Propositions d'écriture

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Dans le style alpin

Présentation

Un romancier hollandais qui s'appelait Simon Vestdijk fut tellement fasciné par la montagne qu'il lui offrit Een Alpenroman (1961, Un roman alpin), où il livra son expérience dynamique de l'ascension, dont chaque foulée modifie le paysage, et insista sur la succession des points de vue contradictoires, la relativité du haut et du bas, les surprises de l'ombre et de la lumière dans un plaisir de fatigue palpitante et dynamique.
Notez que Victor Segalen écrivit sur le même sujet une merveille, tirée d'Equipée.

Et si vous estimez votre texte alpin plutôt raté, malgré un grand déploiement d'énergie et de multiples réécritures, vous pourrez toujours faire vôtre la phrase de Valéry : « Sisyphe se faisait des muscles. »


> Extrait de Victor Segalen


"LE REGARD PAR-DESSUS LE ravin n'est rien d'autre qu'un coup d’œil ; mais si gonflé de plénitude que l'on ne peut séparer le triomphe des mots pour te dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l'on voit de ce que l'on respire. Un instant, — oui, mais total. Et la montagne aurait cela pour raison d'être qu'il faudrait se garder d'en nier l'utilité pesante. Tout le détour de l'escalade, le déconvenu des moyens employés — ces rancunes sont jetées par-dessus l'épaule, en arrière. Rien n'existe en ce moment que ce moment lui-même.
Quelques pas avant d'y atteindre, et l'on s'avoue encore très dominé, très surmonté. Le sentier, qui n'a plus raison d'être fourbe, bute contre la hauteur qu'il doit enfin aborder franchement. Il ne faut pas renverser la tête en arrière et devancer du bond des yeux la marche enfin rythmique obtenue : il vaut mieux fixer les yeux sur ses pieds que dans le ciel. Ce sont des conseils de route, et vulgaires. Mais, atteindre le but au hasard est plus déconcertant que le manquer, et l'on sait à quel étonnement cela conduit. Il faut saisir le but dans un équilibre tel que l'ampleur en soit balancée et conquise ; il faut rester digne de lui : ni trop reposé jusqu'à l'oubli de la dépense, encore moins époumoné, ni épuisé — mais dans cet état désirable où la fatigue est plus que surmontée : Dépassée ; dans cette ivresse, palpitante et dynamique où le corps entier jouit de lui :

Les orteils écarquillés se dilatent dans les bottes pour ne pas glisser. Les épaules et la tête pèsent juste ce qu'il faut sur le dos, et les tempes battent d'allégresse, et le cerveau fiévreux de joie se comprend et se conçoit comme un organe heureux de vivre et digérant avec vigueur sa pensée... Alors, ne pas s'élancer, ne pas s'arrêter, mais donner à point le dernier coup de reins pour s'affermir sur la hauteur conquise, et regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C'est ainsi que la possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle. C'est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi et que nul dieu ne pourra escamoter : — un moment humain.
Un moment magique : l'obstacle a crevé. La pesanteur se traite de haut. La montagne est surmontée, la muraille démurée. Le lieu borné n'a plus tout d’un coup d'autres bornes que la feinte prolongée de l'horizon. Deux versants se sont écartés avec noblesse pour laisser voir, dans un triangle étendu aux confins, l'arrière-plan d'un arrière-monde.
C'est tout à fait un autre monde. L'on grimpait jusque-là dans les étroits fourrés humides où des sources pétillent partout, avec l'angoisse, inverse de la soif — le supplice de l'eau — d'avoir plus à boire que l'on a soif. L'on heurtait souvent un versant vertical trop proche, et collé sur les yeux, mais voici que derrière le col, la large vallée descendante recule, ses flancs creux et roses, ses flancs désertiques, desséchés par un autre régime des vents et du soleil. C'est, de nouveau, la promesse haletante de désirs altérés, l'espoir de tendre vers la source — que l'abondance des sources avait tari. C'est aussi la transmutation dans l'effort. Ayant, jusqu'ici, tout fait pour élever son corps, l'ayant porté à chaque pas, c'est maintenant le corps qui se déverse, chute et entraîne. L'effort change bout pour bout comme un sablier. Les genoux qui soulevaient vont recevoir. Les jarrets actifs se font amortisseurs.

Dévaler dans un saut de chèvre, d’une glissade raccrochée aux pierres et aux ronces. Les genoux se font douloureux, les chevilles tournent et vacillent. À chaque pas, le faux pas."