Un peu de théorie

Un peu de théorie

Imprimer la fiche
Voir dans la réalité de son être

Présentation

Une correction heureuse, une solution impromptue se déclare, à la faveur d’un brusque coup d’œil sur la page mécontente et laissée. Tout se réveille. On était mal engagé. Tout reverdit. La solution nouvelle dégage un mot important, le rend libre — comme aux échecs, un coup libère ce fou ou ce pion qui va pouvoir agir. Sans ce coup, l’œuvre n’était pas.
Par ce coup elle est aussitôt.
 (Paul Valéry)

Tous les auteurs restent pantelants devant la découverte brusque de la solution d’un problème. Ils couraient, tranquilles, à vitesse réduite, et soudain le moment qui leur ouvrit la voie des réminiscences. Ce lieu du temps est le kairos. Moment opportun, occasion. Il est temps. C’est l’instant où la parole tombera au bon moment. La chasse, le sens politique, la navigation se nourrissent du kairos. C’est un temps énergétique puisqu’il produit quelque chose, c’est un changement, une force. Capacité à prévoir la suite des événements pour s’y préparer de plus loin. Cette maîtrise du kairos est un des traits qui caractérise également l’art du cocher. Savoir rendre aux chevaux toutes les rênes au bon moment, les pousser au moment décisif. L’excellence du navigateur ne se mesure pas à l’étendue de son savoir, elle se reconnaît à sa capacité de prévoir et de découvrir à l’avance les pièges de la mer qui sont aussi les occasions qu’elle offre à l’intelligence du pilote. Zeus peut souffler un vent de départ. Encore faut-il, pour en profiter, l’avoir prévu et guetté. Zeus représente l’occasion offerte, Kairos représente l’instant propice que doit saisir le bon pilote quand il a su discerner de loin l’occasion qui lui sera donnée d’exercer sa techne.

Satori est un mot du zen. Il est un accès d’incandescence du kairos, le moment dans sa pure exception, dans sa puissance absolue de mutation. Exemple occidental de satori : la madeleine de Proust, ou plutôt les pavés de Venise, le tintement et la serviette : « Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel était dissipés… » Autre exemple occidental, mais quarante ans plus tard : pendant quelques jours passés à Paris et en Bretagne, Jack Kerouac, le chef de file du mouvement beat, venu en France pour y rechercher l’origine de son nom véritable, Jean Louis Lebris de Kerouac, dit avoir reçu une sorte d’illumination qui l’a une fois de plus transformé, orienté dans une direction à suivre sept ans ou plus. « Bref, ç’a été un satori, écrit-il, un réveil brusque ou tout simplement un éblouissement de l’œil. Appelez ça comme vous voudrez mais il s’est bel et bien passé quelque chose. Et lors de mes premières rêveries, le voyage terminé, une fois rentré chez moi, alors que j’essaie de mettre de l’ordre dans la confuse multitude des événements de ces dix jours, il me semble que le satori a été provoqué par un chauffeur de taxi nommé Raymond Baillet ; d’autres fois, je crois que ce pourrait bien être cette peur paranoïaque éprouvée dans le brouillard des rues du Finistère à trois heures du matin ; d’autres fois je me dis que c’est M. Castejaloux et sa secrétaire, jeune femme d’une éblouissante beauté… »
Le langage chrétien dirait conversion ou illumination, alors que le satori n’est pas descente en soi d’une vérité, d’un dieu, mais plutôt brusque débouché sur le vide. Un satori : sorte de catastrophe mentale qui se produit d’un seul coup. Comptes-rendus de satori, Japon, XVIIIe siècle : « Tout d’un coup, immense concentration mentale : j’avais l’impression d’être congelé dans un champ de glace qui s’étendait sur des milliers de milles, et en dedans de moi, il y avait une sensation d’absolue sécurité. » On s’exclame : « C’est ça ! » Ce serait la traduction japonaise du grec eurêka. Suzuki : « Le temps viendra où votre esprit sera soudainement arrêté comme un vieux rat pris dans un cul-de-sac. Alors il y a aura un plongeon dans l’inconnu, avec le cri : ‘Ah, c’est cela !’ » Ce cri dit l’énergie du désespoir, quand le disciple voit la solution qu’il porte en lui et qui se manifeste plutôt comme une sensation que comme une connaissance.
Le zen prit naissance en Chine, à l’arrivée, en 505, à Canton, d’un moine bouddhiste indien : Boddhi-Dharma. Il n’est autre qu’une admirable symbiose entre la tradition taoïste chinoise et le bouddhisme indien, formidable arsenal pour lutter contre le démon de la spéculation tout en sauvegardant une raison d’être métaphysique, lucide et rigoureuse. Dans le zen, tout est dans l’éveil, ou satori. Il en est de même pour la poésie. Seul l’éveil rend la poésie adéquate et authentique. Pour provoquer l’éveil, le zen utilise l’exercice poétique du kôan. Les textes qui servent de kôan ne sont pas de simples récits. Ils possèdent un pouvoir de précipitation particulier, reconnu et prouvé après huit siècles d’utilisation continuelle. Le kôan ne démontre rien, il est utilisé pour provoquer un vif ébranlement mental permettant à une intuition directe de se faire jour. Les maîtres se servent des kôan pour briser les tendances dualistes, généralisatrices et conceptuelles de la pensée chez leurs disciples. Ils veulent provoquer des états d’âme précis et non pas enseigner, aussi n’ont-ils que faire de logique.
L’exercice se pratique ainsi : l’étudiant sollicite un entretien avec son maître auquel il fait part d’une difficulté. Le maître donne à l’étudiant un kôan sur lequel celui-ci devra « travailler ». Il s’efforcera de l’avoir toujours présent à l’esprit, mais de n’y pas penser, car plus on l’examine intellectuellement, plus on s’éloigne du résultat désiré. Suivant l’image traditionnelle, l’étudiant ayant vidé son mental de toute pensée saisit le kôan qu’il jette au fond de son esprit, comme au centre d’un bassin rempli d’eau calme, et il examine l’effet produit. « Frapper des deux mains produit un son. Quel est le son d’une seule main ? » Le disciple ne doit pas plus réfléchir aux mots du kôan qu’à ceux d’un poème. Le kôan doit servir d’accumulateur d’énergie psychique. Il se saisit de la force que l’intellect déploie généralement en pure perte dans son éternel mouvement dualiste. Un jour, subitement, par excès de tension sans tension (c’est tout le secret du zen) se produira une sorte de cataclysme mental qui provoquera la « re-structuration illuminatrice » définitive, le satori, la constatation de ce que nous sommes. Ce que le zen appelle : « Voir dans la réalité de son être. »