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Pagès (Yves) > Portraits crachés

Présentation

Prière d'insérer ces sans dialogue fixe, omis de la première heure, caractères jamais imprimés, intermittents identitaires, pseudo-pseudos, prépilonnés d'office, oisifs intercérébraux, incompossibles mutuels, silhouettes hors pagination, alter egaux vécus de trop près, télépathes sans connexion et autres exclus en fin de droit d'auteur.
Agnès, Fabrice, Jimmy, Lucien, Guy, Suzanne, Phil, Sophie, Emmanuel, Roger, Simon, André, Jeanne, Francisco, Anne, Arnaud, Geneviève, etc., ce sont des portraits crachés, comme ça, en l'air, et qui devaient un jour me retomber dessus...

Sophie connaît encore par cœur les codes et intitulés respectifs des 800 produits en rayon du supermarché hard discount où elle a tenu la caisse pendant un an et demi. Un amant de passage, piercé aux deux tétons, lui a récemment proposé d'en énumérer la liste exhaustive lors d'une Biennale d'art contemporain à Sarajevo. Les stries d'un code barre, zébrant son visage par rétroprojection, la plongerait dans l'anonymat, tandis que la réplique de sa bouche sur écran géant poursuivrait son inventaire en boucle.
Sophie hésite, bien que le voyage en avion soit pris en charge et le week-end tout frais payés.

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1/23
André, autrefois responsable du service des manuscrits d'une prestigieuse maison d'édition parisienne, aujourd'hui suicidologue auprès du bureau de graphologie appliquée de la Préfecture de Paris. Il dépiste parmi toutes sortes de missives laissées par les défenestrés, pendus, automutilés, etc., celles qui, rewritées a posteriori par des testamenteurs, laissent suspecter des homicides maquillés en morts volontaires.

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2/23
Barouf, bête de sexe (Ille-et-Vilaine). Mis au monde deux ans plus tôt, et il s'appelait Zigoto, Zélote ou Zouave. L'année suivante, Confetti, Casanova ou Coquelicot, puisque les taurillons doivent l'initiale de leur pseudo à un simple roulement alphabétique, contrairement aux orphelins d'espèce humaine qui ont longtemps emprunté le leur au saint du jour. Barouf a donc failli être Bouddha, Bizut ou Bifteck, au hasard d'un Petit Larousse compulsé à la hâte, le soir même de sa vente à la pesée.
Dans la prairie où il rumine désormais, il a l'embarras du choix : trente-six Normandes à saillir sur le champ ou pas. D'autant que, toutes inséminées de longue date par des voies indirectes, désincarnées sous X, aucune des vaches ici-broutantes n'a jamais fait l'amour, ces mœurs de la préhistoire génétique n'ayant plus cours chez les bovins.

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3/23
A la place du mort, Agnès, étudiante en histoire médiévale. Au volant, ses partenaires changent toutes les deux heures. En début de séance, elle les lâche en double file sur le boulevard Barbès : pause shopping chez Tati. Rassise, elle fait grand étalage de dessous imprimés léopard, soutien-gorge à baleines souples, collants résille… « Contrôle arrière! Contrôle latéral! », exige-t-elle tout en déployant sur le pare-brise des fanfreluches bas de gamme. « Seconde! Troisième! » L'autre s'exécute. Agnès essuie la buée avec une nuisette made in China : « Clignotant! on déboîte! » 
La fébrilité des néophytes la comble au plus haut point, à ce point justement où, perdus dans le climat hostile des embouteillages, ils en deviennent sa petite chose téléguidée vers le néant. Agnès aime la moiteur de leurs mains, la raideur de leur nuque, l'inquiétude dans leurs yeux, tandis que s'incurve le virage d'une bretelle périphérique.
Plus d'une fois, lors d'une entrée sur autoroute, elle s'est sentie prête à quelque aventure accidentelle avant de reprendre l'imprudent en main : « à gauche! », puis « à droite! », comme si chaque déplacement s'inscrivait sur l'écran de sa conscience érogène. Petits coïts thermodynamiques savourés selon le code de conduite de l'amour courtois: épuiser la machinerie virile à distance, lui faire perdre son self-control, la brider de nouveau, la pousser aux dernières extrémités, puis l'acculer au point mort.
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4/23
Dès l'ouverture, Geneviève entre dans la succursale du Crédit Lyonnais de Plurien (Côtes-d'Armor). Elle veut retirer en liquide quinze mille six cent trente francs, soit le montant actuel de son découvert, d'après l'ordinateur central. L'employée signale son erreur à la cliente. Pour preuve, elle pointe du doigt sur l'écran l'état du compte courant : « 15 630,00 FF » en colonne de gauche. Raison de plus, Geneviève exige qu'on lui fasse crédit ou débit, c'est plus ou moins pareil puisque la somme est affichée. La guichetière passerait bien au client suivant, mais non. 
« Rends-moi mon fric » et feu à deux reprises avec le pistolet à grenaille qui traînait au fond du sac à main. Touchée au visage, l'employée se précipite vers le bureau vitré attenant. Geneviève l'y rattrape, vide son arme sur le chef d'agence, regagne le hall d'accueil, s'assoie en tailleur dans un coin et attend placidement les gendarmes. Ni plus, ni moins.

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5/23
Fabrice, couchettiste de Wagons-Lits, perdu de vue lors d'un énième aller-retour Amsterdam-Naples-Amsterdam. 
Rayé des effectifs intérimaires. Vivant depuis, sous aucune identité fiable, à l'Hôpital Sainte Anne, Bâtiment H, premier étage, chambre 12.

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6/23
Gilles, littérateur rive gauche, dépose ses marques du matin au soir : son réveil en différé (France-Culture®), sa céphalée d'autor (Bayer®), son triple expresso (Nestlé®), sa gueule exposée plein sud (Flore®), son effeuillage people (Libé®, Fig®, Obs®), ses palabres intermobiles (Bouygues®), son entrevue déjeunatoire (Sushi®), ses renvois d'ascenseurs (Otis®), sa sieste automaïeutique (Habitat®), ses piges de lectures panoptiques (Vivendi®, Rizzoli®, Hachette® & Cie), son fax à papier thermique (Philips®), ses séances de velléités tapuscrites (Apple®), sa police de caractère (Garamond®), sa libido externalisée en milieu mixte (Testostérone®), etc., (poste restante, 75006®).

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7/23
Jimmy, métis franco-irlando-bamiléké, tiré à quatre épingles, tri-sexuel en théorie, intraveineur à domicile fixe, demoiselle de fausse compagnie et toiletteur de morts si nécessaire. Lui-même décédé depuis.
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8/23

Arnaud a longtemps vécu sur la bête. Chez ses parents, trois fois l'an on tuait le cochon. Adolescent, il hésitait entre la monoculture de châtaigne, le recel de cannabis sur pied et le clonage de tomates hors sol. Rachel, vacancière israélienne, devait le détourner de sa vocation agricole. Amoureux zélé, il a appris l'hébreu par correspondance. Trois ans plus tard, sa conversion talmudique achevée, il est parti s'établir dans une colonie juive de Cisjordanie. Rachel l'y a épousé, à contretemps sinon contrecœur. Lui s'est mis à cabaliser dans son coin, à porter la barbiche et le deuil permanent d'on ne sait quoi.
Il a aussi conçu trois enfants, coup sur coup, avec celle qui entretient son oisiveté ultraorthodoxe avant de bannir de leur chambre commune ses chairs impures, plus d'une semaine par mois. Rachel n'en espérait pas tant.


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9/23

Guy, anciennement chargé de la rubrique «œnologie» dans un quotidien régional, ne s'est jamais résolu à changer de train de vie. Pour son propre compte désormais, il continue sa tournée gastronomique en charmante compagnie. Chaque soir, il abreuve la nymphette en vis-à-vis de confidences sur les événements déjà historiques de sa jeunesse: le XXe siècle revu et corrigé par ses soins. Le sexagénaire se rengorge d'abord d'un « nous » de camaraderie résistante, puis d'un « nous » d'avant-garde lettriste, puis d'un « nous » de conjuration maçonnique, puis d'un « nous » de majesté polygame et enfin d'un « nous » de parkinsonien éthylique, avant d'exiger illico addition, facture et taxi, prétextant les signes avant-coureurs d'un malaise cardiaque. A peine le temps de régler, et il s'éclipse incognito. Sur la table, son chèque dûment paraphé, mais établi au nom d'une banque inconnue au registre du commerce : Crédit Vinicole de France et de Navarre.
Le griveleur rentre ensuite à son hôtel, s'enferme dans la salle de bain, s'entaille l'extrémité de l'index, saigne d'une goutte à peine, vérifie son taux de glycémie et appelle sa prétendue petite-fille unique pour qu'elle vienne lui faire sa piqûre d'insuline.
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10/23

Lucien, alias Lulu, désargenté perpétuel, hiberne huit mois de l'année chez sa mère, à Nice, et revient clochardiser à Paris pour la belle saison. Travesti d'un pantalon de pyjama rose et d'un haut de smoking, il fait au passant son cinéma muet, par cartons interposés, sur le trottoir: « Moi, végétarien, pas légume », « Moi, troglodyte en plein air », « Moi, papiste et pédéraste », « Moi, provincial en panne sèche », etc.
Faute de carte d'identité, il a épinglé sur le revers de sa veste un avis de non-imposition datant de l'année 1988. En cas d'aumône humiliante, il ne manque jamais de sortir sa propre carte bleue. Arrivée à expiration il y a seize ans, jamais avalée depuis.
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11/23

Roger fait 99 fois de suite le tour de la prison de la Santé, soit 400 mètres environ, dans sa Renault 19 de fonction. Sachant que ces rotations automobiles doivent se répartir équitablement sur une durée totale de 360 minutes, à quelle vitesse moyenne le véhicule du gardien de la paix est-il censé rouler ?
Réponse : 6,6 kilomètres/heure, soit l'allure approximative d'un piéton tiré par la laisse de son chien.


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12/23

Suzanne n'ouvre son bar qu'entre deux et cinq heures du matin. Elle y tient en respect soiffards et ivrognesses, confisquant leurs papiers d'identité, permis de conduire ou de séjour aux endettés chroniques, racoleuses et amateurs de rixes, les obligeant ainsi à mener leur existence diurne dans une semi-clandestinité.
Au-dessus du comptoir trône un portrait d'André Malraux, jauni par trente ans de confinement tabagique. Chaque soir, à l'heure de la fermeture, elle inflige aux habitués du zinc l'écoute religieuse de sa cassette fétiche : l'oraison chevrotante d'un certain Jean Moulin. Puis le terrible cortège des ombres s'en retourne cuver sa nuit ailleurs.


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13/23


Emmanuel, ex-Témoin de Jéhovah et bibliophile d'un seul Livre, a longtemps végété dans un foyer de jeune travailleur avant de finir employé dans une librairie. Envisage sa vocation très littéralement. Chaque livre à sa juste place, le titre faisant foi. Querelle de Brest : rayon Tourisme. Madame Bovary : rayon Biographie. Les Fleurs du mal, rayon Botanique. Histoire de l'œil, rayon Médecine. Et ainsi de suite, selon l'humeur de ce déclassé socio-alphabétique.


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14/23

Phil, ex-brancardier non-titulaire, a trente-six ans d'actes manqués derrière lui. Qu'un boulot se profile à l'horizon, un chantier au noir, une place d'intérim, le voilà qui se casse un poignet, se foule une cheville, se fêle trois côtes, se surinfecte, se tachycardise, se furoncule, s'aphte, s'eczémate, s'édente, se pneumonise, s'entorse, s'hypoglicémise, s'angine, s'amibe, s'anthraxe et souffre d'autres collapsus.
Chômeur jamais déclaré, accidenté d'avant le travail.


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15/23

Francisco portraiture à la chaîne des managers en chef, leaders entrepreneuriaux, arrière-petits-fils d'actionnaires majoritaires, etc. A ses débuts, il courait après les parutions gratis dans des fanzines crypto-post, puis dans des magazines néo-sub, enfin dans des hebdos hic-et-nunc. Passé du trash-glamour au glamour-trash avec succès, il n'a jamais changé de format (6x6), ni d'objectif (grand angle), ni d'éclairage (double-flash latéral), ni d'axe (contre-plongée), ni de décor naturel (façade en briques), ni de pose (plutôt pleine face que profil), selon les canons de l'anthropométrie publicitaire.


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16/23

Hélène, soi-disant pauvre et célibataire, ne touchera plus le Rmi. Peu après son contrôle domiciliaire, on l'a radié pour flagrant délit de concubinage avec un individu salarié. Ses relevés bancaires trahissaient en outre un train de vie incompatible avec les prestations versées : restaurants, emplettes et voyages d'agrément par voie ferroviaire, en place assise réservée.


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17/23
Simon, rentier à particule, steward quand même, compte déjà mille six cent trente-trois escales à son actif. La plupart coïncident avec le calendrier géopolitique mondial. Ici, il a aperçu l'escorte d'un chef d'État en visite officielle ; là, le chassé-croisé des limousines d'un ballet diplomatique ; ailleurs, la poignée de mains de deux émissaires proche-orientaux… Partout, il a toujours été où il fallait être, d'une zone de transit à l'autre, mais nous n'en saurons pas plus. Depuis l'âge de sept ans, Simon est en mission télépathétique. Agent secret, de son propre chef.

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18/23
Jeanne est la dernière habitante d'un village fantôme situé à moins de huit hectomètres des pistes de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. De la fenêtre de son pavillon, le seul à n'être pas obstrué de parpaings, on la voit semer du grain par poignées et s'attirer la compagnie des moineaux qui profitent du moindre réacteur des zincs avoisinants pour y couver, nourrir et parfois rôtir leur progéniture.
Justement, il y a cinq ans, une brochette de passagers clandestins ont brûlé vifs lors de l'incendie au décollage d'un avion charter. Depuis lors, Jeanne n'entend plus rien d'une oreille, et si mal de l'autre que ses six canaris en cage, pourtant « de sexe mâle, garantis chanteurs », peinent à la distraire.
Par chance, elle sera bientôt relogée, à deux pas d'ici, au sixième étage d'un centre de rééducation fonctionnelle pour sourds et muets.

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19/23
Franck attend le virement de son salaire pour retirer six mille francs au guichet, soit l'exact montant de la pension alimentaire que, manque de chance, il oublie parfois de verser. Liasse en poche, il entreprend alors la tournée des buralistes du quartier, puis rentre chez lui, verrouille à triple tour, débranche le téléphone, scotche un drap sur chaque fenêtre et, dans la pénombre retrouvée de lui-même, dispose sur les 28 m2 de sa surface au sol mille deux cents coupons de Morpions. Son studio ainsi couvert, couvre-lit excepté, Franck se perd en oniriques calculs sous sa couverture. Au réveil, le compte à rebours commence. Il en gratte cinq d'affilée, se concède une pause cigarette, en regratte une demi-dizaine et ainsi de suite jusqu'au dimanche soir.
C'est un passe-temps qu'il ne peut s'offrir qu'un week-end par mois, les trois autres étant consacrés, par décision de justice, à la garde de ses enfants.

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20/23
Anne sort de la salle de montage où elle vient de dérusher une partouze dix heures d'affilée : queues bord cadre, contre-plongées mammaires, culs zoomés ci-devant-derrière, changés d'axe et de partenaire, grandes et petites lèvres fondues au noir pubien…
Techniquement, ça aide beaucoup quand les faux raccords ne font plus souci. Et quand tous les plans s'insèrent bout à bout en autant de cadavres exquis.
Minuit passé, il bruine, autant prendre un taxi. L'œil rivé au rétro, le chauffeur dévisage sa cliente et se demande si c'est vraiment Isabelle Huppert, la rouquine qui bâille dans son dos. Du coup, il manque de brûler le feu suivant. Anne s'est assoupie sur la banquette arrière. L'autre cultive des yeux son dilemme, s'hypnotise à force d'hésiter entre star et sosie, puis s'endort à son tour. Le même feu repasse pour la énième fois au vert, puis rouge, puis vert.
Aux aurores, le taxi redémarre, comme si de rien n'était.
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21/23
François, assis perpétuel dans un musée d'art primitif, s'en branle de l'art étrusque, nègre, hellénique, précolombien. Hier soir, il a peinturluré une centaine de bites élémentaires sur le papier peint du studio qu'Inès, sans exposer ses propres motifs, menace de déserter.

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22/23
Fabrice, chauffeur de salle pour jeux télévisés. Bouffon salarié, il est aussi son meilleur public. Le premier à s'en tordre les boyaux, cloîtré depuis onze ans dans la chambre d'échos de ses rires préenregistrés. Toujours plié en deux, ce qui ne va pas sans conséquences physiologiques. Ses spasmes professionnels ont développé chez lui une hypertrophie musculaire chronique. Tout lui fait ventre, comiquement parlant, à force d'endurcir sa ceinture abdominale. A tel point que les appareils urinaire et digestif, atrophiés d'autant, perdent peu à peu leur fonction naturelle. L'un dans l'autre, selon le principe des vases communicants, Fabrice se meurt de rire.

Yves Pagès
Paris, 11 novembre 2000

Yves Pagès a notamment publié Petites natures mortes au travail, aux éditions Verticales, 1999.