Collège / Lycée

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Solos
Régine Detambel
Solos
Gallimard Jeunesse

Date de parution : 1998
ISBN : 978-2070519910
Epuisé €
Présentation

A la fin des années 90, j'ai publié Solos, un recueil de nouvelles pour adolescents, aux éditions Gallimard Jeunesse. Depuis, ces textes sont toujours plébiscités par les enseignants et les élèves, mais le livre, lui, est épuisé. Je propose donc aux inconditionnels de tous âges de retrouver sur ce site les nouvelles suivantes, parmi les plus étudiées : "Le Pont du Diable", "Le Duel", "Autographe", "La Flûte", "Le nouvel Ami de ma mère", "Seb". Toutefois, étant donné leur succès et le grand nombre de téléchargements quotidiens de ces textes, je souhaite rappeler aux enseignants et à leurs élèves qu'un écrivain vit de ses droits d'auteur, et qu'il conviendra donc que le C.D.I. de l'établissement ou bien la bibliothèque pensent à se procurer, en librairie, l'un de mes ouvrages disponibles, afin d'agir le plus civiquement du monde vis-à-vis de la création littéraire. Pourquoi pas Des petits riens au goût de citron, qui propose le même type de nouvelles, très courtes et exigeantes ?

Voici "Le Duel" en version intégrale, ainsi que la fiche de brevet blanc proposée par des enseignantes du district Saint-Maur/Créteil.



Une nouvelle extraite de SolosLe duel


Par Régine Detambel ©

Personne n’a jamais su pourquoi ces deux garçons se haïssaient, peut-être parce que leur haine était tellement fascinante qu’elle se suffisait à elle-même et contentait la curiosité. Ils étaient guitaristes d’un groupe de hard-rock. Ils étaient rivaux. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus aujourd’hui et je n’ai revu aucun des amis de l’époque qui assistèrent au duel.

Je suis guitariste de jazz dans un cabaret. Je gagne ma vie. Mes rapports avec les autres musiciens sont amicaux. Mais quand je vois des hommes se jauger et commencer à se chamailler, quand je les vois s’observer, du coin de l’oeil, et dénigrer le jeu de l’autre, faire des allusions grossières à une maladresse, une mauvaise improvisation, une composition désuète, alors je repense au duel et je me demande si ces types, assis à côté de moi, auraient le courage de se battre jusqu’au bout, comme l’ont fait, il y a quelques années, ces deux guitaristes aux chevelures dissemblables.

Je ne connaissais pas leurs prénoms. Il y en avait un blond et un brun. Je les désignerai ainsi.

Ils se voulaient diaboliques et avaient une idole en la personne de Niccolo Paganini. Paganini était mort plus de cent vingt ans avant leur naissance mais ils le tenaient pour le plus grand et le plus incroyable musicien. Ils auraient voyagé dans le temps pour le retrouver et l’amener sur une scène de hard-rock. Ils racontaient comment Paganini avait signé un pacte avec le diable. C’est ce qu’on disait, au XIXe siècle, quand on le voyait jouer, si vite, plus vite qu’aucun autre violoniste.

Paganini était échevelé, bizarre, fantasque. Sa main gauche grouillait sur le manche. Il était pâle, dévasté, décharné et traînait derrière lui un certain petit parfum de crime et de désespoir. L’incroyable extensibilité de ses mains lui permettait de plaquer des accords à quatre voix et de jouer simultanément dans différents registres. On croyait à des puissances miraculeuses. Il ne le niait pas.

La nuit qui précéda sa mort, on l’entendit jouer comme un fou, debout, battant la mesure sur le plancher de la chambre, et ceux qui furent témoins de ce concert funèbre avouèrent qu’ils n’avaient jamais connu quelqu’un qui jouât aussi vite.

Paganini accumulait les doubles trilles, les sautillés à la pointe de l’archet. Il interprétait deux mélodies à la fois sur deux cordes différentes et les gens hurlaient de peur parce que cet homme seul leur jouait à cent à l’heure un impossible duo.

Paganini se mettait dans des situations invraisemblables et périlleuses, pour effrayer et pour briller. Exprès, il cassait des cordes, il brisait son archet et n’interrompait pas le concert, remédiant à la situation par des acrobaties magiques. Il lui arrivait d’improviser sur deux cordes seulement, le bourdon et la chanterelle. D’autres fois, ses amis lui disaient qu’il fallait quelques fausses notes dans son jeu parce que la perfection fait peur et qu’elle n’a rien d’humain.

Le blond et le brun avaient étudié sur leurs guitares électriques les 16e et 24e Caprices de Paganini. Ils les jouèrent d’abord lentement puis ils les travaillèrent au métronome et augmentèrent progressivement la cadence. Un jour, ils surent qu’ils étaient capables de jouer du Paganini, à la vitesse de Paganini, avec l’audace de Paganini et son orgueil diabolique.

Je ne sais plus pour quelle raison ils décidèrent de se battre en duel. Je crois que l’objet du litige était une pièce de dix francs ou une canette de bière. Ce n’était, bien entendu, que l’objet apparent du litige. Nous savions tous que le blond et le brun avaient attendu patiemment l’occasion de se battre.
Il n’était pas question de couteau ou de revolver, ni même de coups de poing. Il s’agissait de se battre à mains nues, guitare contre guitare. Ils se placèrent face à face sur la scène, se branchèrent sur le même ampli. Ils nous annoncèrent qu’ils allaient jouer le 24e Caprice et qu’ils le joueraient jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit vainqueur.
J’étais un adolescent naïf et crédule. Je m’assis en tailleur devant la scène. Les mains des garçons tremblaient.
— Il faut les séparer, dit quelqu’un à côté de moi.

Mais personne ne les sépara et les mains commencèrent à courir le long du manche. Les doigts s’étiraient dangereusement, les phalanges en étaient toutes blanches.
Puis ils accélérèrent. Le 24e Caprice, ils l’avaient déjà joué dix fois, seize fois, quand je me rendis compte que le brun prenait de l’avance sur le blond, une note, puis deux notes d’avance. Je crus entendre craquer l’avant-bras du blond quand il essaya de rattraper son retard. Le brun avait la bouche grande ouverte sous l’effet de la douleur.
Ils jouaient de plus en plus vite, encore plus vite. En jouant, ils avaient le vertige, ils avançaient un pied de temps en temps, ils reprenaient leur équilibre, ils arrivèrent presque corps à corps. Je crus que leurs fronts allaient se toucher, mais le blond eut le courage de reculer et le duel resta loyal. J’ignore combien de fois ils enchaînèrent le 24e Caprice mais je sais qu’aucun métronome n’aurait pu les rattraper.

C’est le brun qui perdit. Les muscles de son poignet gauche claquèrent. Je vis une grosse boule de chair remonter, sous la peau, le long de son avant-bras et rester là, comme une tumeur. Le blond cessa aussitôt de jouer, débrancha sa guitare en tirant sur le jack avec les dents parce qu’il avait les doigts en sang. Il descendit de la scène et la jambe de son pan- talon me frôla. Elle était trempée.

Le brun hurlait de douleur et de rage. Je ne sais pas s’il a guéri, s’il a pu se resservir de sa main et de son bras. J’ai compris que, d’une certaine façon, il était mort. J’ai compris que, d’une certaine façon, le blond l’avait tué.

Depuis, je n’ai plus jamais cru aux duels sanglants du cinéma artificier. Celui que j’ai vu était plus cruel et plus véridique qu’une fusillade.
Depuis, quand je me sens misérable, écrasé par les autres, par la peine, quand je deviens haineux, j’écoute la musique de Niccolo Paganini. Alors j’ai mal dans les bras, dans les doigts, mais je sens que j’acquiers lentement la force et la rapidité qui me manquaient. Le lendemain, je me sens fort et plus grand. J’ai à nouveau confiance en moi et je lisse les jambes de mon pantalon en pensant au garçon blond, à son pas vainqueur qui m’avait frôlé.


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