Un peu de théorie

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Lectures orthopédiques

Présentation

Qu’est-ce qu’un précurseur ? Quelqu’un qui reproduit dans le passé une œuvre du présent ! Un plagiaire par anticipation, assurent les membres de l’Oulipo. Jorge Luis Borges fréquenta si bien l’œuvre de Franz Kafka qu’il crut « reconnaître sa voix, ou du moins sa manière, dans les textes de diverses littératures et de diverses époques. » Dans un texte de 1951, intitulé Les Précurseurs de Kafka, il enquêta sur cette stupéfiante ubiquité : « Le poème Fears and Scruples de Robert Browning annonce l’œuvre de Kafka, mais notre lecture de Kafka enrichit et gauchit sensiblement notre lecture du poème. Le mot précurseur est indispensable au vocabulaire critique, mais il conviendrait de le purifier de toute connotation de polémique ou de rivalité. Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur. »
Il y a du Chinois dans l’usage que Borges fait du temps et des apports de chaque artiste à ses successeurs (parfois seulement ses suiveurs ou ses épigones…). Le moine chinois Citrouille-Amère, contemporain de Louis XV et auteur d’un Propos sur la peinture, avait lui aussi refusé la dette et de faire acte d’allégeance au passé : « Quant à moi, j’existe par moi-même et pour moi-même. Les barbes et les sourcils des Anciens ne peuvent pas pousser sur ma figure, ni leurs entrailles s’installer dans mon ventre ; j’ai mes propres entrailles et ma barbe à moi. Et s’il arrive que mon œuvre se rencontre avec celle de tel ou tel autre maître, c’est lui qui me suit et non moi qui l’ait cherché. »
Le désir d’originalité est le père de tous les emprunts, de toutes les imitations. Rien de plus original, rien de plus naturel que de se nourrir des autres. Mais il les faut digérer. Le lion est fait de mouton assimilé, rappelait Valéry. Se goinfrer donc, puis régurgiter, à sa façon, en quelques nuits d’écriture, battant le tout en une mousse écumante, une pâte de références. Les inspirateurs de Térence, Catulle, Virgile ou Horace ne sont ni le souffle du Dieu ni l’aiguillon de la Muse, c’est d’abord Ménandre, Callimaque, Théocrite, Homère, Pindare. Au début de l’Enéide, si Virgile invoque solennellement sa muse, c’est pour lui demander de rappeler à son esprit la mémoire d’une antique tradition, non de conférer à ses vers une puissance prophétique. La poésie latine est donc le fruit d’un travail patient, d’une pesée soigneuse des rythmes et des sons, du choix minutieux des termes et des thèmes.
Dans son Art poétique, Horace le premier identifia le poète au bon artisan, forgeron, orfèvre ou potier. Le savoir technique est supérieur à la Nature. Le génie à l’état brut, sans le concours de l’exercice et de l’ascèse, est un terrain en friche. Et l’Art poétique s’achève par le portrait à charge du poète inspiré qui montre l’insensé (le vésanus débitant ses vésanies) escorté d’une bande de gamins moqueurs, éructant ses vers à la face du ciel. Horace se moque ainsi d’Empédocle, « le poète de Sicile », penché sur le cratère de l’Etna, désirant s’unir au divin : ridicule. Ce poème d’Horace joua pour de longs siècles le rôle d’autorité majeure en matière de composition littéraire. Disqualifiant l’hypothèse du « souffle créateur », il louait à la place la minutie laborieuse du travail poétique : « Sans le patient ouvrage de la lime, il n’est point de bon poète ». C’est aux Grecs que la Muse avait accordé le génie. Horace disait comme Jaccottet, que les nymphes, les dieux, c’était une façon de parler, « des noms pour l’Insaisissable. » Car les Latins, eux, mirent en œuvre une pratique de l’imitation très consciente d’elle-même et de ses fins propres. Pour former sa voix, il faut s’approprier plusieurs voix, bûcher, piocher, surbûcher, comme Flaubert qui relit chaque jour cinq ou six ouvrages, ses sources. Fréquentez les grands maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous rapprocher de leur âme, et vous sortirez de cette étude avec des éblouissements ! Prendre l’habitude de lire tous les jours quelque chose de bon. Cela s’infiltre à la longue. Personne n’est original. Le talent, comme la vie, se transmet par infusion.
Pour Virginia Woolf, la panacée consiste à lire des auteurs astringents, chlorés, asséchants : « Encore une image sans l’avoir fait exprès. Il va falloir que je me plonge dans les Essais de Hume pour me purger. » On dit que Stendhal lisait quelquefois quelques pages du Code civil avant de se mettre à écrire. Lectures orthopédiques pour une correction et une tonicité du style…