Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Mon public intérieur

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"Je n’aurais pas de lecteurs, et n’avais plus de femme qui, m’aimant, m’en tînt lieu. Je ne pouvais tolérer la perte de ce lecteur fictif qui feignait, avec de si tendres égards, de me croire gros d’écrits à venir : il y avait longtemps que moi-même n’y croyait plus, et en elle seule survivait un semblant de croyance ; elle était en quelque façon, sous mes yeux et dans ma main, tout ce que j’avais écrit et pourrais jamais écrire ; je dirai : mon œuvre, si cela n’était grotesque — et n’est que trop vrai.
Elle disparue, je cessais, même mensongèrement, de m’être crédible." (Pierre Michon)

La pensée n’est pas autre chose que le substitut du désir hallucinatoire, dit Freud. La pensée est vouée à la fiction parce qu’elle est vouée à nier quelque chose d’absent. Les matériaux qui constituent la pensée humaine sont l’absence, l’écart avec le réel, la négation, l’écart avec l’absence (d’abord de la mère). Ecrire est fait de cette absence-là. Ecrire est fait pour la nier. La preuve : il apparaît presque toujours sur le papier des visages. De quels fonds venus ? Visages qui reparaîtront jusqu'à la fin… Visages de l’enfance, des peurs de l’enfance dont on a perdu plus la trame et l’objet que le souvenir, visages qui ne croient pas que tout a été réglé par le passage à l’âge adulte, qui craignent encore l’affreux retour… Visages aussi de la recherche et du désir. Toute l’œuvre est l’éloge funèbre d’un visage adoré : visage obsédant, perpétuellement changeant, visage de rêve, reconstruit au gré des époques, un visage uniquement rare dont la chair paraît tissée de la lumière même qui nous manque. Le visage qui nous hante rejette le reste du monde dans une sorte de disgrâce. Soudain, la petite fille entrevue sur les rives de l'Arno devient pour l'éternité Béatrice, et l'écrivain, par cet acte de fidélité à l'aimée, pour l'éternité, se hisse au rang de « Très Haut Poète ».
On travaille toujours pour quelqu’un, et non pour inconnus. Il faut viser quelqu’un, et plus nous le visons nettement, meilleur est le travail et le rendement du travail. L’ouvrage de l’esprit n’est entièrement déterminé que si quelqu’un est devant lui. Celui qui s’adresse à quelqu’un s’adresse à tous. Mais celui qui s’adresse à tous ne s’adresse à personne. Il s’agit seulement de trouver ce quelqu’un. C’est facile. Ce quelqu’un donne le ton au langage, donne l’étendue aux explications, mesure l’attention qu’on peut demander. Se représenter quelqu’un est le plus grand don de l’écrivain — de l’amoureux et de l’endeuillé. Ainsi, la communauté de l’écrivain et de son public, contrairement à ce qu’on croit de prime abord, ne se forme pas après que le public a lu l’œuvre publiée, mais avant, dans l’acte même par lequel l’écrivain écrit son œuvre. C’est alors, en rendant le secret patent, que se crée cette communauté de l’écrivain et de son public. Le public existe avant que l’œuvre ait été ou non lue, il existe depuis le commencement de l’œuvre, il coexiste avec elle et avec l’écrivain en tant que tel. Et seules parviennent à avoir un public dans la réalité les œuvres qui l’avaient depuis le début. Ainsi l’écrivain n’a pas à se poser la question de l’existence de ce public puisqu’il existe avec lui dès qu’il commence à écrire.
À quel lecteur vous adressez-vous ? Pascal Quignard répond qu’il pense toujours à un regard : « Deux yeux qui lisent la page. Ou encore deux yeux par-dessus mon épaule. Deux yeux sévères. Très beaux. Ma grand-mère sans doute qui m’a appris à lire dans Peau d’âne. Ou une addition d’yeux ? Je ne sais pas. mais c’est un regard. Un public, pour moi, je ne sais pas ce que cela veut dire, je ne saurais comment l’imaginer dans ma tête. Un Dieu non plus. Les morts, hélas, je vois un peu mieux. Parfois ils me visitent. Parfois je me dis : qu’aurait pensé Spinoza ? Qu’aurait pensé tel taoïste ? »

Je confie à mon ami ce que je viens d’écrire, je le lui tends, j’entoure de ses bras ce texte nu, à peine respirant, qui n’est pas encore sonore, extrêmement fragile, en somme un langage enfançon que je veux ainsi soustraire à mon envie corrosive de le détruire, le brûler ou l’effacer. Ce que je viens de saisir par l’écriture, cela resterait sans expression, avant-terme — et peut-être même avant-germe —, cela continuerait, sans l’ami, de courir au fond de moi avec les trois sortes d’humeurs et les vents. Cela se tairait, couverait et seul mon ventre se mettrait à bruire. A l’aide des bras protecteurs de l’ami, sous l’action coagulante et riche de sa première lecture, le texte juste né sera viable et sauf. Il va sonner, il va parler en images et en claquements de langue puisque tu m’aides à l’emmailloter, puisque tu le soustrais à mon dégoût habituel pour ce que je dis, à ma peur d’aimer ce que je fais, que mon corps a produit sous ma main, comme l’effet de la transe, de la boisson ou de la consommation de livres faits avec des livres. Je suis ainsi, je n’écris pas seule. Je suis préoccupée de confier à l’ami le soin de l’œuvre, qu’il la rassemble et qu’il la lie pour qu’elle existe, qu’elle soit ensuite lue et partagée.
Il y eut toujours ainsi, reliant à la fois la chair des hommes et les images des livres, des paires d’amis, l’un montrant à l’autre la fenêtre qu’il a ouverte : par exemple, Wilhelm Fliess pour Freud, ou bien la préoccupation de Céleste Albaret, qui fut Proust. Terrifié par son corps et sa puissante sexualité, déchiré, torturé par l’angoisse, Valéry est solitaire, malgré sa belle vie mondaine de poète d’institution et de brillant causeur. Il dit à plusieurs reprises que les Cahiers sont son Eckermann, qu’ils le relancent, le secondent dans sa « liturgie mentale », l’encouragent, comme Eckermann pour Goethe : « Il me manque un Allemand qui achèverait mes idées. » Sans un alter ego, Descartes, auteur d’un petit essai dont il n’était pas fier, n’eût jamais permis à cet « enfant de son esprit, informe comme il est, semblable à un petit d’ourse, qui vient tout juste de naître, d’aller vers l’ami, pour qu’il soit la plus sûre affirmation de son affection pour lui. » Pascal Quignard écrit, dans Les petits Traités, que « Michel de Montaigne connut un peu Etienne de la Boétie. Il goûta sa mort. Puis il inventa l’amitié qu’il lui avait portée et la proposa comme une ‘parfaite et entière communication’ ». Le deuil de Montaigne le rendit écrivain. Parfois c’est l’inverse : « Je ne sens plus le besoin d’écrire, parce que j’écrivais spécialement pour un seul être qui n’est plus » écrit Flaubert après la mort de Louis Bouilhet. « Et cependant je continuerai à écrire, ajoute-t-il, parce qu’il le sait déjà. Mais le goût n’y est plus, l’entraînement est parti. » Et les derniers mots de Balzac sur son lit d’agonie, Balzac appelant à son chevet le docteur Bianchon, succombant à sa monomanie de l’écriture, Balzac, épris de, rattrapé par sa création. Virginia Woolf écrivait pour la sœur de Shakespeare, pour que renaisse cette inconnue qui jamais n’écrivit une ligne. L’amitié rétablit cette communication qui tient la tête hors de l’eau de la vie ordinaire et de l’angoisse, de l’ennui, de l’oubli. L’ami lecteur — le premier lecteur — permet de se dédoubler soi-même dans un « tenant lieu d’entretien » qui rappelle la confidence de l’amitié. La lecture de l’ami renouvelle cette consistance que le regard de la mère et l’attention et l’écoute bâtissaient. La lecture de l’ami restaure l’entretien. Autodiscussion infinie.
Pourquoi écrire, pourquoi m’en aller si loin alors que j’ai une vie presque entière à mes pieds ? Pourquoi écrire quand une telle entreprise manquera évidemment du délai voulu pour se développer librement ? Ars longa, vita brevis. Pourquoi mener des expériences extatiques à partir de la combinaison et de la manipulation des lettres, comme si je tenais serré sous le presse-papier le vrai monde de la béatitude ? Pourquoi confesser publiquement que je veux davantage que la vie réelle ? J’écris pour toi : dépendance magique. Hors du chant, je suis ombre. Alors je m’encre pour que tu m’ancres. J’appareille vers moi-même, mais je fais escale chez toi. Ancre-moi le plus profondément possible : lis-moi. Avec les yeux tu me palpes, tu me regardes avec les mains. Ce n’est pas te raconter ma vie qui m’importe, c’est retenir ton attention, parce qu’elle seule me constitue. Pour moi, vivre consiste à te fasciner. Que tu me connaisses dans la composition m’est aussi indispensable qu’un miroir. Sans toi je suis mortelle, tandis que ta lecture est ma patrie non mortelle. J’en suis citoyenne libre, vivante et souveraine. J’ai aujourd’hui un grand désir de tirer hors de moi, en écrivant, tout mon état humain, féminin, anxieux, heureux, et, puisqu’il vient de la profondeur, de le réintroduire, pour toi, dans une autre profondeur, la fosse du papier, pour que tu t’étonnes. Quelle âme, quel feu ! Elle écrit la nature même, dans son moment le plus heureux. J’ai une main posée sur le clavier, l’autre suspendue. La main au clavier fouille le langage, qui ne manque jamais, va droit au but, sans se crisper, ni s’énerver. L’air échauffé et ravi, c’est toi que je te regarde, toi, mon public intérieur.