Un peu de théorie

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Anorexie créatrice

Présentation

Anorexie créatrice

Pour ne pas me laisser aller à la paresse, je m’étais inventé autrefois une discipline rigoureuse. Mue par un vieux principe de tirelire, je me forçais à rédiger trois pages par matinée et quatre pages tous les après-midi. Sept pages par jour font deux mille cinq cent cinquante-cinq pages par année non bissextile et je travaillais donc comme on épargne.
Les premiers temps, j’abattis heureusement la tâche quotidienne. Puis je me fatiguai, devint molle et vide, suçai mon stylo à plume, dessinai des frises. Alors on m'aida. On me donna toutes sortes de recettes antipanne, des procédés destinés à me rouvrir l'imagination, à m’exciter la main, des remèdes ayant fait leurs preuves sur les meilleures écritoires. Ainsi je volai des phrases dans des livres peu connus, ainsi je tirai, au hasard, un mot du dictionnaire. Ainsi, j’appris à jeter les dés. Et les chiffres de leurs faces indiquaient la quantité de syllabes du mot à trouver. J’invitai un chat à se promener sur un livre ouvert et notai soigneusement les groupes de mots que sa patte avait effleurés. Je jetai des cailloux marqués. Je pillai plusieurs chefs-d’œuvres mondieux. Mais rien n'y faisait. Je me crispais sur mon stylo à plume, je faisais des fautes d'orthographe pour le plaisir d'avoir quelque chose à corriger, je triturais ma gomme, je recrachais des bouts d'ongles.
Je me revis, anorexique, à la table à manger d'enfance quand on me disait tu resteras là jusqu'à ce que tu aies vidé ton assiette, quand nauséeuse, une large serviette autour du cou, je tâchais en effet de finir son assiette. Elle contenait de la purée diluée dans une flaque de lait et de la viande coupée en dés. Je mâchais longtemps, n'avalais pas, laissais ma bouche se remplir, comptais sur l'élasticité des joues pour retarder la déglutition. On me versait à boire pour faire passer la bouchée. Et les dés de viande dont j’avais déjà sucé le sang s'émiettaient dans ma bouche. L'eau en entraînait bien un peu mais il en restait toujours trop. J’essayais de les avaler comme des comprimés. Mon ventre gargouillait. Supplice du tonneau. Une heure plus tard, j’étais encore assise là.
Au souvenir de ces déjeuners forcés, je fermai le dictionnaire des hasards, fis sortir le chat, et rangeai dans un tiroir les cinq dés de plastique rouge. Je renonçai aux pages imposées, refusai désormais de se forcer, d'achever un feuillet comme on finit son assiette, sous la menace.
Et tous les jours qui suivirent, je savourai son inappétence.

Dans les tourments de l’âge, André Gide a perdu toute curiosité. Retrait de la sève, privation et minimum vital, tandis que l’inspiration est l’orexie : appétit et allégresse fringante. « J’ai fait connaissance d’un mot qui désigne un état dont je souffre depuis quelques mois ; un très beau mot : anorexie. Il signifie absence d’appétit ( ‘qu’il ne faut point confondre avec dégoût’, dit Littré). Ce terme n’est guère employé que par les docteurs ; n’importe : j’en ai besoin. Que je souffre d’anorexie, c’est trop dire : le pire c’est que je n’en souffre presque pas ; mais mon inappétence physique et intellectuelle est devenue telle que parfois je ne sais plus bien ce qui me maintient encore en vie sinon l’habitude de vivre. Il me semble que je n’aurais, pour cesser d’être, qu’à m’abandonner. »

On peut très bien écrire sans faim : « Je m’y mets, dit Flaubert. Ce n’est pas que je sois inspiré le moins du monde, mais j’ai envie de voir ça, c’est une sorte de curiosité et comme qui dirait un désir lubrique sans érection. »
L’appétit vient en mangeant. Comme Woolf, on peut se mettre à table avec désespoir : « J’avais envie de tout envoyer promener ; cependant je continuais à taper. Au bout d’une heure, je sentis la ligne se tendre. Hier j’ai relu de nouveau et je me dis que ce pourrait être mon meilleur livre. »

S’y mettre. Mimer la posture physique de l’écriture. Ecouter le rythme du crayonnement même si l’on ne trace que des ronds. Car dans cette dynamique se manifestera l’élan de création. Ecrire est le seul remède contre l’engourdissement d’écrire. Ecrire guérit l’absence de désir d’écrire. L’appétit vient en forgeant. Et Gide, jubilant : « Anorexie. Il a suffi pour en triompher, momentanément du moins, de ces quelques pages que je viens d’écrire à plume abattue. »

Est-ce le grelottement du réveil qui déclenchera la dictée ? Ou le bruit que fait le camion des éboueurs, leur balai, sur la chaussée ? Pour déclencher l’envie d’écrire, pour qu’elle devienne aussi réflexe, nécessaire et ponctuelle qu’une défécation matinale, Paul Valéry, de quatre à six, lèche et mord, peut-être, le corps de métal salé de son stylo, jusqu’à ce que ses gencives le démangent et qu’il ait mal aux dix-sept muscles de la langue. Cette torture appelle la faim d’écrire. Les outils dont il use, à qui il laisse la parole — puisqu’il n’a rien à dire lui-même, puisque sa main parle pour lui, puisque l’inspiration c’est la table —, il les regarde comme des organismes complexes à qui il doit le respect. Tous ses stylos, à plume ou à bille, sont des organismes vivants, des formes bien penchées dans sa main, avec des artères molles, de courts intestins, des pompes et des réservoirs organisés en système vasculaire, et, craignant les chocs et la sécheresse, un liquide circulant. C’est dans cette humeur-là qu’il puise quand il n’a encore rien à donner. Les gouttes d’encre projetées, la plume saturée ou bien au contraire, la cartouche finissante qui distribue parcimonieusement l’encre en pointillés bifides et pâles, c’est écrire. Il y a d’autres mises en train. Avec des outils différents, des couleurs, du crayon, il se donne faim. Pour avoir toujours envie d’écrire, parce qu’il a peur de la perdre.
Il ne faut pas beaucoup répéter les gestes pour que le corps les fasse siens et devienne funambule ou tailleur. Valéry met en jeu ces mêmes forces qui donnent un maître cordonnier et ces mêmes programmes qui font les danseurs, bref ce bouquet d’attitudes et de postures que comporte tout apprentissage gestuel. L’écrivain a des gestes simples : ses pieds, ses genoux, ses hanches sont fléchis dans la posture assise. On note la courbure de son rachis penché sur la table de travail, la légère dépression de sa cage thoracique contre l’arête de cette même table, les épaules un peu enroulées, la tête basse, les mains planes ou crispées en serre sur le manche de l’outil.
Ainsi n’importe quel enfant scolarisé peut s’asseoir comme un écrivain aussitôt que sonne la cloche de l’école. Ce qui diffère chez l’écrivain : l’horloge est muette comme une Parque, et d’elle tombe la parole et la loi. Elle ordonne, impérieusement, de se lever et d’aller écrire, avec cette même insistance douloureuse qui fait aller à la selle, chaque jour, entre deux et quatre, ou bien qui ferme les paupières, le soir, vers onze heures et quart sans qu’on n’y puisse rien. Quand l’écriture n’est plus une nécessité extérieure, sociale ou professionnelle, mais un taux de quelque chose dans le sang, un appel circulant, aussi éminent et profond que la nicotine ou le sucre. « Il me faut le matin, ce cahier avec ma cigarette — et de même nécessité, écrit Valéry. Je pâtis sans cela ».