Un peu de théorie

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Si je n’avais pas autant lu

Présentation

Si je n’avais pas autant lu

Aragon : Si je n’avais pas autant lu, je n’aurais pas autant écrit. Il est bon d’avoir eu les yeux plus grands que le ventre, de s’être laissé flotter dans l’immensité des pages qu’on n’a pas retenues. Ce vent, cette rêverie, c’est l’aura de la lecture magnifique et désintéressée, un point incertain et vibrant, une vacillation luxueuse à l’idée de ce qu’on a flambé. La liste des choses qui font écho en nous mais dont nous serions incapables aujourd’hui de citer la source est une joie de prodigue et, même, de croqueur. « Où ai-je lu que la foudre pilote l’univers ? demandait Perec. Où ai-je lu que le limaçon s’enroule autour de la columelle ? Où ai-je lu que l’avenir est aux lecteurs ? »
Lire, sans retenue, certes, mais surtout sans retenir : juste une caresse. Il y aurait une règle pour jouir de l’inspiration (comme de la lecture) : Noli me tangere, pas-touche. Accueillir ce que je reçois, dans une lumière suffisante, mais sans rien demander au-delà, sans tenter de suspendre l’instant où le contact se produit entre l’attention disponible et la vérité offerte et, quand il est rompu, ne pas insister, ne pas s’obstiner à le faire renaître. La présence n’existe pas plus dans l’inspiration que dans l’amour. Bref adopter cette même philosophie de la caresse, que Lévinas nous offrait déjà depuis 1947. Ne me retiens pas, renonce à toute adhérence, renonce à tout collage, à toute agglutination. L’adhésion, c’est l’idéal des mollusques, disait Georges Hyvernaud. Ne pense pas entre nous à une familiarité ni à une sécurité. Ne crois pas qu’il y aura une assurance ni une certitude de ma présence.
L’amour et l’écriture, à l’unisson : « Caresse-moi, ne me touche pas. » D’où le deuil douloureux de la fusion, mais, à sa place, viable, une philosophie nomade. Car l’écriture aussi peut et doit se faire caresse, marche à l’invisible, désir d’aller toujours au-delà, de s’inventer toujours autrement. Ce désordonné fondamental en est l’essentiel. L’écriture, tout comme la caresse, est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. « La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. Elle est faite, dit Lévinas, de cet accroissement de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant des perspectives nouvelles sur l’insaisissable… »
Caresser et vouloir être caressé ce n'est pas vouloir être comblée, c'est susciter le désir, aimer le désir, susciter le manque, aimer le manque, l'absence, l'inadéquation. Par la caresse sur son enfant, tout aussi bien, la mère crée l'espace qui va les séparer. C’est sans doute pour cela aussi que j’ai mis tant de livres en route. Afin de créer l’espace, l’intervalle vital, qui me séparera de l’écriture, mais pour mieux y venir !
L’écriture est donc du domaine du toucher. Comme le toucher, la sensibilité de l’écriture est transitive et non réflexive. Il nous faut toujours quelqu’un d’autre que nous-même pour sentir notre propre écriture, car le toucher, comme le texte, requiert l’altérité. Nous ne sentons que l’autre, et si nous parvenons à nous sentir nous-même, ce ne sera qu’à l’occasion et en dépendance de cette sensation de l’autre, et non par une réflexivité de la chair. L’inspiration caresse seulement la page. C’est une écriture autre. De la paume. Éloge d’une écriture caressante ! La main s’ouvre, déploie ses doigts vers le dehors. Éclatement, transcendance vers le monde. Mais lorsqu’elle atteint et rencontre le monde, objet ou sujet, chose ou être humain, les doigts ne se referment pas en une prise, en une emprise, en un « main-tenant ». Ils restent tendus, ouverts… Ainsi la lecture se fait caresse, une caresse qui s’oppose ouvertement à la compréhension, c'est-à-dire à la violence de la griffe.

Je lis, je vois tout ensemble le battant de la fenêtre ouverte à côté de laquelle je suis assise, mon index qui tourne les pages déjà coupées, l’ombre de mes cheveux, la pointe de mes chaussures au bout du divan, et des contours plus lointains et moins réels encore. Je vois apparaître aussi, relisant, des objets parasites, palpables et peu ténus, qui sont mes dessins, des annotations, les pages cornées, les traits triples, les soulignements, les formules, les équations, les figures géométriques, les corrections typographiques, les cartes postales, les fleurs séchées, les traces de moi-même laissées dans le livre. Les physiciens optiques posent que, lorsque nous avons longtemps fixé une couleur déterminée, notre rétine produit la couleur complémentaire. Désormais, quand je relis, l’ouvrage que je tiens se dédouble aussitôt et possède désormais sa complémentaire, cette proposition de réécriture qui semble maintenant sourdre de lui, datant de la première rencontre entre mon œil du lecteur et cette page-là. Les images qui résultent du choc feront germe pour un prochain matin.
La littérature s’inspire de la littérature et puise dans ses propres ressources. L’inspiration est d’abord dans la lecture. Lire est une herméneutique créative, une réception transformatrice du texte. Les textes anciens sont des mères, comme on dit la mère du vinaigre. Cela fermente. Un fragment de phrase recopiée d’Ovide ou de Faulkner agit comme une levure ou comme un fond de tonneau, elle fait tourner ce qui n’était que liquide. Ça prend. La littérature étant ce ferment, celle qui apporte « la vie fermentante » dans l’univers de chacun, trop souvent pasteurisé. Valéry raconte que son poème ‘Le Cimetière marin’ a commencé en lui par un certain rythme, qui est celui de vers français de dix syllabes, coupé en quatre et six. Il n’avait encore aucune idée pour remplir cette forme. Mais peu à peu des mots flottants s’y fixèrent, déterminant de proche en proche le sujet, et le travail (un très long travail) s’imposa. Et voilà ce qui arriva, dit Valéry : « Mon fragment se comporta comme un fragment vivant, puisque plongé dans le milieu (sans doute nutritif) que lui offraient le désir et l’attente de ma pensée, il proliféra et engendra tout ce qui lui manquait : quelques vers au-dessus de lui, et beaucoup de vers au-dessous. » Des vers, dit-il. Lombrics, ascaris, animalcules… Des vers à la naissance incontrôlable : ex putri. On pense aux sanctuaires malodorants de la fermentation, de la putréfaction, à la fosse à fumier, où s’accomplissent de tièdes processus de transformation de la matière. Un livre, c’est trois gouttes de semence et un peu de sang caillé, en manière de fromage. Le poème : une solution informe d’abord, qui mature et caille en se moulant dans des formes symboliques. Le poème et sa coagulation de lait — ou de sang — sous l’effet de la présure (une lecture, un fragment, une once, une cuillerée à peine…). La fonction de la littérature serait de faire grouiller les microbes, écume et levain de la vie, pour ramener la force, pour permettre à chacun de réintégrer l’imagination effervescente et découvrir la poésie.

J'ai lu ce livre, après l'avoir lu je l'ai refermé, je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, mais dans ce livre il y avait des paroles inoubliables. Elles sont descendues en moi si loin que je ne les distingue plus de moi-même. Je ne peux plus redevenir celle que j'étais avant de l'avoir lue. Pourtant je n’étais pas prête à prendre de grands risques pour bien lire, à me laisser dominer totalement, à errer jusqu’au lendemain matin, aux frontières du dédoublement partiel, dans une vraie terreur, inavouable.
Adolescente, j’ai souffert de frayeurs étranges. Presque à chaque page, surtout celles que j’écrivais la nuit, quelque chose me troublait. Ces lieux dont je parlais, ces existences si vite tracées, j’en avais peur. C'est d'avoir prescrit des supplices si horribles, pensé des vertiges, des incendies, des tortures, des calvaires, des bonheurs tellement étrangers à moi-même et que je n’avais jamais connus, pas même en rêves, qui m'effrayait à pleurer et me faisait considérer ma feuille comme un objet malade. Je voulais maîtriser la page. Je ne supportais pas sa capacité d’étrangeté, son coefficient de déformation ou d’éloignement. Cela se produisait souvent, ces aberrations : désir et peur de dévoiler tout à la fois. Double aiguillon, double soif, insupportables. Croyant décrire une scène amusante dans un cadre familier, je la relisais, elle était dramatique et d'ambiance inconnue. J’avais peur d'être tirée par la manche, guidée plus que guidant, menée quand je me croyais maître. En même temps, joie et fierté de découvrir le secret qui est hors de soi, hors de son monde, dans les airs. Et envie de publier, pour que ce secret cesse d’être lourdement secret, pour que quelqu’un enfin en démêle le sens et me le rende, contrôlable, supportable, de nouveau sur ma trajectoire familière.
En août 1980, la crise fut plus cruelle et plus frénétique. Je lisais un roman qui m’avait coûté six francs chez un bouquiniste parce qu'il manquait la fin. Et dans ce livre, je retrouvai d'abord des traces furtives, ensuite des fragments de ce que j’avais conçu deux mois auparavant. On y parlait de roses, de jalousie, d'épines, d'amours, de corolles et d'abeilles et d'autres choses encore qui sont des allégories, moyens économiques de faire vivre, d'habiller, de nourrir des ouvrages sans héros de chair. C’était Le Roman de la Rose de Jean de Meung. Je ne supportai pas de constater que j’avais, à mon insu, emprunté à ce livre ignoré tant de détails encombrants. Je pleurai des larmes de voyant effrayé par ses dons, je pleurai mon manque d'imagination, mon incapacité à créer, puisque je n'avais fourni que la copie grossière d'une oeuvre de sept cents ans. Le lendemain matin, je me repenchai sur la source. Quelqu’un aurait pu lancer que j’avais copié ce livre, du moins que je m'y étais longuement appuyée du coude. Personne ne le prétendit. Par ignorance ou plus vraisemblablement parce qu'il n'y avait jamais eu de réelle parenté entre les deux ouvrages. Il est possible de se sentir envahi par un livre étranger comme par le sien propre, et de le préférer. Les mois suivants, je connus encore cet effroi devant ma page, souffris de certaines percées dont la connaissance infuse m'effrayait. Les symboles et les images universelles sont toujours ravivés par les exercices d'écriture. Cependant, un dimanche où j’écoutais parler les poètes à la radio et les entendait citer, sans avoir l'air plus fat ou plus orgueilleux, la médiumnité et les échanges qui s'opéraient entre eux, la matière et l'espace, je fus rassurée, sinon convaincue.
Depuis, les soirs de longue lecture, quand je découvre dans les livres, une silhouette, un brouillard, un morceau de paysage qui ressemble à l’un des miens (mais aujourd'hui je sais bien que les livres que j’ai signés ne sont pas miens…) et qu'il faudra désormais, sans espoir, disputer à son auteur premier, je m'endors sans éteindre. Je laisse veiller, au-dessus de ma tête, le halo de la lampe de chevet.
Voici annoncé le « hasard objectif ». Non pas des aléas en conserve, des chances indifférentes, mais de ces vrais hasards surréalistes qui vous travaillent d’abord longuement et façonnent ensuite la réalité en fonction de vos propres besoins. Alberto Giacometti découvrit ainsi, au marché aux puces, un masque de métal qui apportait une solution pleine et définitive à un problème retardateur — sinon inhibiteur — à lui posé par la tête d’une sculpture, nommée depuis L’Objet invisible. Aller vers la bibliothèque, sans but déterminé, mais parce que c’est là, évidemment, que se passera cela, la chose inconnue mais espérée, la rencontre avec un fragment typographié du monde qui s’organisera sous vos yeux en un signe que vous reconnaîtrez, puisque que vos désirs l’auront préparé. Signes venus on ne sait d'où, de ce que, dans Nadja, Breton appellera les « pétrifiantes coïncidences ». Le regard de Nadja fait le tour des maisons. — Vois-tu, là-bas, cette fenêtre ? Elle est noire, comme toutes les autres, regarde bien, dans une minute, elle va s'éclairer. Elle sera rouge. La minute se passe. La fenêtre s'éclaire. Il y a, en effet, des rideaux rouges. Plus tard, aux Tuileries, Nadja, devant un jet d'eau, retrouve l'analogie exprimée dans un ouvrage qu'elle ignore et que Breton vient précisément de lire.
On est insatisfait par le simple recours à la coïncidence tant ces signes paraissent le signe d'une finalité mystérieuse, la marque d'un rapport dont nous ne sommes pas les créateurs. Tel est le hasard objectif. Il est le propre d'une rencontre réelle, faite dans le monde des hommes, mais qui paraît porteuse d'un sens inexplicable par des raisons naturelles. Il semble s'agir d'un signal. Mais de quel signal ?