Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Tant que tu pourras

Présentation

Tant que tu pourras

Faire son style. Travailler contre la possession et pour la possession de soi-même par soi-même. L’art n’est qu’entraînement. S’assouplir la patte, multiplier les exercices. Recherche d’automatismes. Avant de me mettre à mon roman, j’ai pris l’habitude d’écrire pour moi seule, sans but. Cela détend les muscles. Peu importent les manques et les faux pas. Aller au but de la façon la plus directe et la plus précise. Virginia Woolf dit : « Je dois saisir les mots, les viser et les tirer en moins de temps qu’il ne faut pour tremper ma plume dans l’encrier. » Acquérir de la souplesse. Une demi-heure de détente toutes les trois heures d’écriture. Attention à la facilité, elle devient rapidement de la négligence. On ne peut pas non plus laisser la plume courir à son gré. Trop lâche. Penser au rendement. Penser à faire l’air dans la phrase. S’entraîner pour réduire singulièrement le nombre des avortons intellectuels, des lueurs perdues… Virginia Woolf, après l’entraînement : « Ce que je sens, c’est que c’est un livre dur et musclé, ce qui prouve qu’à mon âge j’ai encore quelque chose dans le corps. Il n’est ni dispersé ni relâché. » Flaubert « aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée : j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles », « des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète », « j’aime les œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus… »

Il y a deux Valéry : d’une part l’Académicien, poète néo-classique et brillant essayiste, d’autre part — et surtout — l’auteur des Cahiers, secrets, restés en majeure partie inédits. Œuvre océanique, une vague par jour, dès l’aube, de quatre à six, tout au long de sa vie. On peut en lire près de 3000 pages dans l’édition en 2 volumes qu’en donna la Pléiade à partir de 1973.
« Les autres font des livres. Moi, je fais mon esprit. » Méthode de Paul Valéry : la recherche du progrès intérieur est le seul objet possible. Il n’est pas de vie mystique sans exercices spirituels, il n’est pas de vie de l’esprit sans exercices intellectuels. L’écriture est une discipline athlétique. « J’aime l’idée sportive. Et je la transporte volontiers dans le domaine de l’esprit. » Parce que l’intellect, comme le corps, comme l’âme, s’éduque ; parce que la formation de l’intellect exige un long apprentissage : « J’ai bien rarement l’idée de faire un livre… cependant, à plus d’une reprise, me séduisit l’idée de composer une manière de Traité de l’entraînement de l’esprit. Je l’appellerai Gladiator du nom d’un célèbre cheval de course… »
Valéry s’assied à sa table de travail. Il est un peu plus de quatre heures du matin. Allumer la cigarette. Poser la tasse de café sur le bord de la table. À la tasse de café, à la première cigarette, au Cahier ouvert, à la main prête, un matin de 1939, il demande : « Que me fait un art dont l’exercice ne me transforme pas ? » La guerre va gronder, les hommes vont présenter leur corps à l’entraînement. Ils vont se muscler, ils vont gonfler leurs bras et leurs cuisses. La nourriture ne fera pas tout de suite défaut.
Le corps de l’écrivain est très peu musclé, longiligne, tendineux. « Cette étrange paresse musculaire, ce sentiment d’infériorité dynamique qui a pesé sur mon enfance, et m’a conduit, fuyant les jeux et les luttes de cet âge, à me livrer à l’imagination, à n’être à mon aise qu’avec elle — à en souffrir beaucoup. »
Valéry considérait ses exercices cérébraux du matin comme des assouplissements accomplis à la palestre, une gymnastique destinée à rendre son esprit plus aigu et plus souple. Anneaux, barres parallèles, barres fixes, cheval d’arçons, la gymnastique de Valéry est une épreuve tout en puissance au service d’un vrai athlétisme de pupitre. Platon — qui devait d’ailleurs son surnom, « le large », à son professeur de gymnastique — investissait la pratique de la gymnastique d’une valeur triple : guerrière, hygiénique et esthétique, et lui assignait pour but la production de beaux corps. Le corps du texte.

Reproduire les postures d’un modèle dans le miroir fait vite d’un enfant un danseur. Et la mémoire du corps humain est inépuisable : on n’a jamais su combien de positions il pouvait prendre. Les muscles, les os, les articulations sont un réservoir inépuisable de poses. L’écriture est d’abord un art du corps, donc un art qui transforme le corps. Quand l’écrivain s’assied à sa table, chaque matin, son corps lui rend les informations stockées, la veille, ou depuis des années. L’écrivain n’écrit donc jamais à partir de rien. Ses genoux, ses chevilles, son avant-bras nu posé sur le cahier écrivent avant lui. Les rotules, le tendon d’Achille, les triceps suraux, les muscles lombricaux qui écartent les doigts, sur le papier sont prêts avant lui. La chaleur de la petite table de bois blanc, la brûlure du café, la fumée piquante écrivent avec l’auteur, à son insu. L’inconscient, c’est le corps, ses acquis sensoriels, sa peau extensible, son œil vivant. Puisqu’il n’y a pas d’écriture sans mouvement, écrire est d’abord une « kinésique » : la tonicité allègre de la main droite, la robustesse du tronc.
Rien d’étonnant donc à la discipline de l’auteur.
La régularité m’alerte. L’exercice du corps. La pensée naît au prix de la chair qui l’engendre.

L’auteur est cheval. Nettoyage. Pansage. Celui qui ne se donne pas la discipline tous les matins ne vaut pas cher. Et ça cravache ! Sur ce plan, Flaubert vaut Valéry. « Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et les mots, depuis l’oreille jusqu'aux sabots. La vie ! la vie ! » Encore Flaubert à Louise Colet : « Travaille, travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que ta muse t’emportera. C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans la vie. » « J’ai la tête en feu, comme il me souvient de l’avoir eue après de longs jours passés à cheval. C’est que j’ai aujourd'hui rudement chevauché ma plume. »

Les uns adorent, les autres haïssent ce qui se lève en eux malgré eux. Valéry déteste ou méprise la pensée qui lui est inspirée, car il ne sait d’où elle vient. Il refuse d’être l’instrument des dieux, il hait l’idée d’inspiration qui fait du cerveau une machine à oracles. « C’est une image insupportable pour les poètes que celle qui les représente recevant de créatures imaginaires le meilleur de leurs ouvrages. Agents de transmission — c’est un concept de sauvages. Quant à moi, je n’en veux point. Je ne me sers que de ce hasard qui fait le fond de tous les esprits et puis d’un travail opiniâtre qui est contre ce hasard. »
Ce qui ne me coûte rien peut valoir pour autrui. Mais non pour moi. Il hait les passions, immaitrisables. « Les passions se nourrissent de clichés. La plupart des émotions sont d’origine conventionnelle. » Dans le torse et l’abdomen sont enfermés les instruments de l’orchestre émotif. Les dresser, les contraindre. Dompter « la jument Sensibilité ». L’émotion est inutile dans les arts — ou nuisible. Quand il en faut c’est un ingrédient. On ne fait pas de bons vers avec un bon cœur. « On ne fait pas une voûte avec des émotions mystiques. » Le meilleur écrivain est celui qui possède le mieux son langage. Il faut joindre l’anatomiste à l’athlète.
Des muscles pour changer le hasard en quasi-certitude et faire de l’art un effort.

Le fait même que cela, ce vers, cette phrase entre guillemets vient d’ailleurs, élargit l’horizon intellectuel que je trace autour du lecteur. C’est un appel ou un rappel, une communication établie : toute la Poésie, tout le trésor de la littérature évoqué brièvement, mis en relation avec mon ouvrage dans la pensée de celui qui le lit.