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Powys (John Cowper) > L'art du bonheur

Présentation

John Cowper Powys, L’Art du bonheur, L’Âge d’homme, 1984, traduit de l’anglais par Marie-Odile Masek.

> Résumé
Qu’est-ce que le bonheur ? Et surtout : peut-on dire comment l’atteindre ? On sera tenté de répondre que c’est là affaire toute personnelle et relative. Mais le grand écrivain gallois ne s’engage pas, avec L’Art du Bonheur, dans un examen philosophique de la question, qu’il serait bel et bien facile de réfuter.

> Mes notes et impressions, fébriles et subjectives

Angoisses obsessionnelles, névrotique. Croyance ++ en toutes sortes d'exutoires pour combattre le Mal (fétichisme, rites, magie personnelle, détachement volontaire de la souffrance, contemplation extatique), élabore un système où la sagesse la plus réaliste voisine avec une vision baignée de préhistoire et de cosmogonie. Style littéraire = alliance entre le bas et le haut, lyrisme & détail sordide, insolite, humour iconoclaste & rêverie cosmique. Originalité chaotique de l'être.
1.  Protée et ses métamorphoses : thème central des métamorphoses
1ers romans, anti-héros, reflet de Powys lui-même : hésitation devant l'action, nostalgie d'une mort ou d'un sommeil évitant la douloureuse connaissance de soi, choix du suicide contre le mariage et la procréation, impliquant coupure avec milieu familial trop aimé. => l'unique solution pour ne pas être à la merci des « seigneurs de la vie » (riches, hommes virils et castrateurs, psychiatres & vivisecteurs, Dieu lui-même, cruelle Cause première) = savoir émigrer en d'autres sphères, « subhumaines » ou « surhumaines », grâce auxquelles s'évader du présent => il fait surgir un monde de rêve intérieur plus puissant que tout réel + empathie si grande pour le minéral, le végétal, l'animal que le héros, loin d'être confiné là où une fatalité le poursuit, se trouve déjà libéré, dissocié, scindé, multiplié, hors d'atteinte, protégé par ses diverses incarnations. Transmue l'autodestruction en pouvoir créateur. Givre et Sang (Ducdame, 1925), le protagoniste s'identifie au givre, à la neige, aux brumes cimmériennes au point de se sentir détaché de tout amour et de pouvoir se réfugier dans une solitude mortelle qu'aucune femme ne parvient à peupler ni à vaincre. Wolf Solent (1929) : ce désir de fuite prend sa dimension véritable, sa puissance créatrice, le « double » de John Cowper s'invente une mythologie personnelle, grâce à laquelle il cesse d'être embourbé dans la futile obsession du Bien et du Mal ; mythologie fluide à l'apparence végétale, avec laquelle il communique par le seul truchement de sa volonté. Cette plongée salvatrice n'est pas uniquement due à des réminiscences fortuites comme chez Proust, mais à une volonté soigneusement dressée à saisir un bonheur acquis malgré la présence destructrice des autres. A Glastonbury Romance (1932) & Les Sables de la mer (Weymouth Sands, 1934) = romans cosmiques dont la construction n'est plus linéaire comme celle des romans précédents (linéarité qui porte en elle danger des échecs, drames, mort), mais permet féconde dispersion à travers plusieurs porte-parole, plusieurs intrigues, où s'affirment la primauté des éléments et la propension de Powys à se couler en personnages complémentaires. Les 2 œuvres qui révèlent le mieux la capacité de s'abstraire grâce au rêve, aux fantasmes, aux plantes, aux objets = Autobiography (1934) & roman Camp retranché (1936) où l'anti-héros, Dud No-man, refuse la virilité pour être vieillard, homme-enfant, bouton de fleur, toujours fasciné par une régression, qu'il juge créatrice, vers l'époque prénatale, où rien n'est exigé mais où tout est reçu. Extraordinaire document = Autobiographie, roman du moi powysien, prodigieuse reconstruction de l'être, récit du périple accompli par l'écrivain pour annuler ses premières blessures dans une lente montée qui fait de l'enfant fragile un démiurge. « Je suis, au fond, trois êtres en un, telle une triade galloise ! Je suis Polichinelle, je suis Protée et je suis une vieille demoiselle tatillonne, et mon âme peut changer de peau aussi facilement qu'un serpent ». Achève sur un cri de victoire, car sa personnalité a su se « couler comme l'eau et se pétrifier comme une pierre », a su « se perdre dans la continuité des générations humaines » grâce à des procédés magiques : « Il m'a fallu un demi-siècle simplement pour apprendre quelles armes je dois prendre et quelles armes je dois rendre pour commencer à vivre ma vie. » / Né à Shirley (Derbyshire) d'un pasteur protestant, rigide manichéisme, & mère masochiste et rêveuse, descendante des poètes Cowper et Donne, John Cowper emprunte à son père sa vitalité ++, qu'il refuse de mettre au service du réel pour célébrer l'imaginaire : fécondité paternelle transposée par Powys sur le plan de la création, abondance œuvres & correspondance. Volontaire exil USA, sillonne les États comme conférencier. Improvisations célèbres par « l'analyse dithyrambique » que Powys pratiquait, devenant à tel point l'auteur dont il parlait qu'il le mimait comme un acteur : Rabelais, Strindberg, Dostoïevski = sujet de ces conférences « jouées ». Fin de vie au pays de Galles, culture celte ++. 2 autres écrivains de renom : Theodore Francis Powys (1876-1953) et Llewelyn Powys (1884-1939), frère préféré. Amitié pour un frère plus jeune, radieux malgré tuberculose, inspira à Powys un de ses thèmes majeurs, la fidélité fraternelle + sylphide, image féminine chaste, charmeuse, asexuée, symbole du bonheur inaccessible ≠ galerie de vierges redoutables et androgynes, femmes inoubliables, âgées et dominatrices, voyantes, sorcières, mères, veuves, id. violentes figures féminines Euripide.

> Extrait
John Cowper Powys a cherché toutes sortes d'exutoires pour combattre son angoisse. Grâce à sa capacité de s'abstraire, grâce au rêve, aux fantasmes, il a su émigrer en d'autres sphères, « subhumaines » ou « surhumaines », pour s'évader du présent. Son oeuvre abondante fait surgir un monde de rêve intérieur, plus puissant que tout réel. Dans son Art du bonheur, ce désir de fuite s’exprime dans deux attitudes mentales d’une grande force symbolique : le « bond ichtyen » et la « dé-carnation ».

"J’ai intitulé ce premier chapitre « Le fond du problème » ; je désire y révéler clairement ce que ma propre expérience m’a fait découvrir comme étant le meilleur rituel ou le meilleur mouvement de l’esprit, pour permettre non seulement de supporter la pression des afflictions extérieures, ou cette « léthargie de prostituée » dans l’âme d’une personne, syndrome de la lassitude mentale et de l’épuisement physique, mais encore, même si le sens en reste faible, de faire réellement jaillir en notre coeur la source du bonheur.
Je l’étendrai plus loin sur ce point. Pour l’instant je me contenterai d’indiquer en termes généraux ce que j’ai dans la tête. Je pense ici à un mouvement de l’esprit que j’appellerai l’acte ichtyen en raison de sa lointaine ressemblance avec le bond du poisson hors de l’eau, la façon dont le poisson bondit dans l’air et retombe dans l’eau.
La cause de tant de vagues sentiments de malheur, si l’on met à part la détresse physique à son paroxysme, est toujours ou presque, imputable à la pression qu’exerce sur nous certaine inquiétude mentale, un moment d’abattement, ou encore ce que l’on pourrait appeler l’ « illusion de la banalité ».
Le mieux est de suivre le conseil d’Héraclite et de voir dans cet instant morose un défi porté à notre esprit. Un défi qui nous amène à un corps-à-corps avec l’ennemi invisible de la guerre-à-mort.
Chassez l’hypothèse pessimiste selon laquelle il est inévitable d’être malheureux. S’il est inévitable que nous rencontrions des moments de détresse ou d’oppression, ce n’est tout de même pas une raison pour nous mettre à geindre : « Voilà bien ma veine ! » ou pour soupirer « Pauvre de moi ! ». La guerre c’est la guerre. C’est en ces termes que nous nous battons en ce monde de chaos.
Par « acte ichtyen » j’entends le brusque rassemblement de tous les maux qui accablent votre vie — pour en faire un seul et unique élément qui vous envelopperait complètement — suivi d’un bond sauvage hors de votre identité la plus intime. Un bond qui vous emporte, ne serait-ce qu’une seconde, dans l’air libre…
En l’espace de cette seconde, vous plongez dans ce ramassis des misères de la vie et vous en ressortez d’un bond, mû non par la force de quelque changement extérieur des conditions, ou même par l’espoir d’un tel changement, mais uniquement par un spasme de révolte à travers lequel l’esprit indestructible qui est au tréfonds de votre âme refuse de céder.
J’ai emprunté au grec l’expression « Ichtyen ». Elle provient du mot ichthus. Je l’ai reprise en raison de l’usage qu’en faisaient les Premiers Chrétiens, pour qui ce mot signifiait Le Christ Sauveur. Ici, le « sauveur » est notre attitude d’ultime défi, auquel nous ne faisons appel que si rarement que, en une telle occurrence, cela ressemble à l’aide d’une présence surnaturelle.
Il y a des moments, bien sûr, où ces soubresauts de résistance au milieu nous sont impossibles vu notre faiblesse et notre humeur mélancolique. En de pareilles circonstances, même en touchant le « fond du problème », je souhaiterais suggérer une procédure spirituelle différente mais moins violente. Je l’ai affublée, elle aussi, d’un nom prétentieux et arbitraire : « l’acte de dé-carnation ». Si par Incarnation, nous entendons la fusion mystique de l’esprit avec la chair, par « dé-carnation » j’entends la séparation de l’esprit qui est en nous d’avec notre chair.
L’acte de « décarnation » est beaucoup plus aisé que « l’acte ichtyen ». Il consiste à voir votre âme comme une entité séparée de votre corps, une entité qui existe dans l’air — vers lequel le bond ichtyen emporte votre identité — une entité qui demeure auprès de votre corps opprimé, persécuté.
Cette âme, ainsi séparée de votre corps — et pour cet acte mental, l’imagination a recours à un vieil expédient bien simple que nous connaissons tous — abrite, dès lors, la majeure partie de votre conscience. De ce point d’observation, celle-ci surveille et contemple votre corps, opprimé, persécuté.
Cet acte de « dé-carnation » peut être d’une valeur inestimable si vous vous trouvez confronté à quelqu’un qui vous pousse à bout et que vous êtes tenté de lui cracher votre amour-propre en pleine figure, votre désir d’être heureux à ses dépens, en compensation des désirs malveillants qu’il nourrit à votre égard. Laissez-vous flotter dans l’air… Dégagez-vous de ces tiraillements. Imaginez, l’un et l’autre, que vous êtes une tierce personne assistant à la confrontation. Vous vous trouverez de la sorte dans une situation qui vous permettra d’expérimenter une libération extraordinaire de l’esprit et d’adopter une attitude d’une indulgence surprenante aussi bien à l’égard de ce pénible intrus qui vient troubler votre paix qu’à l’égard de votre organisme fiévreusement agité et aux inclinations égoïstes. Vous planez au-dessus des deux adversaires et les observez des airs. Votre âme demeure le centre de votre prise de conscience, mais elle n’est plus le centre de votre identité animale et irascible.
Contrastant avec cette « décarnation » temporaire, ce que j’essaie de définir par « acte ichtyen » est une pulsion d’énergie subjective au sein du Moi. Cette pulsion permet à l’esprit de s’élever des profondeurs de l’être et, en le tirant de sa léthargie physique, en le libérant de sa souffrance mentale, elle le plonge dans le mystère de la vie, ce grand fleuve, autant que dans le mystère de la mort, cet élément positif qui l’enveloppe.
Dans l’un et l’autre cas, l’existence de l’âme est un état de guerre, nous dit Héraclite. Libre à chacun de faire face à cet éternel affrontement, soit en optant pour l’acte qui vous « met à l’écart », et que j’appelle la « dé-carnation », soit en optant pour l’acte d’intégration intense, l’acte « ichtyen »."