Un peu de théorie

Un peu de théorie

Imprimer la fiche
Comme une mésange chassant le ver

Présentation

Comme une mésange chassant le ver

J’ai eu ce bonheur, ayant remplacé la Bibliothèque Rose par Balzac quand j’étais enfant, de m’ébattre, comme une mésange chassant le ver sous les bas taillis, à l’ombre de ce feuillage inextricable. (Colette)

Une fois retombée l’impression immédiatement musicale que procure la lecture à haute voix, je me tais et je laisse apparaître ce qui est moins éclatant que la voix. Le voilé, c’est l’encre des livres de poche sur le papier jaune et poreux, Mais je lis aussi des encres pures, très noires, foncées, qui paraissent solides comme un monument.
Le soir, je m’endors sur le coude. Mon auriculaire gauche tient le livre ouvert. Sans livre, j’ai peur. Il y a toujours, entre le bord du lit et moi, un livre. Comme il y avait une épée entre Tristan et Iseut pour qu’ils ne soient pas tentés de se posséder, je place un livre entre le vide et moi.

Lire, c’est avoir le pouvoir de se concentrer, de retenir, ne pas oublier qui parle, ce qui vient de se passer. Alors je me déconcentre, brutalement, pour me prouver que je suis capable d’avoir un pied dans chaque monde. Je lève la tête, je secoue le livre, je soupire parce que la phrase était belle, je répète quelques mots pour être sûre que ma mémoire atteint ma bouche. Je regarde dehors, je reviens au livre : cela s’appelle accommoder. Passer ainsi d’un monde si proche à un monde tellement lointain, s’accommoder du réel et de la fiction, avec la même aisance, c’est vivre heureux.

J’ai appris à lire les notes et les lettres, presque au même moment. On dit déchiffrer, pour la musique comme pour la lecture. Et jamais je n’oublierai qu’une salle de classe où l’on ânonne est exactement comme le déchiffrage plein de couac d’une partition de musique. Celui qui lit est interprète et chante.

Je me souviens de mes débuts comme interprète, surtout des livres et des mots que je ne comprenais pas. J’étais très myope, je portais des lunettes à verres épais qui pesaient sur mon nez. Les plaquettes me faisaient deux traces rouges de part et d’autre de l’arête. Je venais de lire un ouvrage où un homme portait aux chevilles les stigmates de l’esclavage. J’en ai déduit qu’on pouvait donner au mot stigmate le sens de tout ce qui marque. J’ai dit à mes parents que mes lunettes me faisaient des stigmates sur le nez. Ils ont cru sûrement à une crise mystique. Ils m’ont demandé de ne jamais répéter le mot, comme si c’était un gros mot.

Quand on ignore les mots, quand on ne connaît pas encore, dans sa chair, les sensations décrites, quand ni l’intelligence ni le bon sens ne peuvent vous raisonner, alors on peut être, à vie, marquée par un livre anodin. La lecture est une rencontre à laquelle personne ne prépare, un danger que personne ne peut écarter. L’incompréhension est nécessaire à la lecture, elle est un pacte à signer. Lire, c’est être dupe et promettre. Les auteurs de roman policier parlent du dixième indice, le seul vrai, tous les autres sont faux et nous le savons bien.

Pour faire tomber à genoux, un livre n’a pas besoin d’être Bible. Colette raconte qu’elle a ouvert, à la scène de l’accouchement, le Zola interdit, qu’elle avait dix ans et qu’elle s’est évanouie : « Le gazon me reçut, étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers apportaient, frais tués, dans la cuisine. »

Certains livres m’effraient, beaucoup m’effraient. Mais le livre n’est pas effrayant, il est léger et mince. Pourtant, toujours je me souviendrai que j’ai eu peur. Quand j’ai lu Les grandes familles, par exemple, j’ai eu peur du gynécologue, avec sa lampe frontale. J’ai lu L’Age de raison, vers onze ans, j’y ai découvert que les femmes s’épilaient les aisselles et que leurs poils repoussaient drus comme de petites épines. Ce sont probablement les premières métaphores qui m’ait frappée. Pour m’en débarrasser, j’ai dû les écrire. Quand elle fait horreur, la lecture est aussi inoubliable qu’une atrocité réelle ou un cauchemar récurrent.

Parfois ma lecture consiste précisément à oublier ce que je lis. Je promène mes yeux et mes doigts sur le papier, pour sa douceur, son odeur. Je n’aurais jamais pu lire l’énorme ouvrage de Lewis Carroll sur la logique, sans le doux papier bible de la Pléiade. Ce texte, honnêtement, je ne l’ai pas lu, je l’ai seulement caressé. Système de la mode, de Roland Barthes, je l’ai très peu lu mais beaucoup touché, je l’ai lu avec les doigts parce qu’il avait été publié dans un magnifique coffret.

Je me souviens que le livre de poche où j’ai découvert Le Rouge et Le noir était d’occasion, taché d’humidité, jaune et que j’y rencontrais des moustiques desséchés et probablement des crottes de nez. J’y ajoutai les miennes. Cela me semblait nécessaire à la lecture, à la concentration, au bonheur. Un livre que j’ai envie de salir est un livre que j’aime.

Je lis avec le désespoir d’être myope et la peur de ne pas saisir la beauté des caractères. Je me demande parfois si ce que je lis m’intéresse, si ma lecture ne consiste pas plutôt en un grand embrassement des pages.

Dans la collection Le Vice impuni, j’avais acheté Sur la lecture, de Marcel Proust : « … s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. »

J’ai lu un livre de science-fiction qui s’appelait L’Anneau monde et je ne sais plus rien de l’histoire, je me rappelle seulement l’avoir posé, pour faire l’amour, sur la tablette qui servait de chevet, dans la caravane, et qu’il est tombé. Ce qui subsiste dans ma mémoire est le geste simple que j’ai accompli pour ramasser le livre. Je me souviens aussi d’avoir joui.

On gravait sur les cadrans solaires Omnes vulnerant, ultima necat, que l’on traduisait par Toutes les heures blessent, la dernière tue. La lecture aussi mesure le temps. Peut-être est-ce pour cela que les livres blessent à la relecture.

Lire sur le coude et être dérangée dans sa lecture par les fourmis. Lire dehors, au soleil, et être dérangée par la chaleur. A l’agacement et au mal qu’on veut au soleil se mesurent l’importance et l’intérêt du livre.

J’éprouve toujours le même étonnement inquiet quand j’ai fini le livre. J’interromps souvent ma lecture, je vais lire quoi après ? J’enregistre, au Dictaphone, penser à taper 3615 Electre. Et je ralentis ma lecture.

Quand j’étais kinésithérapeute en gériatrie, une vieille dame jetait par terre les miettes de son petit déjeuner. Pourquoi faites-vous ça ? Elle m’a répondu qu’elle en aurait pour la matinée à balayer, à aller chercher la pelle, là-bas, dans la buanderie, à revenir dans sa chambre avec la pelle, à faire le ménage, à rassembler les miettes dans un sac en plastique, à s’en aller, avec le sac en plastique jusqu’au vide-ordures, à revenir. Oui, cela prendrait bien une matinée. Ensuite l’ennui renaîtrait.
Puisque j’ai peur de ne plus avoir de quoi lire, je traîne, je tourne les pages lentement, je lis les index, la table, du même auteur, dans la même collection. Je relis la quatrième de couverture. Je fais comme la vieille dame, de peur de l’ennui, de peur de ne plus jamais trouver un livre qui me plaira autant.

Sur la lecture de Marcel Proust a tout dit sur l’exaspération qui saisit quand on est dérangé dans sa lecture, sur la peur qu’il reste trop peu de temps jusqu’au repas, sur la vision, sur la description, sur l’haleine. Mais il me manque une phrase, une phrase de La Recherche, qui concerne l’abri des toilettes. Elles seraient, je cite de mémoire, le lieu de la lecture, de la volupté et des larmes.

Pascal Quignard m’a initiée aux fragments. Ce sont de petits morceaux de lecture qui sont longs à lire comme on imagine que sont longs à mâcher les morceaux de saumon sec que taillent les haïkus. Ensuite, j’ai aimé Les Notes de chevet de Sei Shônagon, les aphorismes, les traits désespérés d’Henri Calet : « Je n’écris plus que des feuilles mortes. »

Il y a beaucoup de livres sur la lecture. Ce sont des ouroboros, des serpents qui se mordent la queue. Le Lecteur de Pascal Quignard (« A la Bibliothèque Nationale, les bibliothécaires nomment fantôme la plaquette de carton mise en la place du livre communiqué au lecteur. »), Ivre de livres d’Alain Nadaud, par exemple.

Tout comme Colette qui lisait comme un oiseau chasse, Alain Nadaud voit, dans un livre ouvert, « un nid d’insectes et sous la forme de minuscules caractères typographiques, la vie grouille à l’intérieur. » Je lis comme un prédateur. Quand je lis, j’ai l’appétit d’un fourmilier et c’est pourtant bien moi qui tombe dans le piège sablonneux, en forme d’entonnoir, de l’écrivain fourmi-lion.

« Sachant que vous êtes immortel, comment organiserez-vous vos journées ? » demandait Jean Tardieu dans Le Professeur Froeppel. Si je lis, je commence un décompte. Combien de livres me reste-t-il à lire ? Je sais que je ne pourrai pas tout lire. Choisir est un courage.

Avant d’écrire moi-même, je ne savais pas qu’on pouvait critiquer un livre, qu’on en avait le droit. Je lisais ce qui était écrit, c’est tout. Et puis, je me forçais à lire jusqu’au bout, comme on oblige un enfant à finir son assiette. Je lisais comme j’avais mâché, des heures durant, de petits bouts de viande dont j’avais sucé tout le sang. Un jour, Borges écrivit : « Je suis un lecteur hédoniste. » Alors je me suis donné le droit de ne pas finir mon assiette, le droit de critiquer la saveur du plat. Peu à peu, j’ai corrigé. Peu à peu, j’ai protesté, j’ai relevé les coquilles au crayon de papier, j’ai traité, in petto, l’auteur de raciste, de sexiste, de sanglier. Avant, j’ignorais tout à fait cette rébellion contre la lecture.

Parfois, j’entends quelqu’un lire à haute voix. Par curiosité je me penche sur son épaule, j’écoute, j’éprouve de l’admiration pour les lectrices et les lecteurs qui ne lisent pas exactement ce qui est écrit, qui se trompent, transforment inconsciemment la phrase, oublient le et qui gênait leur propre rythme, raccourcissent, allongent, à leur gré. Je ne sais pas lire ainsi. Je suis trop disciplinée. J’ai lu Roland Barthes, je sais que je ne suis pas aussi stricte que je le dis, bien des mots m’ont échappés mais j’ai encore trop tendance à considérer le livre comme une partition où il n’y aurait pas de cadence et le lecteur à voix haute comme un interprète en audition. Je suis fille d’institutrice. A l’école, la lecture est une discipline. Je préfère qu’on dise une matière.

Je lis mes amis, avec passion et une curiosité malsaine. Quand j’ai peur, je ne lis plus que mes amis. Et quand ma vie est trop dure, je n’arrive même plus à lire. Je ne rassemble plus les mots, je déprime. La phrase ne m’intéresse pas. C’est un symptôme. J’entends souvent, autour de moi, je ne lis plus depuis la mort de mon mari, depuis que je suis au chômage, depuis qu’elle est partie. Et puis, quelque temps après, ils avouent recommencer à lire un peu. L’effort de lecture est signe de guérison. Elle n’est pas seulement demande d’évasion et d’oubli, elle réclame, elle demande, elle nécessite la saine présence du lecteur. Si l’imaginaire est resté là-bas, avec le mort ou l’absent, il n’y a plus de lecture. Voilà ce que j’ai cru comprendre.

J’aime lire ne veut rien dire. J’aime vivre dans les livres est sûrement ce qui se rapproche le plus de la vérité.

J’avais acheté un livre de Roger Laporte, à couverture blanche, forte, cartonnée. Il a glissé du sac, il est tombé sur le trottoir. La couverture, au coin, s’est écrasée, s’est plissée comme un triple menton. Le trottoir l’avait griffée et salie. Ce livre ne m’a pas procuré le plaisir que j’en avais attendu. Sa beauté extérieure avait été souillée, j’ai fui sa lecture comme si l’intérieur aussi avait pu se flétrir.

Dressée dans mon roman, La Verrière, cette bibliothèque d’adolescente : « Mes parents avaient décoré la salle à manger avec des livres de peinture. Ils collectionnaient les beaux livres. Je crois que c'est ainsi que ma mère avait connu Clarisse. Tous les autres bouquins, les poches d'avant ma naissance, les achats obligatoires des clubs du livre, les cadeaux, les erreurs, c'est dans ma chambre qu'ils finissaient.
La construction de ma bibliothèque me marqua comme celle d'une prison. Il y avait, dans ma chambre, une porte qui donnait sur le palier. Mes parents s'empressèrent de la condamner. Mais au lieu de la masquer avec des briques et du ciment, mon père se contenta d'aller faire couper des planches d'aggloméré pour dresser, devant cette porte, une volée de rayonnages. Ce fut donc à la fois ma bibliothèque et la grille de ma prison. Chaque étagère était un barreau verticalement disposé, que ma mère avait recouvert de papier adhésif. Ils apportèrent les livres, comme des cairons, des parpaings, des matériaux de construction durable, et le poids du papier m'interdit toute évasion.
Puisque les livres s'étaient emparés de mon espace, je leur demandai, en échange de leur existence solide et matérielle qui m'encombrait, des leçons et des éblouissements moins diffus que l'écran brouillé de la télévision. J'ai cru que les livres m'avaient fait pénétrer jusque dans la matière des robes, jusque dans la peau, jusque dans les cheveux, mais aucun d'eux n'était juste et vivant et je ne le compris que lorsque je regardai le jeu de la vie sur les mains de Mina et dans sa voix. Les livres étaient incapables de traduire même les mouvements de la surface du corps. Mina était un luxe et une moisson miraculeuse.
Je me souviens d'avoir lu L'Age de raison et cru que les poils des aisselles, lorsqu'ils repoussent après l'épilation, ressemblent à de petites épines. C'était faux. Les poils qui reparaissaient sous les bras de Mina étaient mouvants comme du poivre. J'ai eu peur des Grandes Familles, à cause du gynécologue, ganté et effrayant, mais chez Mina, il y avait du coton, somptueux et sensuel quand on le retirait, en arquant les jambes, en riant, plein de rouge.
Tout ce que j'ai lu, les influences auxquelles j'ai accepté de me soumettre m'avaient laissée ignorante et seule. Mina détrônait tous les volumes, toutes les collections, même reliées de cuir. Près d’elle, mes livres n’étaient plus que des manteaux magnifiques ou imperméables, des corps vidés de leur sang. Même ma mère avait plus d'attention et de conscience que ces ouvrages-là. Quand elle me faisait souffrir, elle était plus impitoyable qu'un écrivain appliqué, sous prétexte d'histoire, à décrire un supplice.

Je n’ai pas d’enfants, je suis libre de lire. Tous les livres que mes parents ont lu représentent le temps qu’ils ne m’ont pas accordé. Adolescente, j’ai cru que la vie et la littérature faisaient double emploi, qu’il fallait savoir choisir entre une personne et un livre, entre l’amour et la lecture. Il a fallu sans doute une telle confusion pour que je devienne, à ce point, un écrivain convaincu de ne pas vivre.

...

Article paru dans la revue « Lire et savoir » (Gallimard Jeunesse), n°5, octobre 1996