Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Vulnérable

Présentation

Puis le texte est écrit et chaque participant le lit alors à haute voix. Tous les orgueilleux sont des esclaves. Tous les plaisirs sont masochistes. L’œil du lecteur sonore va de sa propre page aux visages des autres. Il est phosphorescent et carnivore, cet oeil. Attentif au moindre changement d’expression, il guette les variations de forme des bouches et des mentons. Il voudrait déjà voir dans les joues et dans les nez et dans le lobe d’oreille des écoutants quelque chose sur la composition du texte. Au moins son avenir. Mais ce que voit l’œil ressemble trop à ce qu’il espère, voilà le danger et, au bout du compte, aucun des visages épiés n’a donné au lecteur un enseignement particulier sur son oeuvre.
De plus, on le sait bien, tout n’est que contagion. Les larmes, le rire, l’incompréhension, la stupéfaction sont des sentiments qui se communiquent, dans le groupe, d’un participant à un autre participant, alors qu’il n’y a rien de forcément drôle ou de triste ou d’obscur. C’est la loi imprévisible du groupe, la réaction d’un corps géant, multiple et composite, parfois faible et enfantin, cabochard, le verbe haut, la larme facile, bon et envieux à la fois.
Celui qui accepte de se lire devant le groupe dépend de lui de façon absolue. Il a pris le risque de dénuder sa voix intérieure jusqu’à devenir tout à fait vulnérable. Le groupe est une coquille, le groupe est une armure, le groupe et sa promiscuité nonchalante de conjoint qui écoute, le protégera de lui-même et des autres.
Ce moment, les minutes pendant lesquelles le participant se lit à haute voix devant le groupe, je le compare souvent au sommeil. Dans un couple, on couche ensemble, on mange ensemble, pourtant il y a un moment d’abandon grave, plus intense encore que les mots de l’amour, ce sont les choses chuchotées en s’endormant, déjà dans le sommeil, aveux volontaires ou non.
Il lit, les autres l’écoutent ou non, il n’en sait rien et il ne peut pas s’en assurer. Deux ou trois fois, un enrouement de mue chahute sa voix. Il n’a pas la force de se racler la gorge. Il faudrait s’interrompre pour cela. Il est comme un enfant que l’on vient d’endormir pour une opération chirurgicale et qui n’a pas encore osé fermer les yeux, qui s’inquiète, qui voudrait crier qu’il ne dort pas et qu’il ne faut pas lever tout de suite le scalpel sur lui. Il se lit, il ne peut pas s’arrêter de se lire et comme sa sensibilité est extrême, il a ses yeux qui pleurent. Dans le silence inexplicable, il entend enfin sa vraie voix, sa voie fœtale, sa langue maternelle, des phrases tout humides de lui-même et noires de son fonds. Certes, le groupe entend le texte, il le démêle, il sourit intérieurement mais ce qu’il entend bien plus profondément c’est la voix nouvelle, qui a accepté de se dépouiller, la voix originelle qui affleure, le ton inconnu, la nouvelle caisse de résonance, l’invention de luthier, la nudité enfin trouvée et que, tout à l’heure, se lisant, chacun expérimentera à son tour.