Un peu de théorie

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Impossible aujourd'hui

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Impossible aujourd'hui

Sont écrivains ceux pour qui une phrase n’est pas un acte inconscient, analogue à la manducation et à la déglutition d’un homme pressé qui ne sent pas ce qu’il mange. Écrire, ça n’est pas ne pas écrire, et ça n’est pas non plus bien écrire, c’est au contraire manier la langue un peu moins bien que le peuple des communicants, c’est manier les mots comme autant de petits cailloux au contact desquels sans cesse, et justement parce que l’on trébuche ou que l’on s’y casse les dents, on ressent subitement la matière même de la langue dont sont constituées toutes nos représentations.
La gloire de certains hommes consiste à bien écrire ; pour d’autres, cela consiste à ne pas écrire. Et ça n’est pas faute d’inspiration. Au contraire, c’est le fourmillement en eux de l’inspiration négative. Cette Muse moderne de l’impuissance est née chez Mallarmé, en 1866, durant sa fameuse « crise de Tournon » : « La destruction fut ma Béatrice » blasphéma-t-il, et Dante, par-delà les siècles, dut se retourner dans sa tombe. Désormais la Muse inspire la haine de la création et le stérile amour du néant. Elle condamne à ne plus faire que relire des maîtres inaccessibles dont la beauté des phrases désespère. C’est le néant qui devient responsable et agent de l’acte créateur. Pouvoir de la page blanche – pouvoir générateur. On s’assied devant le vide papier. Pouvoir du vide.
Robert Walser savait que c’est encore écrire que d’écrire que l’on n’arrive pas à écrire. Mais il ne s’agit pas de cela. Ce n’est ni une panne ni une éclipse, c’est un trou noir, le côté obscur de la Muse, le double néantifère de Béatrice.
Dans Bartleby et Compagnie, Enrique Vila-Matas a dressé le catalogue de ces « Ecrivains Négatifs », contaminés par une « Littérature du Refus », qui les entraîne insidieusement vers le renoncement devant l’écriture. Il est en effet de ces créateurs, qui, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire. « Ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais. » Leurs livres ne sont pas pur néant, ils sont comme en suspension dans la littérature universelle. Ainsi de ceux de Joseph Joubert, qui fut secrétaire de Chateaubriand. Il ne composa jamais le moindre ouvrage pesant. Il écrivit des aphorismes, c'est-à-dire des images rapides dont le raccourci aiguise l’éclat. Joubert se prépara toute sa vie à composer une oeuvre, cherchant avec résolution les conditions justes qui lui permettraient de l’écrire, cherchant à se rendre maître du point d’où lui semblaient sortir tous les livres et qui, une fois trouvé, le dispenserait d’en écrire. Puis il oublia jusqu'à son projet.
La Muse de l’Impuissance fait perdre le centre magnétique véritable du livre, elle éloigne du point idéal vers lequel il se dirige. Par conséquent, du jour où l’on réinvente cette cible, spirale et musculeuse comme un maelström, l’omphalos du livre, il devient inutile d’écrire ce livre. Ou bien les cahiers deviennent-ils superflus, et on écrit directement sur son esprit.
De ces écrivains négatifs, on peut tout penser. Par exemple, qu’ils ont choisi d’exercer le pouvoir de renoncer à créer. Susan Sontag leur donne raison : « L’attitude vraiment sérieuse est celle qui voit en l’art un moyen d’obtenir quelque chose à quoi l’on n’atteint peut-être qu’en abandonnant l’art. » Ou bien sont-ils persuadés que la terre claquera bientôt dans l’espace, comme une noix sèche, et qu’il est donc inutile d’ajouter leurs œuvres à sa poussière dans un travail vain, pénible et laborieux. Ou encore, comme Tchouang-Tseu, croient-ils détenir la vérité littéraire : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »

Où va l’écriture quand elle s’éloigne de moi, après que nous nous sommes longuement fréquentées ? Elle quitte mon corps ? Elle me quitte pour une autre ? Elle traverse la rue ? L’absence d’inspiration se pleure, se déplore, comme dans ce trait d’Henri Calet : « Je n’écris plus que des feuilles mortes. » Il y a dans ces mots, condensés, tous les matins où la tête vous tourne d’ennui, de découragement, de fatigue. On y passe quatre heures, sans pouvoir faire une phrase. Hantise de la fracture définitive. L’échec n’est jamais très loin puisque le processus créateur est une entreprise aléatoire, toujours menacée, tirant de ces risques mêmes une part de sa dignité. C’est Blanchot, c’est Bataille, c’est Leiris, qui voient dans la difficulté, le blocage, l’inhibition, l’âme même du travail authentique. « Enfin l’impasse ! » se serait réjoui Georges Bataille. La marque du véritable écrivain est l’impossibilité d’écrire.
Il faut tout de même compter avec ceux que la rétivité de la plume humilie. L’angoisse, l’effroi. On a beau se creuser la tête le cœur et les sens, il n’en jaillit rien. Flaubert : « J’entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre pas, l’émotion me manque. La vie, le mouvement, sont ce qui fait qu’on s’écrie ‘C’est cela’, bien qu’on n’ait jamais vu les modèles ; et je bâille, j’attends, je rêvasse dans le vide et je me dépite. J’ai ainsi passé par de tristes périodes dans ma vie, par des moments où je n’avais pas une brise dans ma voile. L’esprit se repose dans ces moments-là ! Mais voilà bien longtemps que ça dure. N’importe, il faut prendre son mal en patience, se rappeler les bons jours et les espérer encore. »
Et Virginia Woolf, à l’unisson avec l’ours de Croisset : « Si seulement je pouvais retrouver ma veine et l’exploiter à fond, facilement, au lieu de peiner sur ces misérables deux cents mots par jour. » Deux cents mots par jour, mais il eût été aux anges, Flaubert ! Car lui, le plus souvent, moins de vingt mots et parfois pas une ligne, pas une pensée, pas un mouvement vers le livre. Vide, vide complet. Flaubert, quand sa Bovary ne vient pas : « Ce livre, au point où j’en suis, me torture tellement (et si je trouvais un mot plus fort, je l’emploierais) que j’en suis parfois malade physiquement. Voilà trois semaines que j’ai souvent des douleurs à défaillir. D’autres fois, ce sont des oppressions ou des envies de vomir à table. Tout me dégoûte. Je crois qu’aujourd'hui je me serais pendu avec délices, si l’orgueil ne m’en empêchait. Il est certain que je suis tenté parfois de foutre tout là, et la Bovary d’abord. Quelle sacrée maudite idée j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues les affres de l’Art. »
Le début du manuscrit, avachi, dégoûte. La page se dissout comme un paquet de linge pourri. « Pensé avec vénération à ma faculté d’écrire, comme à une chose incroyable appartenant à quelqu'un d’autre et dont jamais plus je ne pourrais me réjouir » avoue Virginia Woolf. Comme on aimerait écrire de nouveau une phrase ! Que c’est merveilleux de la sentir prendre forme et se courber sous les doigts ! On essaie de vérifier si le don est mort ou seulement endormi. Chaque matin, l’écrivain vérifie qu’il existe, qu’il est en vie, que le désir n’est pas mort pendant la nuit, arrêté par l’habitude du sommeil.
Le vent ressoufflera, la voile s’enflera. Le livre se ranimera, alors qu’on n’y croyait plus, qu’on se préparait à en faire son deuil, à cultiver son jardin.