Un peu de théorie

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Mon travail et la solitude qui en fait partie

Présentation

Mon travail et la solitude qui en fait partie

Il y a très peu de moments qui soient comme des sommets de montagne, d’où l’on puisse regarder le monde en paix, comme d’une hauteur. L’ennui, c’est que le monde vous distrait sans cesse par des petits riens alors que vous gouvernez droit dans la tempête et que vous tâchez d’éviter, autant que possible, le hasard, l’impression extérieure. Une sorte d’emmurement de soi est un des premiers préceptes que commande la sagesse de la gestation intellectuelle. Permettrai-je qu’une pensée étrangère escalade le mur ? C’est ce qui arriverait si je me mettais à lire les critiques, dit Virginia Woolf. Interruptions, qui vous forcent à regarder en arrière, vous donnent envie d’expliquer ou d’analyser ou de convaincre. Ensuite, trop de jours hors série (des sorties, des voyages…) empêchent d’écrire, de vivre dans son cerveau. Ni père, ni mère, ni famille, dont la vie absorberait toute la vôtre. Vous n’auriez pas pu écrire une seule ligne. Inconcevable. Etre seule donc, le plus souvent possible, le plus longtemps possible. Dresser la muraille pour y vivre forte et sereine pendant six semaines au moins… Sinon, comment concilier les deux univers ? Comment vivre dans deux sphères à la fois, celle du roman et celle de la vie ? Le livre brise parce qu’il entraîne très loin dans l’autre monde. Quand on écrit à plein, on ne désire mener une vie enfantine et parfaitement spontanée (la promenade, le compagnon, la voiture, le chien…). C’est pourquoi sans doute on pense que l’écrivain est absent. Qu’il est aux anges. Autour de lui, l’écriture a édifié une maison d’haleine. Et ce lieu de buée matérialise la solitude créatrice, celle qui construit à la fois l’auteur et l’œuvre. (Je ne parle pas de l’autre solitude, la noire, la pire, comme mourir de froid ou parler dans le désert, celle qui vient après l’œuvre, si personne n’accueille ce nourrisson, quand les livres sont étiquetés et pesé, leur titre choisi). La bonne solitude, une fois acceptée, rend vraiment fécond, quand la pensée est la compagne, abstraite, invisible, amie continuelle et silencieuse, fumée. Kafka : « Tremblant de peur devant le moindre dérangement, je tiens mon travail serré contre moi et non seulement mon travail, mais la solitude qui en fait partie. »
Par cet isolement heureux, le texte devient le plus conducteur des corps. Solitude non pas vécue comme un manque, mais comme un choix, une joie. Qui permet de se consacrer à l’étude. Enfermement voulu dans la maison de sa conscience, cesser de vaguer aux choses foraines, préférer les états de semi-conscience, un « dorveille » dirait Christine de Pizan, ce demi-sommeil tourmenté du petit matin, somnolence agitée. L’inspiration vient par le chemin de longue étude, la solitude orgueilleuse de l’artiste et l’humilité insomniaque de l’artisan.
Montaigne le solitaire se situera également en ce point périlleux où se mêlent le rêve, la veille, le vrai, le faux, l’indécis. Il fait face à ce que notre « veiller » ne réussit jamais à dissiper, aime les rêveries, songes de veillants et pire que songes. Se tient là où ça vague. Ecrivant, il ne fait rien, il est seulement attentif, obstiné, bandé. Je suis moi-même la matière de mon livre. Au départ rien que le sujet ondoyant, merveilleusement vain et divers que l’homme. Au commencement est l’oisiveté qui dissipe l’esprit en tous sens. Puis se mettre en travail et ordonner ses fantaisies.