Un peu de théorie

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Mon goût pour le livre

Présentation

Mon goût pour le livre (son maniement, sa caresse), c’est bien avant l’heure de la lecture, je le fais remonter à l’instant même de ma naissance ou, disons, aux quelques minutes qui la suivirent, car je suis convaincue qu’il y a eu, entre un livre et moi, immédiatement, imprégnation. Prenons les oiseaux, ils adoptent comme « parent » le premier objet mouvant qu'ils voient à l’instant de sortir de leur coquille : un homme, un chien, un petit moulin. Le parent n'est donc pas nécessairement un individu de la même espèce. Je pense que je me suis attachée ainsi au livre, à sa raideur, à son format. Et je crois cette empreinte pratiquement irréversible parce qu’elle s’est produite de façon très précoce et extrêmement brève. Cette inclination ne vient pas d’un apprentissage puisqu’un apprentissage aurait exigé un minimum d'exercice et de répétitions. Je me demande s’il serait tout à fait idiot de supposer qu’il s’est produit à ma naissance une scène comme celle-ci : je ne sais pas encore que je suis un jeune animal, mes parents de chair se penchent sur moi, mais le livre que mon père a tenu, pour meubler sa longue patience, lui échappe des mains et me frôle. Avant même que bougent les épaules et les lèvres de mes père et mère, c’est le passage de ce livre sur ma plasticité initiale qui sera l’expérience unique me permettant de connaître les caractéristiques de l'espèce à laquelle j’appartiens.
J’ai connu beaucoup d’autres gens qui se conduisaient comme des livres. On donne le déchirant spectacle d’un être aux prises avec lui-même, intériorisé absolument. Certains jours, c’est très ennuyeux. On n’y voit rien. On n’entend rien non plus. On se contente de dire des mots. Les mots viennent à la bouche comme un miracle de pentecôte, en rafales, mais toi, tu ne vois rien. Si la nuit est profonde, avec mille étoiles au ciel, non seulement tu ne distingueras rien mais en sus tu vas baisser la tête pour tenter de retrouver, dans les pages synaptiques de ta mémoire visuelle, le nom de telle ou telle et, pendant que tu cherches, au lieu de te réconforter à la nature, tu es incapable de rester en place. Fébrilité d'aphasique qui montre du doigt des objets mais manque des mots pour les dire autrement que par une toux ou un hoquet. Puis, quand tu retrouves ton bagout, tu parles depuis un fonds de voix lointaines, tu pioches au hasard celle qui te plaît pour l’occasion. Mais comment vivre des pensées que sans cesse effacent ou corrigent des arrière-pensées ? Tes mots échouent à exprimer une idée qui serait un peu à toi et, de même, tes minuscules pensées propres échouent à exprimer une quelconque réalité. Et quand plus personne n’écoute ta musique, alors tu te mets à écrire. Tu as à peine du poil au cul que tu écris déjà, imitant chaque style. Chez l’un, tu apprendras à picorer ; de l’autre tu copieras la technique de mise à mort. Tu apprendras aussi à sauter, courir, parader, marquer un territoire, bêler, nager, feuler.
Tels ont été approximativement les épisodes de mon enfance et de ma jeunesse. Et maintenant, j’écris sans arrêt, je travaille à plein temps, mais je ne saurais pas dire pourquoi. J’ai vu, un jour, sur l’étang, deux flamants roses qui se battaient pour un bout de lagune. Le ton monta, coups de bec. Quelque chose en moi prenait les paris. Et soudain, inexplicablement, les deux machos cessent le combat et, contre toute attente, se mettent à récolter de petites branches et des algues sèches puis, se tournant le dos, chacun reprend la construction de son nid où il l’avait abandonnée. Je ne peux expliquer cette bizarrerie. On aurait dit que, ne sachant pas s’ils devaient attaquer ou fuir, chacun des deux oiseaux avait pris une décision médiane, indifférente, neutre. Toute l’énergie qui s’était accumulée dans leurs muscles, dans leurs cris, dans leurs plumes ébouriffées, s’est libérée alors dans cette voie de moindre résistance. Et, chacun de leur côté, ils ont bâti plus que jamais. J’écris comme les flamants roses cessent de se battre. Pour les mêmes raisons inconnues. D’ailleurs, avec l’âge, tu n’as même plus besoin de fuir un vrai combat pour avoir envie de commencer un livre. Tu exploses même si personne ne te cherche de noises. Pour un grain de poussière en suspension, tu pètes les plombs. Tu détones à vide, à blanc, pour le plaisir de te ruer tout à coup vers le nid à poursuivre.