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Revue Littoral > Oui, l'artiste

Présentation

Revue Littoral, Oui, l'artiste

> Présentation
Créée peu avant la mort de Jacques Lacan, la revue Littoral, qui sut aussi s’arrêter à temps, orienta la suite du mouvement lacanien d’une manière que l’on peut désormais dire marquante. En problématisant le frayage de Lacan là où, hormis de rarissimes exceptions, on se contentait soit de le rejeter, soit de n’en prendre que ce qui était jugé convenir, soit de le répéter sous la forme largement vaine du « Lacan a dit », Littoral aura ouvert, au champ freudien, l’espace des études lacaniennes.

> L’anorexie ou l’anachorèse chez Pascal Quignard. Mes notes pour recevoir l'auteur à la bibliothèque de Limoges
 Lecteur avide et insatiable, Pascal Quignard est un ermite dont la vocation littéraire semble prendre naissance au moment où, nourrisson affamé, il se trouve victime d’une court-circuit entre langage et nourriture. De son enfance, Quignard se souvient d’une nurse qui préférait lire plutôt que le chérir. Privé d’une affection qu’elle portait aux mots plutôt qu’à l’enfant, il devint anorexique :
Les Ombres errantes, Grasset, 2002
« Ma gorge se serre soudain, évoquant ces heures où je ne parlais pas encore. Elles masquent un autre monde qui se dérobera toujours à ma quête. Une espèce de sanglot sec faisait suffoquer le haut du corps.
Je ne déglutis plus.
Je ne souffris plus qu’une fourchette ou une cuiller s’approchent de mes lèvres.
L’attraction qu’exercent pour moi les livres est d’une nature qui restera toute ma vie plus mystérieuse et plus impérieuse qu’elle peut le sembler à d’autres lecteurs. Vite, vite, le repose le vieux livre coloré là où je l’ai pris, je me détourne de l’étal du libraire. Je ne puis plus parler. »

L’écrivain joue sur le thème anorexie/écriture. Les mots sont plus forts que lui car ils captivent celle qui est censée lui prodiguer de l’amour. Il n’existe pas aux yeux de la jeune femme, et ne peut répondre que par un manger rien qui crie le terrible abandon. Anorexie et aphonie. Méfiance de Quignard à l’égard des aliments et des mots : « Un morceau de la pomme originaire est resté coincé au centre de ma gorge. »
D’où la tentation d’une œuvre qui toucherait aux temps immémoriaux, quand le verbe n’était pas encore devenu chair. Recherche obstinée d’une expression antérieure à la langue. Quignard qui par deux fois a perdu le langage et s’est enfoncé dans le mutisme trouve son salut dans l’écriture qui fait « entendre la voix perdue ».

Le nom sur le bout de la langue POLITIQUE 1993
L’an Mil, dans le duché de Normandie. Colbrune est amoureuse d’un tailleur nommé Jeûne. Pour obtenir sa main, elle doit broder une magnifique ceinture, mais devant la difficulté de l’ouvrage, « le goût de vivre se perdit en elle, elle ne mangeait plus. » Elle parvient à trouver une ceinture identique auprès d’un Seigneur nommé Heidebic de Hel. En échange de ce don, le sauveur inattendu lui fait promettre de se souvenir de son nom, sans quoi il l’enlèvera à Jeûne et l’épousera. Confiante dans sa mémoire et folle de joie de pouvoir épouser Jeûne, elle lui offre la ceinture et les noces ont lieu.
Mais au neuvième mois de leur vie commune, Colbrune est frappée de stupeur. Le nom du mystérieux donateur, nom qu’elle a sur le bout de la langue, se dérobe à sa mémoire. Cette amnésie l’obsède, elle ne dort plus, ne mange plus, tant elle est absorbée par la recherche du nom. « Elle maigrissait. Elle avait de nouveau l’apparence d’une épine. » Jeûne se fâche et veut comprendre la tristesse de sa femme. Elle avoue sa tromperie et son mari l’assure de son amour et se met en tête de retrouver le fameux nom. A 3 reprises au cours de son périple, Jeûne apprend qu’il s’agit de Heidebic de Hel, mais aussitôt rentré chez lui le vocable infernal lui échappe. Impossible de le garde en mémoire. Colbrune dépérit et s’enfonce dans l’anorexie. Mais Jeûne rapporte in extremis le nom diabolique à sa femme éplorée, qui le répète à Heidebic de Hel, le jour où il vient la chercher. Ce souvenir la libère définitivement de la menace d’être privé de Jeûne. Le couple, amaigri, se trouve uni dans un amour grandi.

Dans Vie secrète (Gallimard 1998), Quignard propose sa définition de l’anorexie :
« Oregô, c’est tendre la main, implorer, viser, tuer.
L’anorexia refuse de tuer, de prendre, de téter, de prier.
L’anorexia refuse le sein, repousse le sexe, rejette la religion, se coupe de la société.
L’anorexie est l’anachorèse elle-même. »

Quignard a fui il y a quelques années tous ses engagements professionnels. Pour devenir anachorète.