rouages de cette machine défaillante du souffle, du désir et du sens et rebranche possiblement chacun sur sa créativité singulière, étouffée parfois depuis longtemps. Pourquoi cette créativité remise en route n’aurait-elle pas, possiblement, des effets organiques ? Jusqu’au bout en tout cas, tant que la douleur peut être tenue en respect, la littérature reste une flamme qui tremble dans la nuit et relie le malade, réduit par la biomédecine à un corps suspect et brutalement exclu du monde par cette expérience intime qui l’isole et le terrifie, à la communauté des vivants." 
Copyright Louise L. Lambrichs

> Louise Lambrichs
Philosophe de formation, écrivain, romancière et critique littéraire, Louise L. Lambrichs cultive plusieurs domaines d’intérêt, notamment l’épistémologie médicale et l’histoire de la médecine, la psychanalyse et l’histoire. Elle publie en 2005 Nous ne verrons jamais Vukovar où, partant de l’analyse de l’œuvre de Peter Handke, elle déploie une analyse et une interprétation de la guerre en Yougoslavie mettant au jour le mécanisme qui a permis, une génération après la Shoah, qu’un nouveau génocide se produise dans l’espace européen.

Ses romans
A ton image (L'Olivier, 1998) est un roman sur le clonage. Jean est prêt à tout pour ne pas perdre sa femme, Françoise, devenue dépressive en apprenant sa stérilité. Jean est médecin. France naîtra. « Il serait injuste de dire que France est le portrait de sa mère, dit Jean, avec un certain humour : elle EST Françoise ». Ou encore : « C’est à la réplique de Françoise qu’en elle je me suis attachée, c’est elle que j’encourage et soutiens, non seulement parce qu’elle est plus douce et me rassure, mais parce que Françoise me manque et parce que je ne l’ai jamais mieux aimée. » Et enfin : « J’avais charge d’âme, mais de quelle âme ? Celle de France ou celle de Françoise ? N’était-ce pas la même ? »

Ses essais
Le livre de Pierre — Psychisme et cancer, Paris, éditions de la Différence, 1996.
Nous ne verrons jamais Vukovar, éd. Philippe Rey, 2005. « Jusque-là, dit Louise Lambrichs, j’avais vécu dans ma bulle, hors l’histoire et dans la littérature, comme Handke. Comme si la littérature était ailleurs, sans liens, comme si elle n’était pas le réel même. Comme si ce n’était pas moi qui parlais, écrivais, comme si j’habitais Sirius, comme si le langage ne faisait que me visiter, de l’extérieur, et comme si j’étais libre, électron libre, enfant rêvée. » Et soudain l’engagement, elle va écrire de tout son corps.
Nous ne verrons jamais Vukovar est ce livre d’écrivain engagé de tout son être dans la compréhension de la guerre et de ce qui se joue encore dans les Balkans. Lambrichs étudie les femmes dans la guerre, "femmes durablement traumatisées par la guerre et qui luttent pour survivre, se réparer tant bien que mal, redevenir capables d’élever les enfants sans leur faire subir la violence qu’elles portent en elles et que leur a faite l’histoire, pour redevenir capables aussi de faire des projets, de rester en vie malgré les cicatrices indélébiles qu’elles porteront jusqu’à la fin de leurs jours, inscrites dans leur corps, sous la peau, comme toute histoire toujours s’inscrit. Même si rien ne s’efface, il faut essayer de retrouver goût à la vie."
A Peter Handke, elle reproche d'avoir cautionné implicitement le régime de Milosevic. "La littérature n’exonère de rien, m'a-t-elle dit, un écrivain est un être humain comme toi et moi. Donc, à partir du moment où il sort du champ purement littéraire pour s’aventurer sur le terrain politique, la question est de savoir qu’elle est sa responsabilité d’écrivain-citoyen et pourquoi il s’engage de cette façon. On ne peut pas dissocier. Je considère que l’écrivain est à mille pour cent engagé dans sa parole et dans ses écrits. Tous ses mots l’engagent pleinement même s’il ne sait pas très bien ce qu’il cherche ni de quoi il parle. Rien ne le force à se risquer sur la scène politique. Il peut aussi rester dans sa tour d’ivoire. Mais s’il en sort, alors il n’a pas le droit de jouer les artistes naïfs et de dire n’importe quoi. Prendre le risque de plaider une cause politique, quand on est écrivain, impose un immense travail extra-littéraire."

> Le petit cryptionnaire
 Louise L. Lambrichs a publié, il y a déjà quelques années, le Petit Cryptionnaire des expressions françaises (La Différence), où elle a inventé, pour notre plus grand plaisir, une foule d’expressions loufoques, sorties tout droit de sa féconde imagination. Par exemple, dans son langage, Apprendre à nager aux pervenches signifie se lancer dans une entreprise désespérée. Le temps d’une aiguille, c’est l’espace d’un instant, le temps de piquer l’aiguille et la ressortir de l’autre côté du tissu. Donner du poivre à un rond-de-cuir équivaut à aggraver le mal dont on souffre. Celui qui est maladroit et fait une gaffe éternue dans le cendrier. Chercher les ruines de la Bastille signifie qu’on cherche quelque chose qui n’existe plus depuis longtemps ou n’a jamais existé. Celui qui file sans payer fait un trou à la lune.
Déculotter sa pipe, c’est repartir de zéro. L’auteur précise : "Quand la situation dont on parle est particulièrement difficile, on ajoute et ce n’est pas de la bruyère (sous-entendu, probablement : c’est de l’écume, les pipes d’écume étant, on le sait, particulièrement délicates à culotter.)
Dans le monde de Louise, les philosophes taquinent l’araignée, les dégoûtés mangent les escargots par les antennes, les paresseux font briller les coins de rue, les débauchés pratiquent la vertu plantaire (c’est-à-dire qu’ils foulent la vertu aux pieds !), les avares tricotent la poussière et les indécis usent la girouette.
Parler sa propre langue imaginaire, c’est la vraie liberté.