Corps écrit

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Mandressi (Rafael) > *Le regard de l'anatomiste
Dissections et invention du corps en Occident

Présentation

Rafael Mandressi, Regard de l'anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Seuil, 2003.

> Présentation de l'éditeur
L'Occident moderne a vu s'instaurer, à travers l'anatomie, un regard spécifique, fondé sur la fragmentation, la mise en pièces du corps, soumis également à une véritable colonisation : on en a dressé les cartes, on a établi une nomenclature, on a découvert des régions, des parcelles dans une chair que l'on explorait en la découpant. En tant que dispositif de connaissance, l'anatomie a façonné son objet. Ce fut l'invention d'un corps : segmenté, architectural, mécanique. Or à la base du travail des anatomistes on retrouve un paradoxe majeur ils s'attaquaient à des corps morts, alors qu'il s'agissait de comprendre le vivant. Le cadavre, source d'effroi et de répulsion, dicta aussi ses règles et posa ses limites au savoir qui en fit sa matière première. Au croisement de la médecine, de l'esthétique, de la religion, des discours les plus variés et des cadres mêmes de la pensée s'est constituée, en Occident, une " civilisation de l'anatomie ". Ce livre en propose un parcours, afin de tracer les contours des principaux traits de la construction historique d'un corps et d'une sensibilité qui, à plusieurs égards, sont encore les nôtres aujourd'hui.

> Mes notes
Histoire / La découverte du corps
Il s'agit du travail académique d'un historien des idées, aujourd'hui professeur d'épistémologie à Montevideo. Précisons ici ce qui fait la différence entre un historien des événements et un historien des idées. Le sujet de ce livre peut servir d'exemple. Rafael Mandressi ne nous propose pas une histoire de la médecine, il ne nous retrace pas la suite des découvertes qui peu à peu ont bâti le savoir actuel. Son objectif est de comprendre et de reconstituer les conditions qui ont permis aux hommes d'avoir à une certaine époque une nouvelle vision du monde et, dans ce cas précis, un nouveau regard sur leur propre corps. Nouveau regard implique nouvelles pratiques et nouvelles théories. Le sous titre est explicite : Dissections et invention du corps en occident. La précision du lieu a aussi son importance, il exclut l'Orient au sens historique, c'est-à-dire les cultures asiatiques. Le mot invention est pris dans le sens premier de découverte d'un domaine inconnu, qui va orienter le regard et influencer toute la culture. L'auteur démontre que l'anatomie va devenir une science modèle pour la conduite de l'esprit de découverte. La portée de ce livre dépasse donc les sciences médicales, il dissèque la constitution d'une science et nous en montre toutes les retombées.

Cette histoire débute vers le XIe siècle et s'achève dans le courant du XIXe. On l'aborde par une anecdote en apparence futile : la polémique sur l'auteur de l'identification du clitoris féminin. La mise en parallèle avec une polémique similaire concernant la découverte du continent américain est là pour nous apprendre combien était présente aux XVe et XVIe siècles la préoccupation de cartographier, topographier. Le corps humain est un continent à découvrir. Mais il fallait d'abord accéder matériellement à l'objet. Or, pendant quinze siècles les thérapeutes n'avaient pas pratiqué la dissection. Entre l'époque des Ptolémées, souverains égyptiens d'Alexandrie, et le XIIIe siècle, la pratique médicale, y compris les interventions chirurgicales, n'étaient pas fondées sur une connaissance préalable de la structure du corps humain. Deux questions : pourquoi cette absence de pratique ? Et pourquoi, au contraire, sa diffusion à partir du XIIIe siècle jusqu'à devenir un fait de société ? La réponse à la première interrogation, particulièrement bien documentée dans le livre, écarte l'argument traditionnel d'un interdit officiel de la part de l'Église catholique. Il semble en effet que les réticences proviennent d'une tradition très profonde, d'origine " païenne ", qui empêche de toucher au cadavre dans lequel subsisterait une partie de la personne. Mais les résistances sont aussi venues du corps des médecins qui ont privilégié pendant des siècles la tradition de Galien. Les traités sans cesse recopiés de ce médecin grec du IIe siècle ont constitué une sorte de livre sacré qui a occulté la simple curiosité d'observer la réalité par soi-même. Les obstacles à la pratique de l'anatomie ont été donc tout autant conceptuels que matériels.

Entre le XIe et le XIIIe siècles, de nombreux livres philosophiques et scientifiques, dont plusieurs traités de médecine, sont traduits de l'arabe en latin : encyclopédie clinique de Rhazes (Ar Rhazi), ouvres d'Averroes (Ibn Rushid), et même les ouvres de Galien et d'Aristote dans des versions sans doute plus exactes à partir de versions arabes et grecques. Dans ce fantastique travail, vont s'illustrer des médecins d'Italie du Sud, de Sicile et de Tolède, frontière où se côtoyaient encore arabes, juifs et chrétiens. Quant à la difficulté matérielle de se procurer les cadavres à disséquer, elle fut chronique jusqu'à une époque récente ! La réticence à disloquer les corps a presque toujours renvoyé vers les mêmes sources : les criminels exécutés, les inconnus, les étrangers, en fait tous ceux dont on ne redoutait rien parce qu'inconsciemment on les considérait comme à la limite de l'humain, en tout cas hors de la communauté ! Il est significatif de constater que l'anatomiste lui-même est parfois contaminé par la suspicion d'être dangereux. Pratiquée d'abord comme une démonstration publique des écrits des grands classiques, Galien ou Rhazes, l'anatomie devient une méthode rigoureuse et un spectacle. Méthode rigoureuse, car, pour comprendre la construction d'un corps, il faut le démonter pièce à pièce dans un certain ordre, chaque étape devant préserver les éléments de la suivante. C'est en cela que l'anatomie devient un modèle d'analyse de la réalité. La présentation d'une dissection dépasse la simple connaissance du corps et devient une initiation intellectuelle qui vaut de vaincre la répugnance et d'affronter les dangers. Des amphithéâtres sont construits spécialement à Padoue et Leyde et on apprend que c'est à ces occasions que le principe de la place payante a été institué avant d'être étendu à toute forme de spectacle. Au XVIIe siècle l'anatomie devient un fait de société. C'est une mode et on dissèque en privé sur invitation. Mais les retombées vont se faire ressentir dans des domaines aussi éloignés que l'art et la défense de la foi catholique. En effet, la dissection publique a été vite prolongée par les planches de gravures, en particulier avec l'admirable ouvre d'André Vésale parue la première fois en 1547. En retour, la connaissance de l'anatomie apparaît désormais nécessaire aux peintres et sculpteurs pour se rapprocher de la réalité des mouvements. Léonard de Vinci comptabilise trente cadavres disséqués dans ses carnets. Par ailleurs la découverte de l'ordre qui régit l'agencement des organes a été utilisée comme argument pour démontrer la toute puissance et sagesse du créateur. Des prédicateurs célèbres comme Bossuet et Fénelon n'ont pas manqué d'enrôler l'anatomie dans leurs sermons. En parallèle, le " démontage " du corps devait conduire à une approche strictement matérialiste, par analogie avec les premières machines. L'organisme-machine de La Mettrie et son corollaire les automates de Vaucanson ouvrent une porte vers la robotique d'aujourd'hui, et alimente l'imagination de Marie Shelley quand elle crée le mythe de Frankenstein. Nous sommes alors au début du XIXe siècle et l'auteur achève son travail, car l'anatomie est devenue d'une part matière à examen dans les facultés de médecine, d'autre part un sujet d'exhibitions foraines. Il ne nous dit pas que l'extension de la méthode anatomique à la comparaison entre l'homme et les animaux et les animaux entre eux sera le programme de Georges Cuvier dès 1802. De cette " anatomie comparée " naîtra l'idée que tous les êtres sont apparentés, l'idée d'une évolution, mais ceci est une autre histoire.
Jean-Pierre Gasc, Pr au Muséum national d'histoire naturelle.

DOCUMENTATION ART/ANATOMIE
Canons du corps humain dans l’antiquité grecque à l’âge classique
• À l’âge classique, la statuaire tend à la représentation d’une idéalité esthétique de l’homme. L’homme est bel et bien incarné, mais dans un monde qui a une structure chiffrée, et dont l’astronomie donne la clé, avec la géométrie. La beauté de cet homme, reconnue et vénérée sur des stades, c’est l’approximation d’un modèle idéal d’essence numérique. Des textes anciens soutiennent cette interprétation. Galien relate les opinions de Chrysippe pour qui « la beauté consiste [...] dans l’harmonieuse proportion des parties, celle d’un doigt à l’autre, de tous les doigts au reste de la main, de celle-ci au poignet, de celui-ci à l’avant-bras, de cet avant-bras à tout le bras, enfin de toutes les parties à toutes les autres, comme c’est écrit dans le canon de Polyclète »

MONDINO DEI LUZZI (1275-1326)
• Fils d’un pharmacien bolonais, Mondino étudia la médecine puis l’enseigna à Bologne où il acquit une très grande réputation, non seulement comme anatomiste, mais comme homme politique : des missions diplomatiques lui furent confiées ; il fut ambassadeur auprès de Jean, fils du roi de Naples. Professeur d’anatomie, il disséqua, à partir de 1315, de nombreux cadavres humains, et consigna l’année suivante sa méthode et ses observations dans l’Anatome omnium humani corporis interiorum membrorum. Ce manuel de dissection, considéré comme le premier livre d’anatomie valable, fut consulté pendant des siècles par les étudiants en médecine, auxquels il apportait les indications techniques les plus précieuses. La description qu’il donne de la boîte crânienne est maladroite et sommaire, ce qui prouve que cette partie du corps était moins explorée que le thorax ou le bassin. Il suit dans sa description la tradition galénique, mais il n’hésite pas cependant à s’en éloigner lorsqu’elle est contredite par ses observations. L’influence de la culture arabe se traduit par de nombreux emprunts terminologiques. Son livre, imprimé d’abord à Pavie en 1478, fut très souvent réédité ; il était encore au programme de l’enseignement médical à Padoue en 1650. Le premier, Mondino a introduit l’enseignement systématique de l’anatomie dans le programme des études médicales ; cet enseignement, dispensé d’abord à Bologne puis à Padoue, attira vers ces universités de nombreux étudiants étrangers

Traité de la peinture, par Léonard de Vinci, environ 1480-1519.
• Vers 1490, à la cour de Ludovic le More, duc de Milan, Léonard de Vinci (1452-1519) songeait déjà à composer un traité, dont le manuscrit A de la bibliothèque de l’Institut à Paris contient le projet et le premier noyau. Jusqu’à sa mort, il ne cessa de rédiger des notes, élargissant, compliquant et raffinant son dessein à un point tel que le plan et la possibilité de le structurer et de le publier lui firent défaut. Après sa mort, son héritier, Francesco Melzi, en fit faire une compilation, fidèle mais inachevée et maladroite, qui est aujourd’hui le Codex Urbinas lat. 1270 de la bibliothèque Vaticane.
• « Ne lise mes principes qui n’est pas mathématicien ». Le jeune homme doit d’abord apprendre la perspective, ensuite les proportions de toutes les choses », car « la perspective est bride et gouvernail de la peinture ». Mais à la perspective linéaire héritée de la tradition toscane et dont il critique certaines apories, Léonard propose des alternatives (perspective curviligne, anamorphoses) et des compléments sur le plan chromatique (perspective atmosphérique des peintres flamands) ainsi que sur celui du dessin (perspective d’effacement, qui brouille les contours des corps vus à grande distance à travers une épaisse couche d’air). Après avoir analysé la structure de l’œil et les processus de la vision humaine, il s’attarde sur les phénomènes des lumières et des ombres perçues par l’œil, sur leurs degrés, mélanges, reflets, pour fonder rationnellement le modelé des corps par le clair-obscur et la restitution des corps dans des conditions d’éclairage changeantes, intérieur ou plein air, soleil ou brouillard. Presque toutes les remarques de Léonard sont par ailleurs présentées comme des théorèmes, des démonstrations, des expériences étayées par des croquis ; mais il manque le lien logique entre toutes ces propositions isolées, souvent entachées d’une prédilection esthétique pour tel effet ou d’une intention polémique.
• Raisonnements et expériences du peintre : Léonard se définit comme un chercheur qui « n’allègue pas les auteurs comme les doctes », mais « l’expérience, maîtresse de leurs maîtres » et ses observations sont présentées comme une philosophie naturelle, la seule vérifiable. La peinture, fille de l’esprit et chose mentale « est un art merveilleux, fondé sur des réflexions très subtiles ». Ses objets principaux sont la nature, appréhendée dans ses éléments, forces cosmiques en perpétuel mouvement voire en conflit, ainsi que l’homme, microcosme qui présente certaines analogies avec le macrocosme, et plus précisément la façon dont les mouvements de son corps peuvent exprimer les turbulences de son âme. Les notations sur la peinture de paysage s’enrichissent de ses curiosités botaniques, géologiques, météorologiques. L’harmonie des membres et des proportions du corps humain bénéficie de la pratique de la dissection et de la connaissance intime de sa constitution, de son fonctionnement, de ses variations selon les types physiques. La justesse de l’expression est la résultante de l’analyse minutieuse des tempéraments et physionomies, changeant selon les actions et passions à figurer – d’où les conseils pour représenter un homme en colère, un désespéré, un orateur, des combattants déchaînés, un vieillard noble, une femme modeste, un enfant remuant, etc. Car « le bon peintre a essentiellement deux choses à représenter : le personnage et son état d’esprit. La première est facile, la seconde difficile, car il faut y arriver au moyen des gestes et mouvements des membres ».
• (cf. illustration Léonard de Vinci, Étude de proportions du corps humain selon Vitruve. Dessin à la plume. Gallerie dell'Accademia, Venise.) Dessin à la plume tiré du De Architectura de Vitruve, l'Étude de proportions du corps humain selon Vitruve de Léonard de Vinci a appartenu à la collection d’œuvres d’art graphique de Giuseppe Bossia avant d'être rachetée en 1822 par les gallerie dell’Accademia de Venise.

Traité des proportions, par Albrecht Dürer, 1528.
• Publié à Nuremberg peu après sa mort, le Traité des proportions du corps humain d’Albrecht Dürer (1471-1528) n’avait été conçu à l’origine que comme un chapitre d’un ouvrage beaucoup plus vaste qui aurait présenté tout le savoir nécessaire à la formation d’un peintre, dont il traça plusieurs plans vers 1512. Pour Dürer, en effet, l’art de peindre ne se confondait pas avec la maîtrise artisanale du métier : il devait également reposer sur des connaissances théoriques, en particulier celle de la perspective et celle des proportions du corps humain. Seules, elles pouvaient assurer la justesse des œuvres et permettre aux artistes allemands d’égaler leurs confrères et concurrents italiens. Au fil des ans, Dürer poussa si loin l’étude des proportions qu’il abandonna le reste de son projet initial pour s’y consacrer. Toutefois, en 1525, il publia un traité de géométrie pratique rédigé en langue allemande et destiné à apporter aux artistes allemands, auxquels s’adressait aussi le Traité des proportions, les connaissances nécessaires à la bonne compréhension de celui-ci.
• Les prémices : Les proportions du corps humains étaient depuis longtemps l’objet de recherches en Italie. Dans un projet de dédicace du Traité à son ami l’humaniste Willibald Pirckheimer, Dürer rapporte que son attention fut attirée sur ce problème par le Vénitien Jacopo de’ Barbari, qu’il avait peut-être rencontré à Venise en 1494 et qu’il fréquenta certainement lorsque celui-ci vint s’établir à Nuremberg en 1500. D’après ce texte, Jacopo lui aurait montré les figures d’un homme et d’une femme dessinées d’après un système de proportions, mais sans vouloir lui indiquer la méthode suivie. Comme « nous n’avons pas les livres d’Apelle, non plus ceux de Phidias, de Protogène et des autres », ainsi qu’il le déplore dans un autre projet de dédicace, il consulta le traité d’architecture de Vitruve, qui établit un rapport entre le corps humain et les proportions d’un édifice. Il adopta alors une méthode de construction par la règle et le compas dont il fait de la démonstration en 1504 dans une grande gravure sur cuivre, Adam et Ève. Le sujet biblique n’est qu’un prétexte pour montrer deux corps aux proportions non seulement justes, mais encore idéales.
• Le « Traité » et sa réception : Le Traité des proportions se compose de quatre livres. Dans le premier, Dürer indique la manière de construire des figures d’hommes et de femmes ayant de sept à dix têtes de hauteur ainsi qu’une figure d’enfant, des têtes, une main, un pied. Plus bref, le livre II traite du même objet avec une méthode différente. Dans le livre III, Dürer décrit le moyen permettant de faire varier les proportions d’une tête ou d’une figure et donne des exemples des déformations ainsi obtenues. Le livre IV concerne la méthode de représentation de la tête ou des membres placés en différentes positions, donc vus en raccourci, ce qui implique leur réduction à des formes géométriques.
• À la construction normative par la règle et le compas qui fixait les proportions idéales d’Adam et Ève, Dürer substitue une méthode descriptive fondée sur un système de divisions qui, certes, établissent des proportions entre les différentes parties du corps, mais des corps d’aspect très différent, depuis les plus trapus jusqu’aux plus allongés. Dans le livre III, de plus, le jeu des variations permet de modifier les proportions internes, par exemple le rapport entre le front, le nez et le menton. Si Dürer crée ainsi des visages qui annoncent les recherches de la physiognomonie et l’art des caricaturistes, son enseignement perd par contre toute utilité dans la mesure où il ne fait qu’apporter une confirmation géométrique à l’observation du réel dans son infinie diversité.
• Là ne réside pas la seule limite de son Traité. La complexité de ses constructions les rend en pratique à peu près inutilisables. Michel-Ange, de plus, remarquait que ses figures, plantées droit comme des pieux, n’étaient d’aucune utilité pour l’artiste qui devait les représenter en mouvement. C’était oublier l’enseignement du livre IV, mais la réduction des différentes parties du corps à des volumes géométriques pour les mettre en perspective obligeait à un effort de construction tel qu’aucun peintre ne pouvait s’ y résoudre.
• L’ouvrage, pourtant, fut traduit en latin dès 1532, puis en français, en espagnol, en néerlandais et en anglais, et les rééditions se multiplièrent jusqu’au XVIIe siècle. Au XIXe siècle, il connut un regain d’intérêt, mais purement historique, grâce aux spéculations sur les proportions du corps humain liées à l’enseignement académique, aux recherches archéologiques et aux progrès de l’anatomie.

Sur l’histoire de la dissection
• La leçon d'anatomie de Rembrandt est le tableau le plus souvent reproduit dans les ouvrages sur la médecine. Ce fait indique à lui seul l'importance, chèrement acquise, qu'a eue la dissection dans le développement de l'anatomie et par suite de la médecine. Pratiquée d'abord à Alexandrie, elle fut interdite par les Romains et, à quelques médecins près, négligée par les Grecs. C'est au début du XIVe siècle que l'anatomiste Mondino dei Luzzi osa disséquer le cadavre de deux femmes. Il publia un traité avec les dessins faits d'après nature. Au XVIe siècle, Vésale, et son disciple Fallope, continuèrent les travaux de leurs prédécesseurs. La dissection était alors encore considérée comme un sacrilège. C'est au XVIle siècle seulement qu'elle devint une pratique courante.

Fondation de l’anatomie moderne, 1543.
• Fidèle pendant des siècles aux écrits d’Hippocrate, Aristote et Galien, l’anatomie humaine devient véritablement scientifique entre les mains du médecin flamand André Vésale (1514-1564). Déçu par ses études de médecine à Paris et à Louvain, il part s’installer en Italie et devient en 1537 professeur de médecine chirurgicale à l’université de Padoue. Par la suite, il est nommé médecin de la cour de Charles Quint. Galéniste convaincu à son arrivée à Padoue, Vésale met peu à peu en évidence les erreurs des Anciens grâce aux dissections humaines qu’il effectue lui-même. Son De humani corporis fabrica libri septem (1543), imposant ouvrage illustré de quelque 270 planches anatomiques d’une grande beauté, est un vigoureux réquisitoire contre Galien. Déplorant surtout le mépris dans lequel les médecins de son temps tiennent la chirurgie et l’anatomie, Vésale encourage ses confrères à observer et à réfléchir par eux-mêmes plutôt que de s’en rapporter aux écrits des Anciens. Par là, il met fin à l’argument d’autorité

PEU A PEU ON ECONOMISE LE DETOUR PAR L’ANTIQUE GRÂCE A L’ANAT ET LA PHYSIO
• Finalement, si les modèles anciens sont louables (par exemple le Laocoon, cf. illustration), c’est qu’aux yeux des académiques ils actualisent un ordre parachevé de la nature. Peu à peu se fera jour aussi l’idée que le détour par l’antique (l’archéologie commence à distinguer dans l’antique même divers degrés) peut être économisé par une référence attentive à l’anatomie, et même à l’anatomie animée qu’est la physiologie.

Léonard de Vinci, Vésale, l’écorché
C’est dans l’œuvre de Léonard de Vinci que l’on voit se nouer avec éclat la liaison intime du savoir et de l’outil graphique. Dans un même regard, Léonard voit les anatomies artistique et spéculative. Tout ce qui chez lui est théorie aussitôt se convertit en procédé de représentation, dont le produit a lui-même une fécondité heuristique.
D’une dissection, il lui arrive de ne pas seulement donner une image neutre (qui est déjà un schéma opératoire), mais d’interpréter encore son opération, substituant, par exemple, aux dispositifs ostéomusculaires, des systèmes de cordes et de leviers ; ce par quoi il exprime mécaniquement des fonctions physiologiques. La figure anatomique naît alors de la rencontre de deux types de problèmes : statique et dynamique corporelles d’une part, expression graphique de l’autre. Entre l’art et la science, point de coupure chez lui, ce qui caractérise généralement le projet humaniste de la Renaissance, conciliatrice du logos et de la praxis.
Mais si riches qu’aient été les investigations de Léonard, elles furent pratiquement sans conséquence historique. Chercheur clandestin dont la problématique s’inscrit dans un univers volontiers ésotérique, ses œuvres demeurèrent trop longtemps inédites pour avoir quelque influence décisive sur l’aventure scientifique et poser, en définitive, d’autres difficultés que celles qui sont attachées à la définition correcte du précurseur.
Il faut attendre 1543 pour voir apparaître, avec Vésale, une œuvre majeure qui marque la première maturité de l’illustration anatomique. Alors concourt pour la première fois, dans un difficile équilibre, la fécondité épistémologique de l’instrument graphique et l’inévitable esthétisation de l’objet qui rend supportable la figuration de l’insupportable. C’est la théâtralisation de l’écorché qui en rend possible la vision avant que la science ne se pare elle-même de vertus esthétiques : Hume ne trouvant rien de plus beau qu’un œil disséqué ; Leibniz rappelant que « les ouvrages de Dieu sont infiniment plus beaux et mieux ordonnés qu’on ne croit communément » ; et Vicq d’Azyr, en 1786, proclamant la joie du savant qui reconstitue sous ses yeux l’ordre naturel : « Combien de fois, dans le cours de mes recherches, j’ai joui d’avance du plaisir de voir rangés en une même ligne tous les cerveaux qui dans la suite du règne animal semblent décroître comme l’industrie ! »
L’œuvre de Vésale marque une étape décisive de la science anatomique, en se détachant d’œuvres antérieures nées avec les formes de culture qui permettront le projet de la Fabrica. Préludant à cette œuvre maîtresse, quelques ouvrages médicaux sont composés avec des images. Il suffit de citer le Fasciculus medicinae attribué à J. Ketham, publié à Venise en 1491, où l’on trouve quelques belles xylographies, mais de médiocre valeur anatomique. En 1493, le Fasciculo di medicina, qui inclut l’Anathomia de Mondino de Liucci, donne, avec une image de femme éventrée, la première figuration d’une structure organique ouverte. Peu après, Magnus Hundt, dans son Anthropologium de hominis dignitate, natura et proprietate, publie une bonne représentation du système intestinal. Le Spiegel der Artzny de Laurentius Phrysen, paru en 1518 à Strasbourg, contient la figure d’un homme aux cavités thoraciques et abdominales ouvertes.
C’est dans l’édition de 1496 du Liber conciliator de Pietro d’Abano que l’on voit apparaître des écorchés partiels qui conservent les signes d’une vie indifférente aux mutilations : système qui dominera jusqu’à la déploration macabre du baroque et disparaîtra avec le ton de neutralité de l’illustration scientifique récente. Le parti est d’une extrême sobriété dans le Conciliator : deux hommes nus, unis de calme amitié, exhibant sans nulle mimique de douleur les plans découverts de l’abdomen. La théâtralisation est accentuée dans les Isagogae breves... in anatomiam humani corporis publiées par G. Berengario da Carpi à Bologne en 1521. L’écorché est présenté sur un fond de décor naturel, tenant la corde de sa suspension ; la posture est animée mais non pathétique. Le pathos sera introduit plus nettement par des gravures des trois livres du De dissectione humani corporis de Charles Estienne qui ne paraîtront qu’en 1545, bien que les planches aient été réalisées à partir de 1530. La singularité de ces images tient à ce que souvent les figures nues semblent empruntées directement à des grands maîtres (par exemple le Mars et Vénus gravé par Caraglio, d’après Perino del Vaga). En outre, les parties disséquées ont fait l’objet d’un traitement séparé, et l’on voit clairement la trace de l’insertion du bloc sur lequel sont gravés les viscères ouverts. Il faut encore citer, parmi les œuvres à peine antérieures à la Fabrica de Vésale, la Musculorum humani corporis picturata dissectio de G. B. Canano, qui se distingue parce qu’il figure pour la première fois les muscles selon leurs dispositions physiologiques correctes et ses vingt planches sont gravées sur cuivre, alors que Vésale conservera l’intermédiaire du bois. Les planches de l’ouvrage de Canano furent dessinées par Girolamo da Carpi, bon artiste qui avait travaillé sous Garofalo et Dosso Dossi. Le choix d’une collaboration artistique notoire et notable dénote chez Canano le même désir que fera triompher Vésale.
L’intérêt que manifeste Vésale pour l’instrument graphique apparaît, dès 1538, avec les figures schématiques des Tabulae anatomicae sex imprimées à Venise, mais qui seront bientôt imitées à Marburg, Augsbourg, Cologne, Francfort et Paris. Succès qui heurtait certainement les convictions de maîtres contemporains comme Sylvius, Fernel ou Günther d’Andernach : ils étaient en effet fanatiquement attachés à la parole comme beaucoup de savants du temps, pour qui la répétition des textes antiques récemment récupérés figurait le mode suprême de l’activité intellectuelle ; l’imagerie était alors pour beaucoup d’entre eux une forme subalterne de la communication, quand elle n’était pas le propre des charlatans. Les Tabulae et leurs contrefaçons, qui connurent beaucoup de succès auprès des étudiants, marquent une innovation radicale dans l’enseignement. Trois des planches représentent le système physiologique de Galien, auquel Vésale reste longtemps attaché (il avait réédité en 1538 les Institutiones anatomicarum secundum Galeni sententiam ad candidatos medicinae libri quatuor de J. Günther d’Andernach). Le projet des Tabulae est somptueusement développé dans les De humani corporis fabrica libri septem, publiés à Bâle en 1543 et réédités en 1555. L’ouvrage consacre une approche radicalement nouvelle de l’anatomie, dont le sens ne sera jamais remis en question. L’apport scientifique sera examiné plus loin. C’est l’usage de l’instrument graphique qui nous intéresse ici, et Vésale en donne la justification dans sa préface : « Pour que mon œuvre ne soit pas sans profit pour ceux qui sont privés de la vue directe, j’ai développé assez longuement les passages touchant au nombre, à la situation de chaque partie du corps humain, à leur forme, leur consistance, leur connexion avec les autres organes [...], et j’ai inséré dans le texte des images si fidèles qu’elles semblent placer un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature [...]. L’opinion de certains me vient à l’esprit, qui condamnent délibérément le fait de donner à voir aux étudiants des choses naturelles, des dessins, si excellents soient-ils, non seulement des plantes, mais aussi des parties du corps humain ; qu’il importe, en ces matières, d’apprendre non d’après des images mais par la dissection soigneuse et l’observation. Je me rangerais volontiers à leurs avis, si ces images très fidèles [...] avaient été faites dans le dessein d’encourager les étudiants à se contenter des planches et à s’éloigner de la dissection des corps. Mais la vérité n’est-elle pas plutôt [...] que j’exhorte les candidats à s’y livrer de leurs propres mains [...] ? » Et, après avoir réaffirmé la nécessité du contact opératoire direct avec l’objet naturel, il renchérit sur l’importance de la représentation graphique dont les avantages ont déjà été reconnus dans d’autres disciplines : « Il n’existe personne qui n’ait éprouvé, en géométrie et dans les autres disciplines mathématiques, combien les figures contribuent à l’intelligence de la doctrine. Ne placent-elles pas sous les yeux l’objet plus exactement que le discours le plus explicite ? »
L’instrument graphique éprouvé dans les sciences exactes et perfectionné dans les ateliers de la Renaissance, Vésale saura l’appliquer à l’analyse systématique des corps animés. Son objet, c’est la structure qu’il faut démêler et exhiber, en écartant le syncrétisme cher aux pansophistes du XVIe siècle. Par là, il engage décisivement l’avenir scientifique, en donnant à la « philosophie naturelle » un nouvel instrument de mémoire artificielle ; en outre, la soumission des structures vitales à l’instrument graphique facilitera le développement de conceptions iatro-mécaniciennes qui décrivent les organismes comme des mécanismes animés.
La Fabrica est un gros volume in-folio de 663 pages, qui contient plus de 300 figures sur bois dues à une ou plusieurs mains de grand talent. Leur attribution est controversée. La collaboration de Jan Stephan Van Kalcar, Hollandais établi à Venise, fait peu de doute. Dans le « proemio » de la première des Tabulae, Vésale rend hommage à « Joannes Stephanus, insignis nostri seculi pictor ». Et la mention « sumptibus Johannis Stephani Calcarensis » apparaît dans le colophon. Vasari, dans l’édition de 1568 des Vite, parle de onze grandes planches d’études anatomiques et de dessin gravées sur cuivre... ce qui n’éclaire pas la question ! On a récemment avancé que le grand Titien lui-même avait pu participer à l’ouvrage. Il a effectivement pratiqué la gravure sur bois de 1508 à 1568. A. Caro évoque au XVIe siècle des figures anatomiques du Titien ; Bonavera, au siècle suivant, lui attribue dix-sept planches anatomiques. Il y a dans la Fabrica des figures de myologie qui font irrésistiblement songer à la posture d’un saint Sébastien peint par le Titien, dans un polyptyque de 1522, qui est à Brescia. Mais là se limitent les indices, et l’on peut s’étonner que la participation présumée d’un si grand maître au chef-d’œuvre de Vésale n’ait pas été clairement louée par les contemporains.
Aussi est-on conduit à supposer que plusieurs mains ont contribué, dans le cercle du Titien, à donner les belles xylographies de la Fabrica où s’affirme brillamment un parti luministe en vogue dans la Venise du cinquecento : grâce à un jeu savant de tailles croisées, les valeurs sont expressivement rendues dans des contours menés avec beaucoup de sûreté. Certains auteurs comme W. M. Ivins Jr. ont d’ailleurs insisté sur l’importance décisive de la participation des artistes, en réduisant quelque peu le mérite de Vésale lui-même.
Quelles que soient les participations respectives, il faut rappeler les caractères fondamentaux de l’iconographie vésalienne.
Le système anatomique est exposé dans son entier, non par régions, mais par appareils. Ce parti aboutit à donner une image totale et « animée » de la structure (fabrica), en rapport avec les fonctions. Le choix d’attitudes singulières, d’où le pathos n’est pas banni, tout particulièrement dans le livre de myologie, ne répond pas seulement à un besoin d’esthétisation, attesté par ailleurs dans le décor des paysages ou dans le choix de modèles antiques pour supporter les figures de dissection ; c’est aussi en vue de mieux rendre les structures que le dessinateur a produit ces écorchés hallucinants, qui ont fait la célébrité de la Fabrica.
Parmi les traités postérieurs, beaucoup conserveront une iconographie pittoresque qui traduit bien, avec le sens diffus de la vie, la participation dominante des artistes dont les modèles assurent une vision graphique cohérente. Mais ces images anatomiques sont souvent « moralisées » par une armature allégorique ; les accumulations de viscères et d’organes sont alors l’objet d’une mise en scène qui rend compte de la destinée humaine et répond à l’« insolente fécondité de la mort baroque ». Toute une imagerie anatomique est insérée dans de savants traités, exprimant à la fois des structures dégagées au scalpel et une rhétorique pieuse. Comme si l’ouverture glorieuse, car savante, de notre royaume propre et l’exhibition de la société des organes devaient être balancées par le rappel de notre insécurité ! Au XVIIIe siècle cependant, l’illustration anatomique se développera avec d’autres techniques de gravure, et sur d’autres registres, soit que l’image tende au schéma technique avec une pente vers la régionalisation, soit que l’on multiplie les planches d’écorchés souriants, destinés à la curiosité des gens du monde.
Mais pour se rapprocher de la froide correction graphique des planches didactiques récentes, il faut attendre, au XIXe siècle, que l’anatomie soit institutionnellement coupée de l’enseignement de la physiologie, qu’elle renonce parfois à l’importation de ses concepts et qu’elle se fasse, sinon neutre, du moins résolument et uniquement descriptive.
Plusieurs artistes se sont adonnés personnellement à la dissection, plus particulièrement de grands maîtres italiens de la Renaissance, comme Pollaiuolo, Léonard, Michel-Ange et vraisemblablement Raphaël. Leur exemple fut peut-être suivi dans le cercle des Carrache avant de se perdre presque complètement. Et l’on est frappé de lire dans des notes autobiographiques de Sonia Delaunay qu’en 1903 et 1904 « elle allait aux cours d’anatomie artistique pour voir sur des cadavres la structure et les attaches des muscles » ; fréquentation non inutile, puisque « cette discipline l’a marquée pour toujours, en la forçant d’avoir une base constructive, ce qui donne plus de force à l’expression plastique et bannit le hasard, l’indécision et la facilité ». Mais la majorité des artistes se sont satisfaits de parfaire leur science de la myologie d’après des écorchés, ces modèles en plâtre de figures dépouillées de la peau, qui se répandent au XVIIIe siècle à des fins didactiques.
Leurs antécédents ne sont pas les représentations antiques de l’écorchement de Marsyas, encore moins les peintures médiévales de supplices, mais des statues du XVIe siècle. Les plus fameuses sont l’Écorché dansant de Baccio Bandinelli et le Saint Barthélemy exécuté par Masa d’Agrate, en 1562, pour le dôme de Milan. Cette dernière œuvre, tout au moins, n’avait pas de fonctions didactiques. Les « maniéristes » représentèrent avec une certaine complaisance des images d’écorchés qui répondaient à leur goût de l’insolite (que l’on songe aux gravures de Viret, actif à Fontainebleau vers 1536, qui fut sans doute influencé par les dessins de Rosso). Mais ce goût était inséparable, en France, d’une inclination au macabre qui transparaît dans la grande statuaire funéraire.
L’origine propre de l’écorché pédagogique doit être cherchée dans les modèles anatomiques de membres que l’on trouvait au XVe siècle dans des ateliers florentins, celui de Verrocchio notamment. Il est difficile de dater l’apparition des premiers écorchés spécialement destinés à l’enseignement. On sait que le grand anatomiste Volcher Coiter en possédait un vers 1575, et l’on conserve au Kunsthistorisches Museum de Vienne un écorché contemporain dû à W. Van des Broeck. Dans son adaptation de Philostrate, en 1579, Blaise de Vigenère parle de trois figures en cire noire, l’une montrant « l’homme vif », l’autre « comme s’il estoit écorché, les muscles, nerfs, veines, artères et fibres », la troisième « figurant le squelette ». À Pise, en 1594, Pierre Francheville se fit remarquer par un modèle anatomique démontable où, selon Baldinucci, on pouvait successivement découvrir la carnagione, le corpo scorticato et la nuda ossatura (sans doute s’agissait-il d’un objet de curiosité plutôt que d’un matériel proprement pédagogique). Le premier grand écorché didactique, on le doit à Bouchardon qui fit une statue aussi grande que les atlantes d’Ercole Lelli pour la chaire de l’Archigymnase de Bologne (1734). Cependant, les écorchés de Houdon(« au bras tendu », 1767, « au bras levé », 1790) constitueront le type de l’écorché multiplié dans les écoles et les ateliers. Il exhibe assez correctement l’agencement ostéomusculaire de la machine corporelle dont Flaxman écrit dans ses Lectures on Sculpture qu’« elle doit être comprise avant d’être imitée ».
La valeur didactique accordée aux écorchés répond à un savant endoctrinement de type académique. Celui-ci rencontra néanmoins quelques oppositions ; Bellori dans sa Vita di Carlo Maratta, publiée à Rome en 1732, reproche aux artistes de trop rechercher le nu sous la peau, et Diderot appréhende que l’écorché « ne reste perpétuellement dans l’imagination, que l’artiste n’en devienne entêté de se montrer savant [...] qu’on ne le retrouve jusque dans les figures de femmes ». Sagace avertissement sur l’inévitable attraction que créent les modèles.
Cependant, c’est, avec le souci de l’action humaine idéale, l’encyclopédie d’une bonne organisation qui, dans la tradition académique mûrie, doit déterminer l’œil des artistes. Cette science anatomique, avec tout son attirail pédagogique de plâtre et d’estampes, ils la reçoivent en partage ; l’espérance de perfectionner la nature est leur horizon qui touche au ciel d’une archéologie idéalisée, celle des exemplaria graeca où les statues s’immortalisent « par la grâce de leurs mouvements et la vie dont elles paraissent animées » (E. David).
Le tribut que l’artiste doit payer à la « philosophie naturelle », les théories du XVIIIe siècle le lui rappellent avec insistance. C’est, par exemple, Dandré-Bardon qui réclame du peintre « les connaissances de la disposition et de la forme des os, de l’origine de l’insertion et de l’office des muscles », sans quoi « on ne saurait donner à chaque objet animé le caractère qui lui convient, selon ses divers mouvements et sa constitution particulière ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’imiter un modèle idéal, mais bien de savoir pour pouvoir rendre compte véridiquement d’organisations singulières dont « on ne peut exprimer la différence que par le juste développement des ressorts secrets et variés dont la Nature est composée ». Près de trois siècles après Léonard et Dürer, l’artiste se voit invité à constituer une physiologie en images. Déjà en 1567, Vincenzio Danti, dans son Trattato delle perfette proporzioni, réclamait du peintre qu’il décelât dans le corps imité « l’intenzione della natura » ; cette intention se manifeste par « la beauté qui se voit et resplendit dans les membres et les autres choses aptes à atteindre leur fin ». L’artiste, deux siècles plus tard, est toujours invité à se livrer à « l’étude la plus assidue des lois de la nature », comme l’écrivent, en 1779, Goiffon et Vincent dans leur Mémoire artificielle des principes relatifs à la fidèle représentation des animaux : « Le système de la machine » corporelle doit être médité, autant dire les fonctions. Dans le prolongement de la pensée de Hume s’impose l’ancienne théorie fonctionnaliste de la beauté naissant d’un accord de la forme et de la fonction.
Selon les termes mêmes des auteurs de la Mémoire artificielle, « c’est dans cette forme de ressort, la plus convenable mécaniquement parlant aux fonctions, que réside la vraie beauté corporelle ». Et l’on ne s’étonnera pas de voir en 1797 Goethe, dans ses notes Sur le Laocoon, affirmer que « les œuvres d’art les plus éminentes que nous connaissions nous montrent des natures vivantes d’une organisation supérieure. On attend avant tout la connaissance du corps humain dans ses parties, ses masses, ses destinations intérieures et extérieures, ses formes et ses mouvements en général ».

Mannequins, modèles et académisme
Les modèles schématiques s’apparentent par ailleurs à l’usage des mannequins, qui se développe à partir du XVIe siècle.
Jan Steen et Vermeer sont parmi les plus connus des artistes qui usèrent assez volontiers de cet auxiliaire. Ils ne furent pas les seuls et l’on peut encore citer, parmi bien d’autres, P. Aertsen, P. Codde, G. Dou, P. de Hooghe, G. Metsu, C. Netscher, P. Slingelandt, G. Terborch, E. de Witte. Il semble bien qu’il faille aussi compter parmi les initiateurs de cette pratique des artistes aussi fameux que Ghirlandaio, Fra Bartolomeo et Dürer. Ces maîtres surent cependant corriger la raideur d’attitude du mannequin articulé au moyen d’études dessinées sur le modèle vivant. L’artifice saute aux yeux dans les autres cas ; l’impression de vie fait très souvent défaut, les regards, tout particulièrement, ne semblent pas se répondre et la séduction du moment scénique manque cruellement.
On a pu retrouver dans l’attirail fossile des ateliers un certain nombre de ces anciens mannequins articulés : la plupart ont quelque vingt-cinq centimètres de haut, d’autres le double ; il y a lieu de penser qu’on en utilisa de grandeur nature. Le prix et la solidité de ces modèles articulés firent qu’ils servirent souvent à plusieurs générations de peintres. C’est pourquoi des mannequins anciens de proportions maniéristes, aux membres allongés et terminés en pointe, firent survivre en plein XVIIIe siècle des types corporels bien antérieurs. L’emploi de ces personnages ne pouvait, de toute façon, avoir de sens que dans des recherches préliminaires d’attitudes ou pour des études de draperies. Leur existence est bien représentative de la dégénérescence du travail d’atelier où la division des tâches se substitue au feu du génie.
Aujourd’hui, le mannequin articulé est sorti de l’atelier. Il peuple les vitrines et célèbre les accordailles du textile et du profit. Son statut d’automate arrêté valorise l’étoffe qui le vêt. Il est remarquable qu’on accorde la même dénomination aux êtres animés chargés de représenter le type souverain de beauté proposé à la foule hétérogène. Distant et impératif, le mannequin incarne une image culturelle qui réunit les thèmes de l’efficacité aux motifs d’un sur-moi exotique. Simple anatomie ambulante, plus ou moins vêtue, le mannequin, dans sa béatitude ordonnée, offre la panoplie de l’intégration culturelle de l’individu à l’univers de la série industrielle.
Les cahiers de modèles ne nous démontrent pas seulement la pédagogie des arts du dessin ; ils nous dévoilent aussi des types idéaux de la perfection plastique qui se sont imposés avec plus ou moins de faveur aux époques et dans les pays qui les acceptèrent. Au même titre, sinon davantage, que des œuvres insignes, ce sont des manifestes culturels de l’état technique et économique de la société où ils apparaissent.
Les techniques de gravure et d’impression ont multiplié les carnets de modèles et en ont assuré la survie. D’après Gombrich, celui de Vogthers, publié à Strasbourg en 1538, mais maintes fois réédité, serait le plus ancien des recueils imprimés. On y voit quantité d’échantillons de têtes entières et de membres destinés, aux dires mêmes de l’auteur, à nourrir l’inspiration d’artistes qui ne peuvent voyager et admirer au loin les œuvres fameuses. C’est un répertoire d’idées graphiques, marquées certes de la griffe de l’auteur, et une série de vues de parties du corps sous différents angles. Mais ce n’est point à proprement parler une méthode progressive pour former la main des débutants.
Il faut, semble-t-il, attendre le recueil de Fialetti, publié à Venise en 1608, pour voir un manuel où les difficultés de la pratique sont décomposées et graduées. Les diverses parties du corps y sont analysées graphiquement. L’œil, par quoi commenceront la plupart des cahiers de modèles, est ainsi figuré en une dizaine d’étapes, par additions successives de linéaments à une première ligne qui détermine le bord inférieur de la paupière supérieure. Ainsi est créé un type de pédagogie par l’image, fondée sur la décomposition réglée de gestes de l’artiste. L’inspiration en vient sans doute d’Augustin Carrache, le fondateur d’une solide tradition académique. À ses élèves, il proposait des exercices gradués où le talent culminait dans la figuration de l’oreille. La difficulté de représenter les courbures complexes du pavillon justifiait que l’on en donnât des images graphiques satisfaisantes qui, elles, étaient souvent substituées au modèle vivant ou sculpté. Cette médiation de l’image est parfaitement systématisée dans le recueil de Van de Passe, qui propose aux dessinateurs des diagrammes schématiques, et celui de l’oreille notamment ; il dirige la main dans la mise en place de valeurs qui procurent l’illusion des volumes.
Désormais, ce n’est point tant le naturel qui est proposé aux dessinateurs que des images d’une nature préalablement élaborée par des maîtres. Cette tradition sera perfectionnée par le développement d’un genre difficile, celui de la figure académique, dont les grands artistes florentins du quattrocento avaient donné les premières expressions achevées. Des générations de dessinateurs s’appliqueront patiemment à cet exercice, qu’illustrent bientôt des recueils spéciaux où cristallise une vision conventionnelle du naturel organique.
Des théories de la figure académique seront formulées qui, toutes, définissent une idéalité naturelle fondée sur des interprétations savantes de la structure corporelle, et plus généralement sur la connaissance de l’anatomie. Les maîtres florentins de l’aurore de la Renaissance avaient étudié la nature corporelle avec une exquise attention. Mais le maniérisme, après Michel-Ange, avait consisté, pour une bonne part, à violenter les proportions naturelles, à leur imprimer un caractère expressif tout artificiel qui, en passant les Alpes, allait donner ses traits à l’école de Fontainebleau.
Mais viendra le moment où cette sévère discipline cessera de peser sur le curriculum studiorum des artistes. Si le talent n’échappe pas au règlement académique, l’invention du moins s’en détache, avec la moderne emphase mise sur la subjectivité du créateur, qui enchérit sur les débats de la Renaissance. Le tempérament revendique contre la tradition et contre l’esprit de système. Du jour où les peintres préféreront l’expression de l’espace aérien, tourneront leur attention vers des réverbérations ou figureront le naturel « non comme ils le voient, mais comme ils le pensent » (d’une pensée non académique et théorisée, mais libre jusqu’au délire), la patience académique perdra un peu de son sens, tout en conservant sa valeur dans l’éducation de l’œil et de la main. Ce qui désormais est imposé à la matière, ce n’est plus tant le modèle que procure ce savoir bien codifié mais la vision que se donnent des tempéraments individuels jetés dans un monde contesté. Une fois relevé le défi de détruire les exacts simulacres de l’univers naturel, les artistes renoncent à partager une commune intelligibilité du monde et éprouvent leur solitude en croyant pouvoir informer le destin de l’homme.

Sur les relations entre art et artistes
• Plotin déclarait que « les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ». On peut comprendre ainsi comment Henry Moore qui n’a pas pourtant pas pu voir de ribosomes a su percevoir leur forme.
• « Si l’art académique a lié son sort aux progrès de l’anatomie, celle-ci, en retour, est grandement tributaire de la représentation graphique. C’est à elle que les anatomistes ont dû, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, de pouvoir constituer non point tant un répertoire de formes organiques qu’un classement (au double sens de mise en ordre et de mémoire) des relations entre les parties des corps. Et ce classement enchérit en valeur pédagogique dès lors que les techniques de gravure et d’impression ont permis de multiplier des planches conformes : progrès révolutionnaire aux innombrables conséquences puisque, de la sorte, furent transmis et diffusés, sans altération, un savoir technique, une codification de types naturels et des théories de la structure organique. » (Encyclopaedia Universalis : s’en inspirer sans citer mot à mot)
• Le rôle des artistes a été déterminant dans l’histoire de l’anatomie ; la raison en est qu’ils s’efforcèrent de donner une expression graphique cohérente des volumes, soit par le rendu perspectif, soit par des projections réglées. Ce sont les progrès des arts du dessin qui permirent, pour une grande part, de rendre compte de l’agencement des organes et de méditer sur leur société. La détermination des structures se trouve favorisée, en raison des perfectionnements de l’instrument graphique ; achevés dans l’illustration technique au XIXe siècle, ils communiquent à l’enquête de l’anatomiste des désirs accrus de précision et des habitudes de discrimination plus aiguë » (Encyclopaedia Universalis : s’en inspirer sans citer mot à mot)
• Depuis l'Antiquité, la reproduction du nu était frappé d'interdit. Mais la Renaissance v révéler l'esthétique et la vérité du corps humain, lui redonner sa valeur et sa place dan l'oeuvre d'art. D'où l'intérêt que les artistes de cette époque vont porter à l'anatomie devenant ainsi les collaborateurs géniaux des savants. En 1537, Vésale confie à son compatriote Calcar, élève de Titien, le soin d'illustrer la "Fabrica", ce qu'il fera remarquablement, contribuant ainsi largement à la diffusion et renommée de l'ouvrage. Michel-Ange travaillera pour Colombo, dont Véronèse dessinera les frontispices de ses Traités, comme ceux de Vésale; le Primative, pour la "Chirurgia" du Guidi en 1544 exécutera de splendides dessins. Biens d'autres encore, Dürer, Titien, le Tintoret, Holbein, se penchèrent sur ce sujet.
• Léonard de Vinci, scientifique et artiste, aussi génial dans le maniement du scalpel que de la plume, s'intéressa à l'anatomie descriptive mais aussi fonctionnelle ; aucun anatomiste de l'époque ne peut lui disputer le record d'avoir obtenu jusqu'à trente cadavres à disséquer par l'autorisation spéciale de Jules II que Léon X annulera par la suite.
• Le musée Fragonard recèle de nombreuses pièces anatomiques décrivant l’ensemble des appareils constituant le corps vivant ainsi que des spécimens d’animaux monstrueux. Mais le musée Fragonard est également le détenteur des célèbres écorchés de Fragonard, cousin du peintre et premier professeur d’anatomie à l’Ecole d’Alfort en 1766. Ces écorchés sont un compromis entre la science anatomique et la volonté artistique de montrer le corps sous un autre jour. Ecorchés. Art à mi-chemin entre le conflit moral et le sublime, les Écorchés sont des modèles humains et animaux véritables, présentés dans des mises en scènes surréelles. Dépourvus de toute leur peau, ils sont déshydratés, puis les veines et muscles sont injectés de cire liquide. Fragonard présente un cavalier à cheval, un homme au regard transpercant, une rangée de foetus humains dansants... Difficile, même à notre époque où rien ne choque, de faire abstraction du fait que ce sont de véritables cadavres qui nous renvoient notre reflet à travers la vitre.

Sur Vésale
• Georges Canguilhem sur Vésale : Par la plume de Georges Canguilhem, l'épistémologie résiste à cette tentation romantique du recours au précurseur à laquelle succombent les historiens qui veulent voir en Vésale le Copernic de l'anatomie. Restant plus circonspect quant à l'apport scientifique de la Fabrica, Canguilhem n'en souligne pas moins chez Vésale une élévation de l'œil et de la main à la dignité d'instruments d'enseignement et de connaissance qui transforment le " concept traditionnel de science par la subordination de l'explication à la preuve, de l'intelligible au vérifiable ". C'est au titre de cette nouvelle structuration de la vision de l'homme et du monde qu'il considère ce traité comme un incontestable " monument de notre culture ".
• On peut mettre en parallèle les planches de Vésale et les taches de Rorschach : c’est l’œuvre d’un artiste qui nous renseigne sur nos profondeurs cachées.

Sur les Anthropométries d’Yves Klein :
• Des premiers monochromes du début des années cinquante, qui manifestent la sensibilité à l’état pur, aux "peintures de feu" de la dernière année de sa vie où l’un des quatre éléments s’exprime sous la direction de l’artiste, c’est le cosmos qui devient visible. La réduction des couleurs au bleu breveté par Klein fait jouer à la matière picturale le rôle de l’air, du vide, duquel, pour Yves Klein, naissent la force de l’esprit et l’imagination. Enfin, la "technique des pinceaux vivants", ou "anthropométrie", revient à laisser au corps humain le soin de faire le tableau, mettant ainsi l’artiste en retrait. Anthropométrie de l’époque bleue - Yves Klein (1960) Pigment pur et résine synthétique sur papier monté sur toile, 155 x 281 "Anthropométrie" est le terme inventé par Pierre Restany (anthropo, du grec anthropos : homme, et métrie : mesure) pour nommer ce que Klein désignait comme "la technique des pinceaux vivants". Et c’est bien une mesure du vivant que l’artiste veut communiquer et met au point en 1960.
• Les Anthropométries sont le résultat de performances réalisées en public avec des modèles dont les corps enduits de peinture viennent s’appliquer sur le support pictural. Avec cette technique, Klein propose un retour à la figure, mais dans un espace pictural où l’illusion de la troisième dimension disparaît au profit d’une peinture qu’il appelle "première", où se confondent sujet, objet et médium, et qui est la trace littérale d’une présence du modèle sur le tableau.
• Cette technique par contact est à rapprocher de celles des Cosmogonies, des Moulages (effectués sur la végétation ou les corps) et des photographies réalisés par Klein entre 1960 et 1962 : "Le tableau n’est que le témoin, la plaque sensible qui a vu ce qui s’est passé. La couleur à l’état chimique, que tous les peintres emploient, est le meilleur médium capable d’être impressionné par l’événement".

ENSEIGNEMENT DE L’ART
• Remarquer que si l’on enseigne toujours l’anatomie artistique aujourd’hui, on n’enseigne probablement pas le microscopique.
• Tant que les peintres et les sculpteurs appartenaient à la catégorie des « arts mécaniques », leur formation ne différait pas de celle des artisans. Elle reposait sur la reconduction des savoirs techniques et des savoir-faire, sur une qualification manuelle et une expérience professionnelle. À partir de la Renaissance, lorsque le pouvoir politique vient à se distinguer du pouvoir religieux, le statut social de l’artiste change et sa formation tend à devenir autonome. Par son désir d’accéder à la catégorie des « arts libéraux », il s’impose de nouvelles exigences en matière de connaissances, plus détachées de la pratique, plus spéculatives.
• De l’apprentissage à l’enseignement de l’art : On a souvent insisté sur la coupure entre les deux étapes historiques de la formation artistique, l’une subordonnée aux exigences de la pratique artisanale, fondées sur la transmission d’un héritage technique, l’autre, élaborée par les artistes eux-mêmes, pour revendiquer un statut identique à celui des poètes et des mathématiciens. C’est dans l’atelier – lieu de l’apprentissage – que s’effectue cette reconversion ; c’est là qu’intellectuels et artistes se retrouvent dans la confrontation des œuvres et que s’ébauche une théorie de l’art. Les traités de l’époque témoignent d’une évolution du discours artistique qui cherche à élever le niveau de réflexion pour accéder aux arts libéraux. Les intentions littéraires dans la peinture se font plus appuyées, les découvertes de la perspective la rapprochent de la géométrie, la connaissance médicale du corps rejoint l’anatomie, etc. Vers 1500, et sans doute dans l’atelier de Botticelli, se concrétise la transformation du centre d’apprentissage en lieu d’enseignement, sous la forme de cénacles. L’artiste prend conscience de sa valeur ; cultivé, il devient collectionneur et fréquente les galeries d’antiques des princes.
• Imposer la dignité de l’art de peindre ou de sculpter et l’élever au rang des arts libéraux. Cette valorisation devait s’accompagner du refus de se compromettre dans l’industrie et le commerce de l’art (l’artisan ayant le droit de tenir boutique), de la radicalisation des antinomies – la main opposée à l’esprit, le pinceau ou le ciseau au crayon, la matière à la forme, l’accidentel au substantiel, le cœur à la raison, la beauté à la grâce, etc. – et de la distinction de disciplines comme la perspective, l’anatomie (enseignée par un chirurgien) ou l’histoire, susceptibles de détacher la pratique artistique des arts mécaniques.
• Le début du XIXe siècle est également marqué par une restructuration des institutions sur le schéma militaire ; l’enseignement artistique n’y échappe pas. Les études, à l’époque de David, sont orientées vers les thèmes qui exaltent le culte du héros – empruntés à L’Iliade ou aux textes de Tacite et de Plutarque – et font de l’œuvre une exhortation. Ils sont exprimés techniquement par un dessin au trait, proche de la gravure, rehaussé d’un lavis figurant une lumière rasante. L’anatomie, l’étude du visage et des étoffes constituent la base de l’enseignement officiel. On dispense des cours d’histoire de l’art, d’esthétique, d’archéologie, d’anatomie, de perspective, de mathématiques élémentaires, de géométrie descriptive, de géologie, de physique et de chimie.

SUR HENRY MOORE
• Jean Arp et Henry Moore sont les principaux représentants de la sculpture biomorphe.
• Jean Arp : « Nous ne voulons pas imiter la nature… nous voulons donner forme comme la plante donne forme à son fruit, et non pas reproduire. »
• H. Moore : « Ce qui m’intéresse le plus profondément, c’est la figure humaine, mais j’ai découvert les lois de la forme et du rythme lors de mon étude des configurations naturelles telles que les graviers, les rochers, les os, les arbres et les plantes. »
• La sculpture biomorphe s’ouvre aux analogies des lois de la croissance.
• Origines de la sculpture biomorphe :
o Liquéfaction des formes chez Rodin
o Morphologie végétale de l’art nouveau

> La plastination : le corps anatomique comme art post-moderne

Dans les années cinquante, alors que les matériaux synthétiques venaient de faire leur apparition, les gens étaient en admiration devant le réalisme des tulipes en plastique. Ces fausses fleurs qui ne se fanaient pas et dont chacune semblait l'air parfaite charmaient lesconsommateurs. Quand j'achète un bouquet de tulipes aujourd'hui, je suis frappé par leur ressemblance avec celles en plastique. Les fameuses tulipes hollandaises ne sont plus exclusivement un produit de la nature, leur culture dépend de traitements chimiques et de moyens biotechnologiques. Leurs qualités sont évidentes : elles restent fraîches plus longtemps et ont toutes une taille, une couleur et une forme standard. Alors qu'auparavant, on souhaitait à ce que l'objet ait l'air de la vraie tulipe, aujourd'hui, il doit ressembler à une perfection de la nature. L'imitation plastique d'un objet organique ne nous satisfait pas plus que des produits imparfaits de la nature. De sorte que nous bricolons les fleurs et les traitons avec des produits chimiques et d'autres techniques pour qu'elles répondent à nos critères esthétiques. En d'autres termes, la tulipe d'aujourd'hui est devenue un objet composé, un amalgame de substances organiques, de normes culturelles et de manipulations technologiques.

Cette nouvelle tendance à l'amélioration au lieu de l'imitation des substances naturelles concerne également le corps humain. Les dentistes qui, dans les années soixante, n'y regardaient pas à deux fois avant d'arracher une dent et de la remplacer par un dentier font aujourd'hui leur possible afin de la conserver. Ils ont à leur disposition une panoplie impressionnante d'instruments et de matériaux plastiques pour blanchir les dents et les rendre semblables à celles des top modèles de magazines, d'ailleurs retouchées par ordinateur. Dans un registre analogue, notre aspect physique peut être amélioré grâce à la chirurgie esthétique, aux stéroïdes anabolisants et, bientôt sans doute, à la thérapie génique. L'expression " seins naturels en silicone " n'est plus un oxymoron mais le signe d'une réalité où les corps féminins sont redessinés en fonction de normes culturelles grâce à des technologies de pointe. La préférence pour un corps manipulable s'inscrit parfaitement bien dans une culture matérialiste et technologique remplaçant l'imitation par la modification. Tout comme la tulipe, le corps est devenu un mélange de matière organique et d'artifices.

Cela dit, rien de surprenant qu'il en aille de même pour les cadavres. Ces vingt dernières années, Gunther von Hagens, un anatomiste allemand d'Heidelberg, a développé une technique de conservation des corps qu'il appelle " plastination ". Il s'agit d'une série de traitements chimiques spécifiques du corps. Celui-ci est ensuite sculpté par la main et le scalpel de l'anatomiste. L'objet qui en résulte évoque à la fois une momie ouverte, un corps écorché et une sculpture artistique. Von Hagens appelle sa collection de cadavres : " art anatomique ", qu'il définit comme " la représentation esthétique et éducative de l'intérieur du corps ". À la suite de sa première présentation publique au Japon, cettecollection Les mondes du corps (Körpenwelten), fut exposée en Allemagne à Mannheim en 1997-1998, et en Autriche à Vienne en 1999. L'exposition allemande dura quatre mois et accueillit plus d'un million de visiteurs, chiffre exorbitant pour une exposition qualifiée de scientifique. Celle de Vienne dut rester ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, afin de recevoir tous les visiteurs. Même les expositions de peintres célèbres dans les grands musées d'art n'en attirent pas autant.

Qu'est-ce qui rend la plastination aussi fascinante ? Pourquoi cet énorme succès ? Il semble normal que dans une société de plus en plus médicalisée, l'intérêt pour le corps humain croisse proportionnellement à la découverte de ses facettes cachées. Or certains musées anatomico-pathologiques européens ont rendu possible l'exploration de l'intérieur du corps humain sans remporter le même succès. L'un de ses facteurs fut sans doute le débat dans les médias allemands concernant l'éthique d'une telle exposition. Journaux et télévision s'interrogèrent sur la légitimité d'une exhibition de cadavres humains et sur ses objectifs. Ceux-ci étaient-ils scientifiques ou s'agissait-il de mettre en scène des objets d'art ? Certains journalistes allèrent même jusqu'à suggérer que cette exposition pouvait être acceptable dans d'autres pays, mais que l'Allemagne devait s'en abstenir à cause de son passé d'expériences médicales douteuses sur des corps vivants et défunts au cours de l'ère nazie. S'il est indéniable que cette attention médiatique augmente le nombre de visiteurs à Mannheim, cela n'explique que partiellement cet immense succès.

La tradition historique des corps et des mannequins en anatomie
Tout au long de l'histoire des pratiques de l'anatomie, les anatomistes ont essayé de réconcilier les exigences contradictoires d'authenticité et de didactique dans leur enseignement du savoir médical. D'une part, des corps anatomiques de chair réelle afin que leur dissection enseigne aux futurs médecins la complexité organique du corps vivant. De l'autre, travailler sur des cadavres présente certaines difficultés : difficile de montrer certains aspects physiologiques tels que la circulation sanguine ou le réseau complexe des tissus musculaires. En outre, pour que les étudiants conceptualisent les structures anatomiques, les cadavres humains devaient également être malléables. Depuis le début de la Renaissance, des mannequins, étaient destinés à montrer les différentes parties ou caractéristiques du corps humain et à servir d'outil d'enseignement. Ils permettent une accentuation disproportionnée de certains éléments physiologiques afin de souligner des connaissances anatomiques particulières. L'un de leurs invénients est de ne pas donner aux étudiants un sens de la texture organique. De Vésale à von Hagens, les anatomistes ont été tiraillés entre la volonté de conserver l'authenticité des corps et les avantages éducatifs des mannequins. Au début de la Renaissance, observer un anatomiste opérant une dissection était le seul moyen pour les futurs médecins et artistes d'acquérir le sens de l'intérieur du corps humain. Quand l'anatomiste belge Andrea Vésale à Bologne ou ses collègues Jacobus Sylvius de Paris, et plus tard, Nicolas Tulp à Amsterdam, faisaient des dissections publiques, ni leurs étudiants ni les spectateurs n'étaient autorisés à toucher les corps. Les cadavres étaient sujets à une décomposition rapide si bien que les dissections devaient être effectuées rapidement et par des experts. Ainsi que l'écrit avec pertinence Jonathan Sawday, Vésale (1514-1564) tout en démontrant la complexité du corps, mit en lumière les " profondeurs de la réalité physiologique ". Le réalisme des cadavres étendus nus sur la table de dissection et la connaissance de leur passé criminel constituaient un spectacle fascinant pour un large public qui payait d'un substantiel droit d'entrée l'assistance à ces leçons d'anatomie.

La nécessité de conserver les corps plusieurs jours durant, ainsi que le désir de mettre en valeur des caractéristiques physiologiques spécifiques stimula l'invention de meilleurs modes de conservation. Du début du XIIe au XVIe siècle, expérimentées de nombreuses techniques d'embaumement et de conservation furent. L'anatomiste hollandais Frederick Ruysch (1658-1731), successeur de l'illustre Tulp, développa des modes de conservation et de présentation des corps sans précédent. Il faisait une injection intraveineuse de talc, suif, cinabre, huile de lavande et pigments de couleur, dont la formule exacte demeura secrète. Le corps se conservait plus longtemps et le remplacement du sang par un conservateur rendait la dissection moins salissante. La technique de Ruysch non seulement améliora les conditions matérielles de la dissection, mais rendit possible l'émergence d'un nouveau type d'artéfact anatomique : elle fit du cadavre une œuvre d'art plus qu'un objet scientifique.
Ludmilla Jordanova insiste sur le fait que les exigences contradictoires d'authenticité et de didactique apparurent de façon répétée à travers l'histoire des artéfacts anatomiques. Après la Renaissance, la formation médicale entendit de plus en plus permettre aux étudiants de s'exercer concrètement sur des corps anatomiques. La demande croissante de cadavres, combinée à l'émergence de lois plus strictes sur leur obtention, força les anatomistes à leur chercher des substituts. Si aux XVIIe et XVIIIe siècles, le manque de cadavres conduisit à la création de faux corps, ils furent soumis aux mêmes normes d'exactitude, de durabilité et de flexibilité technique. Le développement de mannequins en cire, fabriqués pour répondre à ces exigences éducatives, fut une alternative non dénuée d'avantages. La cire d'abeille avait l'intérêt à la fois de ressembler à la texture organique et d'être malléable. Des morceaux pouvaient être ôtés du mannequin de cire afin que l'étudiant observe la complexité organique ou s'exerce manuellement à en retirer certaines parties ou certains organes. Entre 1750 et la fin du siècle, certains sculpteurs de Bologne, comme Lelli et Morandi, et les maîtres florentins Caldani, Fontana et Piranèse élevèrent la sculpture de la cire au statut d'art, commencèrent à recevoir des commandes de mécènes royaux, tandis que leurs mannequins étaient achetés par des collectionneurs privés. Ces mannequins passèrent ainsi du cadre de la formation clinique aux collections privées et, par la suite, aux musées où l'on peut encore les admirer de nos jours. Après la cire, on utilisa plusieurs autres substances pour la fabrication des mannequins.

L'invention de nouvelles techniques chimiques, et en particulier l'utilisation du formaldéhyde au XIXe siècle, permit aux anatomistes d'accroître la durée de conservation des cadavres et aux étudiants de prendre part à de véritables dissections. Elles n'étaient plus ouvertes au public, mais avaient lieu en huis clos dans les laboratoires des hôpitaux. On retrouve l'exigence hybride de la recherche de la pédagogie et de l'authenticité dans les différents modes de présentation des corps, en particulier avec les morceaux mis dans des bocaux avec du formaldéhyde. Contrairement à la présentation embellie, telle que la collection de Ruysch, l'exposition d'organes dans des bocaux de verre au XIXe siècle tend à indiquer une préférence pour une présentation brute, sans fioritures. Les organes génitaux atteints de maladies sexuelles ou les foies dégénérés par l'alcool avaient clairement une fonction pédagogique double. Ils familiarisaient les médecins avec l'aspect normal et anormal de l'anatomie humaine mais ils avaient aussi pour rôle essentiel d'enseigner à l'homme de la rue les lois de la conduite morale. Le XIXe siècle est caractérisé par un mélange de valeurs éducatives, d'authenticité et de moralisme qui subsiste dans les musées d'anatomie de nos jours.

Au début du XXe siècle, s'opère une transition, les organes individuels font place à des corps entiers, les organes en bocaux de verre à des spécimens traités avec des produits chimiques translucides comme le plastique. L'un des mannequins les plus célèbres en Allemagne, appelé " l'homme transparent ", fut exposé pour la première fois en 1911, à l'exposition hygiénique de Dresde, puis transporté aux Expositions universelles de Paris, Chicago et Berlin, avant de finir au musée allemand de l'Hygiène. L'homme transparent, bientôt accompagné de son équivalent féminin, était fait d'un véritable squelette humain, empli de faux organes internes récupérés sur des mannequins de cire et protégés par une fine couche de celluloïd. Le plus frappant chez cet homme transparent n'était pas qu'il fût debout, mais sa posture : bras tendus, paumes ouvertes, regard tourné vers le ciel. Il offre au spectateur une image divine de super-humain, regardant seulement Dieu. En 1926, Frank Tschakert, conservateur du musée, appliqua par-dessus une couche de cellon, sorte d'ancêtre du plastique, ce qui lui donna son aspect translucide. Notons que l'homme transparent devint un symbole du mouvement eugéniste et fut envoyé aux États-Unis pour l'exposition intitulée " Les eugénistes de la nouvelle Allemagne ". Ce mannequin vitreux semblait avoir été créé pour en finir avec la corporalité et son association à la souillure. Après la seconde guerre mondiale, des copies du couple transparent firent leur apparition à Moscou, dont l'une en guise de cadeau d'anniversaire de l'Allemagne de l'Est à Staline. En Union soviétique, les mannequins furent perçus comme la victoire de la science sur l'imperfection de l'individualité - le corps devenu organisme bien ordonné dont la médecine avait parfaitement le contrôle. Rétrospectivement, l'homme transparent constitue plutôt qu'un objet anatomique, ayant pour fonction de vulgariser le savoir en anatomie, un vestige de l'histoire allemande teinté d'idéologie national-socialiste et par la suite, stalinien.

La tradition de la fabrication de mannequins anatomiques, héritée de la Renaissance, est fondamentale pour la compréhension du succès obtenu par Les mondes du corps et de la controverse qui en résulta. La technique de la plastination est censée à la fois perpétuer et améliorer des traditions anciennes. Quand il déclare que " les corps plastinés ne sont parfaits que si l'authenticité de leur représentation va de pair avec leur fonction éducative ", Von Hagens exprime, à nouveau, la tension entre désir d'authenticité et volonté d'instruire qui définit la fabrication des mannequins anatomiques depuis le début du XVIe siècle. La plastination, aux yeux de son inventeur, combine les qualités d'un corps réel aux avantages des mannequins. Pour lui, l'authenticité et la valeur didactique, la matérialité organique et la plasticité pédagogique ne sont pas des caractéristiques mutuellement exclusives des objets anatomiques. Sa technique de plastination consiste en un traitement chimique spécial, qui rend les cadavres malléables tout en prévenant leur décomposition, qui garde le corps d'origine intact tout en accentuant quelques détails physiologiques spécifiques. En dégageant certaines parties intéressantes et en enlevant les tissus qui les entourent, von Hagens met en valeur des traits spécifiques du corps tels que les muscles, les os, les fonctions respiratoire ou cardiaque. Par exemple, Les mondes du corps présentait des sculptures plastinées uniquement faites de structures osseuses, à côté d'hommes-muscles illustrant seulement les tissus musculaires. En d'autres termes, la plastination a pour objectif de permettre la conservation du corps organique, lequel sert en même temps de maquette.

Contrairement aux mannequins de cire ou de plastique, y compris " l'homme transparent ", combinaison des deux, le réalisme des objets plastinés est un atout important du marketing de l'exposition. Von Hagens insiste sur l'intérêt de l'authenticité des corps plastinés, et les place, de ce fait, au-dessus des mannequins lesquels restent malgré tout des imitations de corps humains. Les textes accompagnant les Ganzkörper (corps entiers) à l'exposition de Mannheim expliquaient clairement que ces corps n'étaient pas des assemblages de différents cadavres ou des imitations partielles, mais authentiques et intacts. Or comment définir l'expression de corps authentique ? Les corps sont traités par des produits chimiques à un degré tel qu'il est difficile de les tenir encore pour d'authentiques corps humains. Comme pour les corps modifiés par la chirurgie esthétique ou les stéroïdes anabolisants, il devient presque impossible d'utiliser le terme authentique dans cette branche de l'anatomie. En soulignant en permanence l'authenticité des corps, von Hagens sous-évalue l'importance des modifications chimiques, alors que c'est précisément cet aspect de sa technique qu'il a fait breveter. La nouveauté de sa méthode n'est pas le choix des produits chimiques utilisés, mais leur mode d'administration. Le plastinat représente donc bien un artéfact organique puisqu'il résulte d'une intervention technologique. De même que les ingénieurs dénomment le maïs et le blé transgéniques des produits naturels, von Hagens minimise le processus de manipulation chimique. Cependant les sculptures plastinées sont autant des imitations de corps humains que les mannequins de cire du XVIIIe siècle et semblent quelquefois moins réels qu'eux (plus proches du plastique).

La fonction éducative et morale prédiminant dans les collections anatomiques au XIXe siècle se retrouve clairement avec les organes ou les morceaux de corps plastinés. Les visiteurs des Mondes du corps ont manifesté un intérêt particulier pour les malformations congénitales ou celles causées par des maladies post-natales. Tumeurs du foie, ulcères, gonflements de la rate et spécimens d'artériosclérose illustrent l'impitoyable destruction du corps. Des plastinats de poumons recouverts de goudron et des poumons blancs en parfaite santé, ou un foie sain et l'autre atteint par une consommation d'alcool excessive étaient exposés côte à côte. On peut donc voir dans Les mondes du corps le prolongement direct d'une tradition moralo-réaliste en art anatomique.

En même temps, cependant, l'exposition de Mannheim offrait un méta-commentaire sur la nature de la chair au XXe siècle. Alors qu'au XIXe siècle, les corps naturels sont présentés comme sujets à une dégénérescence causée par la main de Dieu ou par certains comportements immoraux, les cadavres plastinés célèbrent la capacité humaine à intervenir sur la vie et la mort. Von Hagens paraît se distancer d'une conception faisant du corps un simple objet organique sur lequel on peut avoir une influence négative, en fumant ou buvant, par exemple. Tout au long l'histoire de la médecine, on observe un nombre croissant d'inventions ayant pour objet de s'opposer - même de façon temporaire - à la dégénérescence physique. L'un des plastinats est un commentaire explicite sur l'influence de la technologie en médecine. Dit orthopédique, il est équipé de la tête aux pieds de toutes sortes de prothèses internes et externes, allant de genoux en métal, d'attelles pour fractures osseuses à un stimulateur cardiaque et au remplacement d'une mâchoire fracturée. Ce remarquable plastinat ne se contente pas d'illustrer les progrès technologiques de la science médicale, mais représente aussi un jugement sur les corps vivants contemporains. Les êtres humains sont devenus des constructions hybrides, des amalgames d'éléments organiques et technologiques, des cyborgs, selon la définition de Haraway. Le corps naturel n'est plus un objet donné, la durée et la qualité de la vie pouvant, toutes deux, être manipulées. Les apports techniques et chimiques sont présentés comme des extensions naturelles du corps vivant, tout comme le processus de plastination prolonge la durabilité du corps défunt.

Les corps anatomiques comme représentations artistiques

Dans un de ses célèbres essais, l'historien de l'art Erwin Panofsky émet l'idée que l'émergence de l'anatomie au XVIe et XVIIe siècles ne peut être comprise séparément de la Renaissance dans le domaine de l'art. Car l'histoire de l'anatomie est profondément ancrée dans l'histoire de l'art. Afin de définir la valeur scientifique de l'art de l'anatomie, Panofsky va jusqu'à déclarer qu'elle devrait être envisagée dans une perspective d'historien de l'art. Au XVIe siècle, les connaissances acquises au sujet du corps étaient représentées visuellement par des dessins et des gravures dus à des anatomistes et à leurs artisans. Aujourd'hui encore, on admire les atlas anatomiques pour leur admirable description du savoir anatomique de l'époque et davantage encore leurs qualités artistiques reflètant les conventions de l'art du début de la Renaissance. Les dessins de De humani corporis fabrica (1543) de Vésale, par exemple, rappellent les sculptures de la Grèce antique, avec leurs paquets de muscles bien dessinés et leurs torses aux larges épaules. L'un des aspects caractéristiques des gravures de Vésale est que les organes disséqués sont encadrés de corps vivants et en pleine santé qui détournent l'attention de l'aspect plutôt repoussant de la mort. La réalité scientifique de l'image, embellie et esthétisée, devient plus agréable à l'œil. Les squelettes de Vésale et ses hommes muscles portent également la marque des principes de la tradition sculpturale : s'ils représentent des corps morts, ils posent debout, comme s'ils étaient vivants. Les conventions classiques de la sculpture et de la peinture de la Renaissance déterminaient bien les éléments constitutifs de ces représentations anatomiques.

La conception de Panofsky, voulant que les techniques artistiques de représentation dominent et modèlent les savoirs scientifiques, est corroborée par Ludmilla Jordanova qui, dans une analyse détaillée des mannequins de cire du XVIIIe siècle, montre comment les idées néoclassiques ont déterminé la représentation du savoir scientifique de ce type d'objets anatomiques. Ces mannequins anatomiques sont de parfaits spécimens de corps partiellement ouverts, permettant donc de voir l'estomac, les intestins ou les organes de reproduction. Comme dans le cas des dessins de Vésale, ces mannequins semblent vivants et leur beauté physique tend à dévier l'attention des intestins ouverts. La plupart des corps de femmes, par exemple, ont des poses communément attribuées à Vénus. Alors que leur principal objectif est de montrer les fonctions de reproduction du corps féminin, les mannequins présentent l'image d'une séduisante déesse de l'amour. Les normes esthétiques de l'apparence extérieure éclipsent une représentation réaliste.

Lorraine Daston et Peter Galliston, spécialistes des représentations médicales du corps au XIXe siècle, reformulent la conception de Panofsky en terme de lutte continue entre objectivité scientifique et subjectivité artistique. Ils replacent le concept d'objectivité dans son développement historique et l'expliquent par ce qu'ils appellent l'objectivité mécanique ou non interventionniste. Avec l'arrivée au XIXe siècle de nouvelles techniques de représentation, les scientifiques espéraient éliminer toute contamination artistique. Les représentations obtenues par le biais de certains mécanismes étaient considérées comme bien distinctes des tentatives antérieures visant à produire une peinture réaliste de l'intérieur des corps. De nouveaux outils, comme la photographie, et plus tard, la radiographie, éliminaient la subjectivité de l'artiste, la remplaçant par des impressions réalistes et objectives. Cependant, comme le montrent Daston et Galliston, l'introduction de l'impression mécanique " ne créa pas, ni ne clôtura le débat sur comment représenter (les corps) ". Ils avancent que le remplacement du graveur par des instruments photomécaniques ne mit pas fin à l'interprétation ; la présence même du photographe signifiait que ces photos étaient réalisées par le biais d'une médiation. Les nouveaux outils atténuèrent l'illusion d'une transparence parfaite tout en avançant une nouvelle conception de l'objectivité : une objectivité atteinte par le biais d'une reproduction mécanique.

Les artéfacts de Gunther von Hagens reflètent la tension historique entre exactitude scientifique et embellissement artistique, qui ne sont pas à ses yeux des exigences contradictoires. Chacun de ses plastinats illustre un trait physiologique particulier sculpté, avec une précision étonnante, tels le système musculo-squelettique, l'appareil digestif ou les systèmes cardiovasculaire et respiratoire. Mais le plus frappant demeure les poses artistiques dans lesquelles sont sculptés les corps. Tout comme les dessins dans les atlas d'anatomie de la Renaissance, notre attention est détournée de l'horreur de la mort et de la barbarie de la dissection par l'apparence vivante de chaque Ganzkörper. Dans la lignée des traditions artistiques des dessins d'anatomie, les plastinats de Von Hagens sont autant, si ce n'est davantage, définis par des conventions artistiques que par des connaissances scientifiques. Le plastinat intitulé " Le joueur d'échecs ", par exemple, destiné à mettre en valeur la structure et les fonctions du système nerveux, ressemble au " Penseur " de Rodin. Un autre " Le coureur ", cherchant à illustrer la cinétique humaine, est composé de petits bouts de peau et de tissus attachés à ses membres et qui volètent afin de suggérer la dynamique d'un homme qui court. La sculpture engendre des associations avec l'art futuriste et ses nouveaux modes de représentation du mouvement et de la vitesse.

Si cette exposition représentait uniquement le prolongement d'une tradition ancienne de l'art anatomique utilisant une esthétique artistique à des fins scientifiques, elle n'aurait pas provoqué un tel tollé. Mais faire de l'art anatomique post-moderne l'équivalent de traditions anciennes pose obligatoirement certains problèmes. Les sculptures de von Hagens ne sont pas des représentations de corps comme l'étaient les dessins de Vésale dans Fabrica ou les gravures en cuivre d'organes internes de Bidloo dans Anatomia humani corporis (1685). Les plastinats présentés dans Les mondes du corps sont des imitations de représentations produites dans de la matière organique modifiée. L'exemple le plus parlant de cette pratique est la copie réalisée par von Hagens de l'" homme muscle " de Vésale, imitation explicite d'un homme qui porte sa propre peau dans sa main et pose comme s'il venait d'enlever son manteau. À Mannheim, sur le mur derrière le modèle plastiné, figurait une reproduction grandeur nature de l'homme muscle de Vésale. Dans la mesure où le corps réel imite une œuvre d'art, dans le cas présent, le dessin de Vésale, l'objet et la représentation se confondent dans le corps sculpté. Au premier abord, le plastinat semble être la réanimation d'une représentation, un clin d'œil à la tradition de l'art anatomique de la Renaissance. L'art et la littérature postmodernes sont bien évidemment pleins de ce genre d'exercices qui jouent à imiter des styles existants, en d'autres termes pleins de pastiches. Mais une telle comparaison néglige une question essentielle : la vie, ou plutôt la mort, peut-elle imiter l'art ? La copie de l'homme muscle de Vésale est fabriquée à partir d'un authentique corps humain, qui ne peut plus être qualifié d'authentique, à cause des modifications chimiques qu'il a subies. Hillel Schwarz note que dans notre " culture de la copie ", le vrai et le faux semblent interchangeables et que les distinguer devient obsolète. Le public a sans doute pu être choqué par la fusion entre la représentation artistique et la matérialité organique illustrée par les plastinats, cependant, le renversement effectué par von Hagens entre l'art de représenter les corps et les corps représentant l'art, est au moins aussi perturbant.

Exposer l'art anatomique
Les objets anatomiques, les corps et les mannequins suscitent l'intérêt et la curiosité du grand public depuis la fin du XVe siècle. Les anatomistes comprirent très tôt l'immense potentiel publicitaire pour leur profession de la dissection publique. À l'époque de Vésale, la leçon d'anatomie était un spectacle ouvert à tous. Il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle pour qu'elle disparaisse derrière les murs des hôpitaux. Dans certaines régions d'Europe, exposer des organes de corps humain demeura une attraction de foire jusqu'au début du XXe siècle. Des théâtres anatomiques du XVIe siècle aux collections anatomiques d'aujourd'hui, les objets anatomiques ont progressivement été intégrés à un contexte médico-scientifique (celui du musée). Bien que la représentation du corps en tant qu'objet de divertissement et de spectacle n'eût jamais disparu, elle fit lentement place à un regard clinico-scientifique. La façon dont von Hagens réintroduit dans ses objets l'élément de spectacle, en stipulant une identification viscérale du public aux corps disséqués, est frappante. La configuration spatiale de l'exposition Les mondes du corps, l'image d'anatomiste-artiste créée par von Hagens et la provocation à l'égard du visiteur sont autant de facteurs ayant contribué à son succès.

Le choix des espaces d'exposition de Von Hagens se porta sur des lieux inhabituels. En Allemagne, Les mondes du corps eut lieu non dans un musée d'art ou de sciences mais au musée de la Technologie et du Travail de Mannheim. Cet énorme musée de l'industrie à l'image poussiéreuse prit littéralement vie avec l'arrivée d'environ dix mille visiteurs par jour, envahissant les couloirs, défilant entre les moteurs à vapeur et les outils de travail d'antan afin de voir les corps plastinés. À Vienne, les corps ne furent pas exposés en hauteur comme les autres objets du musée, de sorte que les gens fourraient leur nez dans les cadavres, téléphonaient en s'appuyant sur des vitrines où étaient exposés des organes, des étudiants en médecine en blouses d'hôpital se promenaient dans l'exposition pour répondre aux questions et la cafétéria était séparée des sculptures corporelles par une simple corde. À un moment donné, von Hagens autorisa deux acrobates du cirque du Soleil voisin à donner une représentation au milieu des cadavres plastinés afin de mettre en valeur " la remarquable similitude entre la structure musculaire des corps et celle des acrobates ". L'exposition effaça habilement la distance établie dans les musées anatomiques entre l'objet et le spectateur, atténuant la fascination et la peur ressenties vis-à-vis de la mort.

Un autre aspect provocateur des Mondes du corps est que von Hagens s'autoproclame artiste-anatomiste. Sous la Renaissance, l'art anatomique était en général l'œuvre d'un couple de deux experts. Von Hagens, lui, se pose comme un expert en matière à la fois scientifique et artistique. Il se dit professeur-médecin et semble vouloir établir son autorité d'anatomiste en rappelant inlassablement ses titres académiques. L'institut de plastination où il fabrique ses cadavres est censément lié à l'université de Heidelberg, en dépit de son financement par des fonds privés. Le statut académique de von Hagens et de son institut sont fermement ancrés dans un réseau scientifique préexistant. Néanmois dans sa présentation et son apparence, von Hagens endosse la personnalité d'un artiste et notamment celle de Joseph Beuys. Ses amis, comme ses ennemis, l'ont comparé au célèbre artiste allemand, allant même jusqu'à le surnommer " die Leichen Beuys " (le Beuys-cadavre), ce qui n'est guère surprenant quand on voit les photos et les vidéos de cet homme affublé en permanence d'une blouse blanche de laboratoire et d'un Borsalino, l'une des marques distinctives de Beuys. Le professeur-docteur von Hagens se conçoit comme un artiste excentrique, marquant chacun de ses cadavres du sceau de ses petites manies. Sa personnalité peu commune a sans doute exaspéré certains visiteurs, mais c'est plutôt l'élément de spectacle qui les met mal à l'aise. Au lieu de le dissimuler, von Hagens donne une place centrale dans son exposition au processus de la plastination. À Mannheim, les visiteurs pouvaient voir sur écran géant un film le montrant dans son atelier, occupé à immerger des corps dans de larges cuves pleines de fluides roses. À l'aide de scalpels et de couteaux, il découpait la graisse et cisaillait le corps, lui donnant forme, à la manière d'un sculpteur. Von Hagens ne se contente pas de présenter aux visiteurs un objet fini, il les met face-à-face avec la violence de la dissection, pratique évocatrice des anciens théâtres d'anatomie.

Les théâtres d'anatomie de la Renaissance incitaient les visiteurs à s'identifier au corps étendu sur la table de dissection. Le corps disséqué, reflet du corps en vie du spectateur, laissait celui-ci entrevoir ce qui l'attendait. Dans une veine similaire, l'exposition en Allemagne jouait sur l'angoisse du public devant de la mort. Elle invitait les spectateurs à participer à un exercice de voyeurisme avec identification narcissique. Mais Les mondes du corps allait plus loin encore dans l'identification. Avant de s'en aller, les visiteurs pouvaient se procurer des formulaires leur permettant de devenir à leur tour des Körperspender - de futurs donneurs pour la plastination. La plastination offre à ceux qui souhaitent livrer leur corps à la science la possibilité de combiner l'altruisme posthume et, de façon plus égoïste, la vie éternelle. Depuis l'Antiquité, l'homme cherche à sauver son corps mortel de la décomposition totale grâce à des techniques comme la momification ou l'embaumement. Cependant, contrairement aux cadavres embaumés, les plastinats de von Hagens ne sont pas identifiables, dans la mesure où ils sont exposés de façon anonyme. Sous couvert d'aider la science, la plastination offre l'opportunité de conserver des restes humains normalement périssables des siècles durant, sinon plus, et de les exposer dans leur grandeur dépouillée à des millions de spectateurs curieux, abasourdis ou fascinés. Il n'est guère étonnant que les donneurs potentiels révélant leur motivation dans les formulaires de candidature, se disent incités par la perspective que leur corps sera transformé en statue ou en œuvre d'art.

Le débat autour de la plastination

Le débat médiatisé que suscita l'exposition tourna autour des notions d'art et de science. La discussion sur l'acceptabilité éthique des Mondes du corps se déroula quasi uniquement en termes binaires. La plupart des objections publiques vinrent de théologiens moraux, choqués par la désacralisation de cadavres humains opérée par von Hagens. S'ils déclarèrent ne pas être opposés à une utilisation scientifique des corps, ils rejetèrent les motifs artistiques dominant pour les plastinats de von Hagens. Le second groupe de critiques fut composé de médecins. Les anatomistes et autres spécialistes, soumis à des protocoles contraignants en matière de don d'organes et de traitement des corps, s'opposèrent vivement à l'infraction aux normes éthiques dans l'art de von Hagens et à son usage des corps à des fins frivoles. Les directeurs de musées anatomiques européens réagirent pour la plupart négativement à l'exposition de Mannheim. Selon eux la plastination n'ajoutait aucune valeur scientifique ou éducative supplémentaire à celle des mannequins. De plus, ils stigmatisèrent le sensationnalisme de von Hagens et ses préoccupations artistiques : les expositions d'anatomie devaient être au service de la science et non de l'art. Les entretiens réalisés avec les visiteurs montrèrent des réactions allant de l'indifférence à de fortes réserves concernant le caractère éthique de l'emploi de cadavres à des fins autres que scientifiques. Pour certains de telles pratiques à tout le moins douteuses, allaient soulever des réticences partout, mais le sujet était particulièrement sensible dans le cas de l'Allemagne. La plastination s'inscrivant dans la tradition historique de l'anatomie subirait le poids des expériences scientifiques ténébreuses, effectuées par les nazis sur les morts et les vivants, et de l'idéologie eugéniste qui leur était associée.

En réponse à ces attaques, von Hagens élabora une surprenante ligne de défense. Il accentua la nature strictement scientifique de son travail et atténua sa valeur artistique. Par exemple, à Mannheim, il engagea des étudiants en médecine pour fournir des explications aux visiteurs et répondre à leurs questions. Les formulaires distribués au terme de la visite ressemblaient à des formulaires types de dons d'organes. Afin de répondre aux critiques du corps médical, il insista sur le statut académique de l'Institut d'Heidelberg ainsi que sur ses propres qualifications scientifiques. L'artiste-anatomiste entendait sortir la science de sa tour d'ivoire et, contrairement à ses pairs, considérait l'éducation du grand public comme un atout important pour la discipline. Selon lui, le succès de l'exposition prouvait également que les normes éthiques ne sont plus imposées à la masse par une élite, par exemple les autorités ecclésiastiques, mais que le peuple lui-même définit ce qu'il tient pour éthique. Bien qu'il soit compréhensible que, par pragmatisme, von Hagens ait opposé aux critiques ses références scientifiques, il semble étrange qu'il dût se réfugier dans une dichotomie hiérarchisée pour défendre des pratiques qui, au cours de l'histoire, ont rendu ces catégories perméables les unes aux autres.

L'opposition et la défense de Von Hagens renforcèrent toutes deux une fausse dichotomie entre l'art et la science, impliquant de ce fait que des normes ou des standards éthiques différents s'appliquent à l'un et à l'autre. Même si les visiteurs d'une exposition d'art contemporain sont, en principe, plus coutumiers du choquant que le visiteur moyen des musées scientifiques, l'emploi de membres découpés ou de parties de corps humains pour la réalisation d'œuvres d'art peut les mettre mal à l'aise et sans doute provoquer un débat éthique. Depuis plusieurs années, nous assistons à la remise en question, délibérée ou involontaire, par différents modes d'expression artistiques, du caractère sacré et de l'intégrité de la chair humaine. Certaines expositions à sensation, en utilisant des tissus organiques humains, redéfinissent la permissivité éthique dans le domaine de l'art. Il est évident qu'en se situant entre l'art et le jugement éthique, Von Hagens avançait en terrain dangereux. Interrogé au sujet du débat entre éthique et esthétique, il invoquait invariablement la légitimité que lui conférait la tradition historique pour justifier son mélange d'instruments scientifiques et de style artistique. Ses sculptures témoignent sans aucun doute de raffinement esthétique. Néanmoins, la sensation brute qu'elles génèrent attire tout autant l'attention que les œuvres de certains artistes contemporains voire de certains scientifiques. Le sensationnalisme, l'exploitation et la commercialisation caractérisant Les mondes du corps ont bel et bien donné de von Hagens l'image d'un homme d'affaire madré.

Néanmoins, ni la réaction morale, ni le dédain de la profession ne mirent au jour la plus profonde des sources de malaise. À mes yeux, l'aspect le plus troublant des plastinats de von Hagens n'est pas la transgression des limites entre l'art et la science, sur laquelle s'est axé le débat, ni la question de la réémergence du spectacle public, mais un élément pratiquement oublié par le débat public, à savoir que l'exposition de cadavres plastinés incite les visiteurs à réévaluer la nature et le statut du corps humain, vivant ou mort, à notre époque. Ce corps n'est plus ni naturel, ni artificiel, mais résulte d'une fabrication biochimique et mécanique : la prosthétique, la génétique et la fabrication de tissus organiques permettent aux scientifiques de modifier le vivant et de sculpter les corps selon des formes organiques dites parfaites, qu'il s'agisse de mannequins ou de représentations. Ce que fait von Hagens avec les corps défunts est très similaire à ce que les médecins font en chirurgie esthétique. Le problème de l'authentique et de la copie me semble bien plus pressant dans le domaine des expériences en génétique appliquée que dans celui de la plastination. Ce qui rend les corps plastinés si dérangeants est peut-être davantage qu'ils rendent inapplicables les catégories épistémologiques nous permettant de rendre des jugements éthiques. Les catégories telles que corps/maquette, organique/synthétique, objet/représentation, réel/faux, authentique/copie deviennent arbitraires ou obsolètes et ainsi, dans la mesure où elles représentent le fondement sur lequel reposent nos normes et nos valeurs, l'art anatomique de von Hagens élude tout jugement éthique.

La plastination est un symptôme représentatif de la culture post-moderne, exactement de la même façon que les objets anatomiques de Frederick Ruysch étaient un symptôme de l'art des Vanitas et de la culture de la Renaissance. Les cadavres sont devenus des amalgames de chair et de technologie, les corps sont malléables à volonté même une fois morts. Comme les tulipes, ils ne sont plus ni vrais ni faux, puisque ces catégories ont cessé d'être différenciables. Les tulipes modifiées, qui durent plus longtemps et ont l'air parfaites, soulèvent les mêmes interrogations que les moutons créés par la génétique ou le maïs transgénique. De même, notre regard et notre vision du corps sont de plus en plus remis en question et influencés par la plasticité de la technologie. Les sculptures de von Hagens pourraient constituer une approche intéressante de l'influence omniprésente de la technologie sur la corporéité et du déclin de l'intégrité de la chair. Pourtant, la défense et l'explication par Von Hagens des cadavres plastinés ne témoignent aucunement d'une telle volonté critique ou blagueuse. Plutôt que d'élaborer un commentaire de la disparition des frontières, il réaffirme les catégories binaires, en qualifiant ses cadavres de vrais, intacts et authentiques. Bien qu'il se situe indéniablement dans la continuité d'une tradition qui mélange savoir scientifique et stylisation artistique, il oppose rapidement aux critiques le solide bastion de la science. Paradoxalement, néanmoins, son rejet des catégories distinctes de la corporalité, et donc des normes éthiques dans lesquelles elles sont ancrées, ne l'empêche pas d'invoquer ces mêmes normes pour défendre la légitimité de ses pratiques. Les cadavres plastinés de l'artiste-anatomiste s'avèrent comme l'exemple type d'une culture " faite de post-humains qui considèrent leurs corps comme des accessoires de mode plutôt que comme le fondement de leur être ". Selon von Hagens, cette culture de post-humains se place dans la continuité de la tradition humaniste qui réduisait le corps au statut de simple réceptacle de la cognition et de la tradition religieuse laquelle conçoit ce corps comme vaisseau temporaire de l'âme. La technique de von Hagens tente de détacher les corps de leur signifié vivant mais demeure inexorablement marquée par l'histoire, le lieu et la culture. Le docteur von Hagens est peut-être plus aisé à comprendre si on se le représente comme une sorte de docteur Tulp post-moderne, quelqu'un qui utilise la technologie médicale pour commenter de façon potentiellement provocatrice, mais véritablement perturbante, notre culture technologique.

BIBLIOGRAPHIE ART ET ANATOMIE
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