Un peu de théorie

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Le principe du bon voisin

Présentation

Le principe du bon voisin : citation, imitation, inspiration

Le « principe du bon voisin » dans une bibliothèque fut inventé par Aby Warburg, qui en donna la définition suivante : « Quand vous allez prendre un livre dans les rayons, celui dont vous avez réellement besoin n’est pas celui-là mais son voisin. »
En quoi la bibliothèque de Warburg nous intéresse-t-elle ? C’est qu’elle permet de comprendre mieux comment fonctionnent les effets de déplacement. Comment en déplaçant les éléments — qu’ils soient des mots, des phrases, des questions —, en permutant les choses, en les recomposant sans cesse, on adopte une attitude heuristique - c'est-à-dire qu’on fait preuve d’une volonté d’invention.

Nous allons voir en quoi l’écriture respecte, elle aussi, ce principe de nomadisme. Un livre est fait de lambeaux du corps d’autres livres. Et même de la chair d’un ou plusieurs auteurs modèles. Un livre est un corps. Un livre est même le plus conducteur des corps, d’où peut-être cette tension, ce courant, l’arc électrique entre les livres d’une bibliothèque, qu’elle soit publique ou privée. On n’écrit pas ex nihilo. Consciemment ou non, on écrit toujours à partir des livres. Et l’écriture dépèce le corps des livres qu’elle vampirise. C’est un peu le mythe d’Osiris, découpé en quatorze morceaux par son frère Seth et recollé par les incantations magiques d’Isis. Dans cette affaire, l’auteur joue le rôle de Seth et le lecteur celui d’Isis, qui reconstitue le corps du livre.
Je propose donc de réfléchir à ces questions au travers de trois gestes fondateurs de l’écriture : la citation, l’imitation, l’inspiration, au sens de s’inspirer de.

INTRODUCTION
L’étude en elle-même est interminable. Infinie. L’étymologie d’étude, en latin studium renvoie à une racine qui désigne les heurts, les chocs. Etudier et s’étonner (studiare et stupire) sont donc parents. Celui qui étudie est dans l’état de qui a reçu un choc et demeure stupéfait devant ce qui l’a frappé. Chocs entre les livres, chocs entre le livre et le chercheur. D’où cette alternance de stupeur et de lucidité, de découverte et de perte, de passion et d’action. Prenez les longues heures de vagabondage dans et entre les livres, quand le moindre fragment semble ouvrir une voie nouvelle, aussitôt perdue, dès que se présente une nouvelle rencontre. Parce que l’étude, la lecture, l’écriture sont placées sous le signe labyrinthique de « la loi du bon voisin ».
Mais qu’est-ce que la loi du bon voisin et, plus précisément, qu’est-ce que « le principe du bon voisin dans une bibliothèque » ? Il fut inventé par Aby Warburg, qui en donna la définition suivante : « Quand vous allez prendre un livre dans les rayons, celui dont vous avez réellement besoin n’est pas celui-là mais son voisin. »
Pour Aby Warburg, historien de l’art et savant fou, la bibliothèque doit être toujours en mouvement parce que la solution d’un problème est forcément ailleurs que là où on la cherche ! De plus chaque recherche tend vers une réponse en amenant d’autres questions. Une bibliothèque de travail est aussi et surtout une bibliothèque en travail, un véritable espace de questions, un « espace de pensée », sans frontières entre les disciplines, mais des liens partout, une désorientation réglée, interdisciplinaire, dont le classement oblige à entrer dans les problèmes.
Cette bibliothèque, imaginée par Warburg, et mise sur pied entre 1900 et 1906, se visite à Londres, au Warburg Institute.
En quoi la bibliothèque de Warburg nous intéresse-t-elle ? C’est qu’elle permet de comprendre mieux comment fonctionnent les effets de déplacement. Comment en déplaçant les éléments — qu’ils soient des mots, des phrases, des questions —, en permutant les choses, en les recomposant sans cesse, on adopte une attitude heuristique - c'est-à-dire une volonté d’invention.

Nous allons voir en quoi l’écriture respecte, elle aussi, ce principe de nomadisme En quoi un livre est-il fait de lambeaux du corps d’autres livres ? Et même de la chair d’un ou plusieurs auteurs modèles ? Un livre est un corps. Un livre est même le plus conducteur des corps, d’où peut-être cette tension, ce courant, l’arc électrique entre les livres d’une bibliothèque, qu’elle soit publique ou privée. On n’écrit pas ex nihilo. Consciemment ou non, on écrit toujours à partir des livres. Et l’écriture dépèce le corps des livres qu’elle vampirise. C’est un peu le mythe d’Osiris, découpé en 14 morceaux par son frère Seth et recollé par les incantations magiques d’Isis. Dans cette affaire, l’auteur joue le rôle de Seth et le lecteur celui d’Isis, qui reconstitue le corps du livre.
Je vous propose de réfléchir à ces questions au travers de 3 gestes de l’écriture : la citation, l’imitation, l’inspiration, au sens de s’inspirer de.

1° LA CITATION
Mallarmé rappelle que le livre se prêtait à un sacrifice : on faisait saigner la tranche rouge des anciens tomes par l’introduction d’une arme, ou coupe-papier, pour en établir la prise de possession. Le lecteur et son arme blanche. Joyce faisait figurer les ciseaux et le pot à colle comme objets emblématiques de l’écriture. Proust quand il épinglait ses paperoles comparait son travail à celui d’un couturier qui bâtit une robe, petits bouts de papier piqués ici et là, aux draps du lit. Et Michel Leiris, dans Biffures : « Lorsque je me sentais inapte à extraire de ma propre substance quoi que ce soit qui méritât d’être couché sur le papier, je copiais volontiers des textes, collais sur les pages vierges de cahiers ou de carnets des articles ou des illustrations découpés dans des périodiques (…), mécanique de ces gestes auxquels il est difficile de ne pas prendre plaisir même si l’on n’en attend aucune espèce de résultat pratique : tailler à coups de ciseaux, rogner, badigeonner, appliquer bien à l’équerre une surface sur une autre surface. »
Découpage et collage sont les expériences fondamentales du papier, lecture et écriture en seraient les formes métaphoriques.
Et Montaigne le premier, affirmant : « Nous ne faisons que nous entregloser. » Les livres s’engendrent ainsi, par l’appropriation ou la reprise d’un fragment préexistant dans un livre ancien. Toute écriture est glose et entreglose. Toute écriture jouit de confronter, grouper, unir entre eux des éléments distincts, comme par un obscur appétit de juxtaposition ou de combinaison. Toute l’écriture est collage et glose, citation et commentaire.

Lorsque je cite, je prélève, je mutile. Et lorsque je lis, tout simplement, même sans arme, mes yeux déjà isolent des morceaux du texte. Puis le fragment élu se convertit en morceau choisi. Pas encore greffe mais organe découpé et mis en réserve. Toute lecture fait éclater le texte, le démonte, l’éparpille. Souligner une phrase ou la déporter dans un calepin procède déjà d’un acte de citation qui désagrège le texte et détache un morceau de son contexte.
Quintilien assimilait la lecture à une manducation. Après le dépeçage d’Osiris, voici le cannibalisme : « De même qu’on mâche longtemps les aliments pour les digérer plus aisément, dit Quintilien, de même ce que nous lisons, loin d’entrer tout cru dans notre esprit, ne doit être transmis à la mémoire et à l’imitation qu’après avoir été broyé et trituré. »
La lecture repose donc sur une opération initiale de déprédation et d’appropriation.

A quoi sert de citer ? Autrefois, l’auteur, l’auctor se devait de citer pour s’agréger à la tradition. Par exemple, le corpus des œuvres des Pères de l’Eglise s’identifie à la tradition. Donc citer un élément de ce corpus confère l’autorité, l’auctoritas, par delà l’auteur particulier qui l’énonce.
Puis l’idée de la citation comme tremplin heuristique viendra en force à la Renaissance. Citer pour excite l’imagination. Lire un crayon à la main, recommande Erasme. Cerner le texte d’un trait, c’est déjà tracer le patron de la découpe pour faire saillir un élément du texte. Citer, c’est donc insérer dans son propre texte un corps étranger. Aussi son assimilation, de même que la greffe d’un organe, comporte un risque de rejet. Mais c’est l’occasion d’une jubilation, quand la greffe prend, que l’opération réussit. J’épingle des morceaux choisis, je les greffe sur le corps de mon texte, comme les paperoles de Proust. Les guillemets comme les cicatrices de la greffe.

Une fois agrégée à mon texte, comment se comporte le corps étranger ? La substance de la citation est une dynamique, une puissance, l’étymologie le confirme. Citare, en latin, c’est mettre en mouvement, faire passer du repos à l’action. Faire venir à soi, appeler, puis exciter, provoquer. Dans le vocabulaire de la corrida, on cite le taureau. Toute citation est une force motrice, son sens est dans l’accident ou dans le choc. Nous y revoilà. Le choc. Un texte est une réserve inépuisable d’énergie.
Dans la machinerie du texte, le fonctionnement de la citation a pour fonction l’engendrement, elle est source d’énergie pour augmenter le texte, et une fonction de remémoration. « Le fait même, disait Valéry Larbaud, que ce vers, cette phrase entre guillemets vient d’ailleurs, élargit l’horizon intellectuel que je trace autour du lecteur. C’est un appel ou un rappel, une communication établie : toute la Poésie, tout le trésor de la littérature évoqué brièvement, mis en relation avec mon ouvrage dans la pensée de celui qui le lit. »

Quelques exemples, monstrueux ou divertissants, de CITEURS ET DE CITEUSES :

Montaigne cite, mais il est furieux de citer. Montaigne copie, puisant comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. Mais il est las que les Essais semblent un amas hétéroclite de citations. A quoi sert de citer ? « Nous savons dire : ‘Ciceron dit ainsi ; voilà les moeurs de Platon ; ce sont les mots mêmes d’Aristote’. Mais nous, que disons-nous nous mêmes, que jugeons-nous ? que faisons-nous ? Autant en dirait un perroquet. » Montaigne va jusqu’à nier que la citation ait chez lui un rôle d’engendrement. Il affirme ne faire qu’effleurer et pincer « par la tête ou par les pieds tantôt un auteur tantôt un autre », non pour former ses opinions, mais seulement pour les seconder, les servir.

Il est bon de garnir son nid d’idées nouvelles, certes, mais Virginia Woolf, pour d’autres raisons que Montaigne, voulut se dégager aussi de l’emprise de la citation. Les femmes, dit-elle, écrivent comme des femmes. Inutile de nous tourner vers les grands écrivains masculins pour leur demander une aide, quel que soit le plaisir que nous puissions trouver à aller vers eux… C’est que le poids, la démarche, l’allure d’un esprit masculin sont par trop étrangers pour qu’une femme puisse y prendre quelque chose de substantiel. Woolf dit qu’il n’existe aucune phrase masculine courante dont une femme puisse faire usage. Elle en conclut avec une alarmante lucidité qu’un tel manque de tradition, une telle insuffisance d’instruments ont dû peser lourdement sur les écrits des femmes.

Enfin, Borges et Bioy Casares révélèrent, dans leurs Chroniques de Bustos Domecq, l’écrivain César Palladion. Il fut, de 1911 à 1919, d’une fécondité surhumaine, publiant, presque coup sur coup, L’Emile, Le Chien des Baskerville, La Case de l’Oncle Tom, les Géorgiques… La mort le surprit en plein chantier d’un Evangile selon saint Luc… La méthodologie de Paladion fit évidemment l’objet de recherches et de thèses nombreuses. On déclara qu’il employait la technique de « l’ampliation d’unités ». Toutefois, à une différence près : l’unité que les auteurs reprenaient généralement, dans le fonds littéraire commun, était le mot, ou, disons, tout au plus, une phrase complète de six à huit lignes. Mais Paladion, dès 1909, était allé au-delà, puisqu’il annexa, pour ainsi dire, un ouvrage entier. « A partir de ce moment, estiment Borges et Bioy Casares, Paladion entreprend, chose que personne avant lui n’avait faite, de fouiller les profondeurs de son âme et de publier des livres qui l’expriment, sans surcharger l’impressionnant corpus bibliographique déjà existant, ni tomber dans la vanité facile d’écrire soi-même une seule ligne. »


2° IMITATION
Le désir d’originalité est le père de toutes les imitations et de tous les emprunts. Rien de plus original, rien de plus naturel que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé, rappelait Valéry.

Copia, qui signifia d’abord, aux temps de Cicéron, abondance, prospérité, éloquence oratoire en vint, en latin médiéval, à signifier copier, copie. Des siècles de copie de manuscrits ont contribué à faire passer la dynamique de l’énergie (d’abord enracinée dans le discours oral) à la copie. Et l’imprimerie a encore accéléré cette victoire de copier.
La copia regroupe toutes les techniques destinées à faciliter un rassemblement de matériaux (lectures variées, traduction, paraphrase, imitation). La copia est associée à l’art de la mémoire, chargé de fixer les matériaux de l’esprit comme dans un magasin. Processus constant d’absorption et de re-production créatrice.
L’auteur, en tant qu’imitateur, admet ne pouvoir échapper entièrement aux contraintes engendrées par ce qu’il a lu. Mais il écrira en réaction contre la pression exercée par ce qui s’est déjà écrit. Il rivalisera, luttera avec l’original, émulation et non imitation servile.
Erasme : « Tu dois digérer ce que tu as dévoré au cours de lectures variées et soutenues et le transporter par la réflexion dans les veines de l’esprit plutôt que dans ta mémoire ou ton carnet. Ainsi, ton talent naturel, gorgé de nourritures de toutes sortes, engendrera de lui-même un discours imprégné non pas du parfum d’une fleur, d’une feuille ou d’un aromate particulier, mais des qualités innées et des sentiments de ton cœur, si bien que celui qui lira ton ouvrage ne reconnaîtra pas des fragments tirés de Cicéron mais l’image d’un esprit nourri de toutes sortes de savoirs. »
Ecrire serait donc l’acte de transformer les livres d’autrui en oeuvre personnelle. Le lecteur doit dévorer ses modèles, en détruire la substance étrangère afin de la régénérer, dans le vif de son énonciation, comme un fruit de sa propre nature.
Les grandes œuvres littéraires du XVIe trahissent toute la conscience aiguë d’être nées à l’ombre d’un « texte-père », voué à la destruction pour que la vie continue. Erasme et sa lecture soulignante, la méthode du « carnet », les compilations et les dictionnaires, autant de recettes pour préserver une matière durable tout en détruisant la forme particulière des textes sources. L’écrivain doit affirmer son indépendance en multipliant et en fragmentant ses modèles afin de ne pas se laisser prendre au prestige d’un seul auteur. L’auteur, en tant qu’imitateur, admet ne pouvoir échapper entièrement aux contraintes engendrées par ce qu’il a lu, mais il faut qu’il gomme la richesse des sources écrites préexistantes et qu’il tente de présenter le discours comme jaillissant immédiatement de son souffle ou de sa voix. Se goinfrer donc, puis régurgiter, à sa façon, en quelques nuits d’écriture, battant le tout en une mousse écumante, une pâte de références.

Les inspirateurs de Térence, Catulle, Virgile ou Horace ne sont ni le souffle d’Apollon ni l’aiguillon de la Muse, c’est d’abord Ménandre, Callimaque, Théocrite, Homère, Pindare. Au début de l’Enéide, si Virgile invoque solennellement sa muse, c’est pour lui demander de rappeler à son esprit la mémoire d’une antique tradition, non de conférer à ses vers une puissance prophétique. La poésie latine est donc le fruit d’un travail d’imitation patient, d’une pesée soigneuse des rythmes et des sons des anciens, d’un choix minutieux parmi leurs termes et leurs thèmes.
Dans son Art poétique, Horace le premier identifia le poète au bon artisan, forgeron, orfèvre ou potier. Ce poème joua pour de longs siècles le rôle d’autorité majeure en matière de composition littéraire. Disqualifiant l’hypothèse du « souffle créateur », il louait à la place la minutie laborieuse du travail poétique : « Sans le patient ouvrage de la lime, il n’est point de bon poète ». C’est aux Grecs que la Muse avait accordé le génie. Car les Latins, eux, mirent en œuvre une pratique de l’imitation très consciente d’elle-même et de ses fins propres. Pour former sa voix, il faut s’approprier plusieurs voix, bûcher, piocher, surbûcher, comme Flaubert, leur descendant, qui relira chaque jour cinq ou six ouvrages, ses sources. Fréquentez les grands maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous rapprocher de leur âme, et vous sortirez de cette étude avec des éblouissements ! Prendre l’habitude de lire tous les jours quelque chose de bon. Cela s’infiltre à la longue. Personne n’est original. Le talent, comme la vie, se transmet par infusion.
Pour Virginia Woolf, la panacée consiste à lire des auteurs astringents, chlorés, asséchants : « Encore une image sans l’avoir fait exprès. Il va falloir que je me plonge dans les Essais de Hume pour me purger. » On dit que Stendhal lisait quelquefois quelques pages du Code civil avant de se mettre à écrire. Lectures orthopédiques pour une correction et une tonicité du style…


3° INSPIRATION
Dans un cours au Collège de France, intitulé Préparation du roman, Roland Barthes permettra le passage théorique de l’imitation à l’inspiration. Car il ne suffit pas de copier le livre. Il faut, dit Barthes, « poser que le passage dialectique de la lecture amoureuse à l’écriture productrice d’œuvre doit recevoir un autre nom ; j’appellerai ce passage : Inspiration. Je n’entends pas ce mot dans un sens mythique romantique (la Muse de Musset), ni dans le sens grec d’enthousiasme (…) mais dans le sens = s’inspirer de. »


L’écrivain en moi serait donc né d’une lecture amoureuse. Jean Rouaud, rencontrant une psychanalyste, se trouve également face à cette question d’une origine amoureuse de l’écriture : « On m’avait prévenu. On ne se met pas tout seul en tête d’avoir envie de devenir écrivain. Ce n’est pas un appel impérieux, une voix dans le désert qui s’élève et dit : Prends ta plume (ce qui pour la solennité passe mieux que prends ta machine à écrire ou ton ordinateur) et écris. Ce n’est pas le résultat d’une bosse de la poésie que Lavater aurait localisée dans une zone rêveuse de la boîte crânienne. Et il est inutile de décortiquer une séquence d’ADN tirée de la sueur d’un manuscrit de Rimbaud dans l’espoir d’y découvrir un gène poétique. Pas plus de main à plume que de main à charrue. On ne se propose pas de devenir écrivain sans avoir fréquenté dans le haut pays de l’enfance une figure qui y ressemble, à laquelle s’identifier. » Pour Rouaud, il semble que le moteur soit un vieux manuscrit d’histoire régionaliste, que son grand-père annota toute sa vie.

Pour Barthes, le moteur est une déformation narcissique : « Pour que l’œuvre de l’autre passe en moi, il faut que je la définisse en moi comme écrite pour moi et qu’en même temps je la déforme, que je la fasse Autre à force d’amour. Or ce que je cherche, ce que je veux, dans l’œuvre que je désire, c’est qu’il se passe quelque chose : une aventure, la dialectique même d’une conjonction amoureuse, où chacune va déformer l’autre par amour et de la sorte créer un troisième terme : ou le rapport lui-même, ou l’œuvre nouvelle, inspirée par l’ancienne.
Toujours ce besoin de filiation : lire et relire un auteur pour lui ressembler. Certains auteurs, dit Barthes, fonctionnent comme des matrices d’écritures. Passer du lire amoureux à l’Ecrire, c’est décoller de l’Identification imaginaire au texte et à l’auteur aimé. L’étranger adoré me pousse, me conduit à affirmer activement l’étranger qui est en moi, l’étranger que je suis pour moi. Voici l’un des modes de « l’influence créatrice ».

Mais pour d’autres, la lecture ou la rencontre avec un écrivain admiré fut une véritable catastrophe.
Voici 2 exemples monstrueux d’inspiration négative.
Dans Bartleby et compagnie, l'Espagnol Enrique Vila-Matas s'interroge sur les mystères de la création littéraire. Le jeune Clément Cadou, auteur en devenir et plein de promesses, présente à ses yeux un exemple bien singulier d’influence néfaste aboutissant à une inspiration négative... est-ce une biographie improbable ?

Fin avril 1963, l'écrivain polonais Witold Gombrowicz est invité à dîner à Paris, chez les Cadou, des amis rencontrés quelques années plus tôt à Buenos Aires. Outre le plaisir et l'honneur de recevoir l'auteur de La pornographie, les Cadou souhaitent lui présenter leur fils de quinze ans, Clément.  
Grand admirateur de Gombrowicz, dont il connaît par coeur certains passages (voilà le principe de la nutrition cher à la Renaissance, Clément aspire à devenir écrivain. En dépit de son jeune âge, il témoigne de dispositions évidentes en ce sens... Il se prépare donc à son destin littéraire.

 Pour ses parents, il ne fait pas de doute que la rencontre avec le grand écrivain polonais va profondément marquer leur fils. Quelle n'est pas leur surprise, le moment venu, de constater que Clément reste étrangement silencieux face à Gombrowicz. Il est incapable de lui adresser le moindre mot. Sous le coup de l'émotion, il est comme paralysé...

 C'est qu'une étrange pathologie vient de l'atteindre. Depuis quelques minutes, il se prend pour un meuble... Le mal aurait pu n'être que passager. Il s'avère durable et met un point final à ses ambitions littéraires. Jusqu'à la fin de sa vie, Clément Cadou se prendra pour un meuble. Vila-Matas ne dit pas lequel. Peut-être un meuble de bibliothèque…

Le Journal de Kafka, moins sujet à caution, que le personnage de Clément Cadou, présente également un exemple d’inspiration négative. Du fait de la lecture de Goethe, auteur d’ailleurs d’un ouvrage au nom de meuble, le Divan, Kafka est également en grand danger de mutisme et de réification : « Je suis assis dans la chambre, et j’ai le silence qu’il faut, mais au lieu de me mettre à écrire, activité dans laquelle, avant-hier encore, j’aurais brûlé de me jeter de tout mon être, je suis resté cette fois un long moment à regarder fixement mes doigts. Je crois que j’ai passé cette semaine sous l’influence implacable de Goethe, je crois que je viens d’épuiser les ressources de cette influence et que j’en suis redevenu bon à rien. (…) L’enthousiasme ininterrompu avec lequel je lis des choses sur Goethe m’empêche radicalement d’écrire. »


CONCLUSION

POUR CONCLURE ce questionnement sur 3 gestes d’écriture concernant le corps du livre, voire la peau du livre, 3 gestes CITER IMITER S’INSPIRER qui déplacent à la fois le texte, l’auteur et le lecteur, les mêlent, les emmêlent, je voudrais montrer Hélène Cixous, palpant des manuscrits originaux : « Je caressais, dit-elle, Je ne lisais pas. Plus exactement je lisais seulement la peau du livre. Je touchais. Je remontai. J’allai m’approchant du biblique des livres, qui sont d’abord des objets magiques, des pâtes composées de peaux, de membranes d’arbre, de pellicules de roseaux d’Egypte, de peaux d’agneau de Pergame, de la peau des doigts humains. Les livres qui sont toujours encore finement tremblants de ces mémoires espérantes. Non, rien à voir avec ces lectures de textes extraits de leur couche matérielle, ces détachements de textes auxquels souvent je me livre pour me délecter de délectures savantes. Ici, je palpais. (…) Il y a près d’un an j’ai touché — « Pascal ». — Ai-je touché Pascal ou « Pascal » ? Ou la mémoire de la main, de la fièvre, des gouttes de sueur, des larmes, de Pascal ? Est-ce que je veux (le) toucher ? Aurais-je voulu toucher sa main ? La main de corps ? Le corps de sa main ? Les mêmes mots pour la chair et pour le papier. Pour le concret et pour l’abstrait. Ça ne se sépare pas. Non : je voulais, je veux, toucher la main de l’âme, la main de la pensée, la main mue par la parole déferlante dont je viens effleurer les traces. »

L’écriture est donc du domaine du toucher. Comme le toucher, la sensibilité de l’écriture est transitive et non réflexive. Il nous faut toujours quelqu’un d’autre que nous-même pour sentir notre propre écriture, car le toucher, comme le texte, requiert l’altérité. Nous ne sentons que l’autre, et si nous parvenons à nous sentir nous-même, ce ne sera qu’à l’occasion et en dépendance de cette sensation de l’autre, et non par une réflexivité de la chair.

Mon lecteur lit. Je ne sens que par sa lecture, et si je peux parfois toucher ma propre écriture, ce ne sera qu’à l’occasion et en dépendance de cette sensation de l’autre, et non par une réflexivité de mon travail, qui s’offrirait à moi comme dans un miroir.
Mon lecteur forme mon « être-au-livre », et nous vivons ensemble au rythme de cette dynamique fondamentale, un vaste mouvement d’échange, dans lequel les êtres, comme les textes, ne sont pas stables et statiques, mais sans substance et transitoires.
L’interprète, c'est-à-dire le lecteur, fait une expérience par la caresse : ne se saisissant jamais de rien, parfois il ne lit pas, caresse seulement la page. C’est une lecture autre. De la paume.