Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Quelque part entre Robert Walser et Nietzsche

Présentation

Comme ils ont raison, ceux qui nient l’inspiration. Il suffit de les lire.
GEORGES PERROS

J'ai appris à ne jamais tarir le puits de mon inspiration, à toujours m'arrêter quand il restait un peu d'eau au fond et à laisser sa source le remplir pendant la nuit.
ERNEST HEMINGWAY 

Valéry pensait que l’idée d’inspiration contient celles-ci : ce qui ne coûte rien est ce qui a le plus de valeur. Ce qui a le plus de valeur ne doit rien coûter. Et aussi : se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable. Rougir d’être la Pythie.
Et même si l’oncle Celerino, le Bon Dieu, la Muse existaient et nous donnaient pour rien le premier vers, c’est à nous, de toutes manières, qu’il appartiendrait, dit Valéry, « de faire le second, qui doit rimer à celui-ci et ne pas être indigne de son frère — surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’esprit et de l’expérience pour le rendre assez semblable au vers qui fut un don. Celui qui méprise ces ressources n’est pas signe du présent, il se divise. »
Mais le Bon Dieu, la Muse n’existent pas. Il n’y a aucun intérêt à être inspiré des dieux, à se laisser « vomir du génie comme une fontaine alimentée par l’univers. » C’est leur servir de flageolet. Et le devoir d’un esprit noble serait de ne pas vouloir de cet emploi, de refuser des dons qui enflent le donataire, lequel s’en désenfle en faveur des tiers et se retrouve aussi sot que devant, dans sa gloire usurpée ! L’excitation légère et maniable doit suffire. Il faut un bon vent, pas une bourrasque pour naviguer.
Ni Muse ni Dieu, ils sont inutiles et dangereux, préférer le génie, hasard très favorable attaché à une personne. S’entraîner, car le travail de l’esprit, sous ses diverses formes (attention, curiosité ou agitation intime) multiplie énormément les coups, les combinaisons et donc les chances. Travailler le pouvoir de donner, au plus vite, une forme utilisable, perfectible et transmissible à la trouvaille instantanée. Il faut avoir de quoi la saisir, comme une oreille distingue les sons des bruits. « L’inspiré, enseigna Valéry au Collège de France, serait celui non particulièrement producteur de choses bonnes, mais le particulièrement sensibilisé à résonner aux choses bonnes produites comme les autres insignifiantes ou absurdes qui se produisent ‘dans son esprit’, ‘à son esprit’. » S’entraîner à les reconnaître. Savoir discerner dans l’œuvre ce qui est chance, ce qui est rejointoiement, ce qui fut bonheur et ce qui fut devoir ; ce qui vient de raisonnements, de manies, de modes, de la chose même, de la nécessité d’aboutir ou d’en finir. Et les hasards, les demi-hasards ; ceux subis, ceux provoqués, accélérés par le cerveau besogneux. Et les embarras qui viennent à la suite d’une trouvaille… Bref, s’entraîner pour savoir profiter de l’accident heureux que certains nomment inspiration et savoir fermer l’oreille aux louanges. L’inspiration est une invention de thuriféraire, dit Valéry. « Par le travail et par l’art, cet auteur que l’on a présumé d’être ou de posséder parfois, on le fait devenir comme surnaturel. Art et travail s’emploient à constituer un langage que nul homme réel ne pourrait improviser ni soutenir, et l’apparence de couler d’une source est donnée à un discours plus riche, plus réglé, plus composé, relié que la nature immédiate n’en peut offrir de tel. C’est à un tel discours que se donne le qualificatif d’inspiré. Un discours qui a demandé trois mois de tâtonnements, de dépouillements, de rectifications, de refus, de tirages au sort, est apprécié, lu en trente minutes par un individu autre. Celui-ci reconstitue, comme cause de ce discours, un auteur tel qu’il lui soit possible de parler ainsi — c'est-à-dire un auteur impossible. On appelait Muse cet auteur. »

L’œuvre de Walser parle de la vanité de toute entreprise, vanité de la vie même. Il se tenait on ne peut plus éloigné des climats d’altitude où règnent la force et le prestige. « Et si d’aventure une vague venait à me soulever et m’emporter vers les hauteurs où règnent la force et le prestige, je détruirais les circonstances qui m’auraient favorisé et me jetterais de moi-même vers le bas, vers les infimes et insignifiantes ténèbres. Je ne parviens à respirer que dans les régions inférieures. » Tandis que Nietzsche a rempli son œuvre de l’atmosphère des hauteurs, l’air y est vif. « Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme — mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! voyez comme l’on respire librement ! que de choses on sent au-dessous de soi ! »
Le goût de l’inspiration, comme celui des cimes, ne se discute pas. Disons que chacun d’entre nous se situe forcément quelque part entre Robert Walser et Nietzsche.