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Ernaux (Annie) > L'écriture comme un couteau

Présentation

Annie Ernaux, L'écriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003.

> Présentation de l'éditeur
C'est la première fois qu'Annie Ernaux publie un livre d'entretiens. Avec Frédéric-Yves Jeannet, elle parle de sa venue à l'écriture, de sa manière de travailler, de ses raisons d'écrire.

> Essai de bio-bibliographie
Annie Ernaux est née à Lillebonne en 1940, elle a passé son enfance et son adolescence à Yvetot, en Normandie, où ses parents tenaient un café-épicerie. Agrégée de Lettres Modernes, elle a été professeur à Annecy, Pontoise et au CNED. Elle vit à Cergy depuis 1975. En 1984 elle a obtenu le prix Renaudot pour l’un de ses ouvrages à caractère autobiographique, La Place.
« Mon imaginaire des mots, c’est la pierre et le couteau » : cette déclaration dit la trajectoire exigeante et risquée d’Annie Ernaux, son écriture décapée, mettant à nu la douleur, la joie, la complexité d’exister. Des phrases sans métaphores, sans épanchement, sans effets, lames affûtées qui tranchent dans le vif, écorchent. Une écriture clinique, minérale, blanche, elle dit « plate ». Eviter, en écrivant, de se laisser aller à l’émotion. Mais elle avoue aussi le « désir d’écrire quelque chose de dangereux ».
Très tôt dans sa carrière littéraire, Annie Ernaux a renoncé à la fiction pour revenir inlassablement sur le matériau autobiographique puis « auto-socio-biographique » constitué d’abord par son enfance dans le café-épicerie parental d’Yvetot. Pour elle, le récit est un besoin d’exister.
À la croisée de l’expérience historique et de l’expérience individuelle, son écriture, dépouillée de toute fioriture stylistique, raconte d’abord la vie de ses parents. La Place (Gallimard, 1983) évoque le père, ouvrier qui a conquis sa petite « place au soleil », devenu commerçant, qui « n’est jamais entré dans un musée, il ne lisait que Paris-Normandie et se servait toujours de son Opinel pour manger ». Père aimé qui disait à sa fille : « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre. »
La Honte (Gallimard, 1997) et son incipit terrible et admirable : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. »
L’adolescence d’Annie Ernaux est dans Ce qu’ils disent ou rien ; son mariage dans La Femme gelée ; son avortement dans L’Événement ; la maladie d’Alzheimer de sa mère dans Je ne suis pas sortie de ma nuit, puis la mort de sa mère, le 7 avril 1986, sa vie d’ouvrière et de commerçante, dans Une femme ; le cancer du sein d’Annie Ernaux dans L’Usage de la photo… Elle écrit dans la langue de ce monde ouvrier et paysan normand qui a été le sien jusqu’à l’âge de dix-huit ans, âge auquel elle a commencé, à son tour, à s’élever socialement.
A partir des années 90, avec notamment Journal du dehors et La vie extérieure, Annie Ernaux entame une collection d’instantanés de la vie quotidienne collective dans les grandes surfaces de Cergy, dans le R.E.R, une véritable écriture photographique du réel.

> Extrait

« Il arrive, au cours des rencontres, qu’on m’interroge sur ce que je fais, qu’on confronte mon livre à ma vie, qu’on réclame, d’une certaine manière, des comptes. Je me dis qu’on a le droit de me les réclamer et que je dois répondre, même si j’ai envie de fuir. Ou alors, il ne faudrait pas publier. L’idée même que l’écriture puisse être considérée et pratiquée comme un jeu plus ou moins éblouissant, sans pouvoir sur le monde, est de celles qui me font pleurer de colère, comme la justification du racisme ou de l’excision des petites filles. Puisqu’il y a justement dans l’écriture, si on le désire, de quoi transformer les visions habituelles, les idéologies. Je veux dire que le choix du sujet, la structure du récit, l’ordre et la nature des mots peuvent mettre en question la réalité. Venant d’un monde dominé socialement, si je ne croyais pas cela aussi, que l’écriture est une force de transgression, peut-être aurais-je moins de raisons d’aller jusqu'au bout de ce désir d’écrire. »

> Mon lexique Annie-Ernaux
En 2009, j'ai eu l'occasion de recevoir Annie Ernaux pour un entretien public, à la Médiathèque "L'Astrolabe" de Cergy. Pour préparer les questions que je souhaitais lui poser et pour me préparer moi-même, intellectuellement et émotionnellement, à la côtoyer, j'ai "fabriqué" ce petit lexique, un mini dictionnaire Ernaux pour mieux comprendre et ressentir les chemins par lesquels j'entrerais dans son oeuvre. Le texte qui suit est donc un agrégat de citations d'Annie Ernaux, mêlées à mes propres commentaires. Les guillemets garantissent la parole d'Annie Ernaux, mais il m'est arrivé d'agglomérer, dans un acte de violence syntaxique, certaines de ces citations, en une phrase plus longue. On se gardera donc d'utiliser ces phrases d'Annie Ernaux sans avoir auparavant vérifié, dans le texte original, la pureté de leur venue.

EMOTION : «Mon imaginaire des mots, c’est la pierre et le couteau» dit assez la trajectoire exigeante et risquée d’Annie Ernaux, son écriture décapée, mettant à nu la douleur, la joie, la complexité d’exister. Phrases sans métaphores, sans épanchement, sans effets, lames affûtées qui tranchent dans le vif, écorchent. Ecriture clinique, minérale, blanche, «plate». Mais elle dit aussi le « désir d’écrire quelque chose de dangereux ». Eviter, en écrivant, de se laisser aller à l’émotion.

CRITIQUE : "Je crois qu’un petit nombre de critiques ne me pardonne pas ma façon d’écrire le social et le sexuel, de ne pas respecter une sorte de bienséance intellectuelle, artistique, en mélangeant le langage du corps et la réflexion sur l’écriture, en ayant autant d’intérêt pour les hypermarchés, le RER, que pour la bibliothèque de la Sorbonne, ça leur fait violence…"

POURQUOI ECRIVEZ-VOUS ? : « Pour sauver de l’effacement des êtres et des choses dont j’ai été l’actrice, le siège ou le témoin, dans une société et un temps donné, oui, je sens que c’est là ma grande motivation d’écrire. C’est par là une façon de sauver aussi ma propre existence. Mais cela ne peut se faire sans cette tension, sans cet effort, sans une perte du sentiment de soi dans l’écriture, une espèce de dissolution, et aussi avec une mise à distance extrême. C’est pourquoi le journal intime à lui seul ne me sauve pas. Parce qu’il ne sauve que mes moments à moi. (…) J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu'à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel. J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme "don" ».

ŒUVRE : "Je n’ai pas employé le mot œuvre. En ce qui me concerne, ce n’est pas un mot que je pense, ni que j’écris, c’est un mot pour les autres, comme le mot écrivain d’ailleurs. Mots de nécrologie, de manuels littéraires, quand tout est terminé. Je préfère écriture, écrire, faire des livres, qui évoquent une activité en cours."

VOYAGES : "Les rencontres avec des étudiants, des écrivains, des journalistes, me font vivre à la surface de moi-même, dans la dispersion. Ce n’est pas désagréable, ce sont des vacances au sens étymologique, une période de vide. Difficile à supporter plus d’une semaine. Surtout si j’ai un texte en cours. Dans ce cas, la prison c’est dehors et la liberté le bureau où je m’enferme. C’est là que j’existe vraiment."

GENRE (littéraire) : "Les Armoires vides, La Femme gelée paraissent avec la mention de « roman ». La Place pourrait être qualifiée de « récit autobiographique ». Le « je » du texte et le nom sur la couverture renvoient à la même personne. Mais La Place, Une Femme, La Honte, sont moins autobiographiques que 'auto-socio-biographiques'.
Passion simple, L’Occupation sont des analyses sur le mode impersonnel de passions personnelles. Ces textes sont avant tout des 'explorations'. il s’agit moins de dire le moi ou de le retrouver que de le perdre dans une réalité plus vaste : une culture, une douleur… Cette forme me donne l’impression d’une immense et terrible liberté. En refusant la fiction, toutes les possibilités de forme se sont ouvertes."

ROMAN (Faut-il se déterminer toujours par rapport au roman ?) : "Ce qu’on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Mais au bout du compte le label, le genre, n’ont aucune importance, on le sait bien. Il y a seulement des livres qui bouleversent, ouvrent des pensées, des rêves ou des désirs, accompagnent, donnent envie d’écrire soi-même, parfois. Ce qui compte dans les livres, c’est ce qu’ils font advenir en soi et hors de soi."

JOURNAL INTIME ("J’ai commencé un journal intime quand j’avais seize ans, un soir de chagrin, à une époque où je ne prévoyais pas spécialement d’engager ma vie dans l’écriture") : "Un soir, à seize ans, je suis allée chercher un cahier Clairefontaine dans le magasin de ma mère et j’ai noté l’année, la date, puis exhalé mon chagrin qui était de nature amoureuse et sociale (je ne pouvais, faute de robe à danser, aller à un bal où serait le garçon que j’aimais, où iraient certaines filles de la classe). Le pli était pris, définitivement, sans que je m’en doute, sans aucune volonté de ma part."
Mais il faut faire une différence entre le journal vraiment intime et celui qui contient un projet précis, c’est le cas de Journal du dehors et La vie extérieure qui tournent volontairement le dos à l’introspection et à l’anecdote personnelle. Ces ouvrages ont plutôt l’intention de faire des sortes de photographies de la réalité collective, urbaine, quotidienne. Annie Ernaux rédige également un « journal d’écriture », fait des doutes et des problèmes qu’elle rencontre en écrivant : "Au bout d’un certain temps, le journal intime d’une période de la vie peut devenir un document, on y voit le « je » comme une autre et la vérité de l’écriture commence à apparaître".

RECEPTION FAMILIALE DU ROMAN : Les Armoires vides sont conçues comme un roman. Une fille de vingt ans avorte dans sa chambre de la Cité Universitaire. Pourtant à l’intérieur de ce cadre fictionnel, Annie Ernaux procède à une anamnèse de sa propre déchirure sociale : petite fille d’épiciers-cafetiers, allant à l’école privée, faisant des études supérieures. « Le cumul de l’origine sociale dominée et de la condition faite aux filles a été lourd, j’ai frôlé le désastre. » Jusqu'à la lecture du Deuxième sexe de Beauvoir, à dix-huit ans. Révélation. La prise de conscience, si elle ne résout rien, est le premier pas de la libération, de l’action. "Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue."
La mère d’Annie Ernaux lira courageusement ce livre : "Elle a dû souffrir énormément à cause de ce livre. Mais elle a joué le jeu, fait comme si tout était inventé. Elle s’est tue par admiration inconditionnelle envers la littérature et les écrivains".

JE : Le "je" c’est une voix, tandis que "il" et "elle" créent des personnages. "Un 'je' qui renvoie explicitement à ma personne tout en refusant toute fictionnalisation. Je sens l’écriture comme une transsubstantiation, comme la transformation de ce qui appartient au vécu, au moi, en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne. Cela m’est apparu en écrivant L’Occupation : je sens, je sais, au moment même où j’écris, ce n’est pas ma jalousie qui est dans le texte, mais de la jalousie, c'est-à-dire quelque chose d’immatériel, de sensible et d’intelligible que les autres pourront peut-être s’approprier.

ECRITURE PLATE : Celle-là même qu’Annie Ernaux utilisait en écrivant autrefois à ses parents pour leur dire les nouvelles essentielles. Lettres concises, à la limite du dépouillement, sans effet de style, sans humour, choses qui auraient été perçues par eux comme des « manières », des « embarras ». « Par et dans le choix de cette écriture, je crois que j’assume et dépasse la déchirure culturelle : celle d’être une ‘immigrée de l’intérieur’ de la société française. » Comme enfant vivant dans un milieu dominé, elle a eu une expérience précoce et continue de la réalité des luttes de classes. Bourdieu évoque « l’excès de mémoire du stigmatisé », une mémoire indélébile : "Je l’ai pour toujours. C’est elle qui est à l’œuvre dans mon regard sur les gens, dans Journal du dehors et La Vie extérieure. Ecrire c’est aussi donner à des expressions du français populaire leur pleine signification sociale."

CHANSONS : "Il y a peu de textes où je n’évoque pas des chansons parce qu’elles jalonnent toute ma vie et que chacune ramène des images, des sensations, une chaîne proliférante de souvenirs et le contexte d’une année : la Lambada de l’été 1989, I will survive de 1998… Ce sont des 'madeleines' à la fois personnelles et collectives."

« ECRITURE DE LA DISTANCE » : L’écriture est ce travail de mise au jour de la réalité : celle du milieu populaire d’enfance, de l’acculturation qui est aussi déchirure d’avec le monde d’origine, de la sexualité féminine. "Il allait de soi que mon écriture en écrivant Les Armoires vides me paraissait de nature autant politique que littéraire : un lexique véhiculant les 'langages illégitimes', une syntaxe de type populaire." « L’écriture de la distance » peut se définir comme l’intrusion, l’irruption de la vision des dominés dans la littérature, avec les outils linguistiques des dominants, notamment la syntaxe classique. Par exemple dans La Place.

PSYCHANALYSE : Annie Ernaux dit que l’écriture n’est pas un travail sur soi, c’est même tout le contraire. On n’écrit pas pour se libérer de ses problèmes et de son mal de vivre. Malentendu car c’est croire que l’écriture N’EST QUE la recherche de choses enfouies, qu’elle ressemble au processus de la cure psychanalytique. "Il me semble qu’en écrivant je me projette dans le monde, au-delà des apparences, par un travail où tout mon savoir, ma culture aussi, ma mémoire etc. sont engagés et qui aboutit à un texte, donc aux autres. C’est tout le contraire d’un travail sur soi." Il y des moments où elle pense, comme Adorno, que la psychanalyse transforme en banalités conventionnelles les secrets douloureux de l’existence individuelle.

ARGENT : Impossibilité d’établir une relation entre le prix d’un livre et ce qu’il a coûté à son auteur. C’est toujours à la fois trop et pas assez. "Le fait que je n’aie pas fait de l’écriture mon métier, que je n’aie pas besoin de publier rapidement, joue beaucoup : je peux prendre le temps d’accepter mon désir."

GAUCHE : "Être de gauche, c’est croire que l’Etat peut quelque chose pour rendre l’individu plus heureux, plus libre, plus éduqué, que ce n’est pas seulement affaire de volonté personnelle. Au fond de la vision de droite, on trouve toujours une acceptation de l’inégalité, de la loi du plus fort et de la sélection naturelle, tout ce qui est à l’œuvre dans le libéralisme économique déferlant sur le monde actuel. Ecrire est selon moi une activité politique, c'est-à-dire qui peut contribuer au dévoilement et au changement du monde ou au contraire conforter l’ordre social, moral, existant."

LECTURE : "L’empreinte des livres sur mon imaginaire, sur l’acquisition, évidemment, du langage écrit, sur mes désirs, mes valeurs, ma sexualité, me paraît immense. J’ai vraiment tout cherché dans la lecture. Et puis, l’écriture a pris le relais, remplissant ma vie, devenant le lieu de la recherche de la réalité que je plaçais autrefois dans les livres."

ECRITURE FEMININE : "Il ne faut pas diviser la littéraire comme le sexe biologique. On ne dit pas 'écriture masculine'. Dire écriture féminine c’est faire de la différence sexuelle une détermination majeure à la fois de la création et de la réception : une écriture de femme, pour les femmes… Pourtant on est produit de son histoire et notre histoire est présente dans l’écriture. J’ai une histoire de femme, par quel miracle s’évanouirait-elle devant ma table de travail, ne laissant qu’un écrivain pur ?"

CULPABILITE : "Je me demandais si je ne serais pas plus heureuse en cessant d’écrire, si je ne gâchais pas la vie de tout le monde, de mon mari et de mes enfants. Je ne me demandais pas si ce n’était pas eux qui gâchaient la mienne. Les femmes qui écrivent n’échappent pas à cette sensation d’illégitimité de se livrer à une activité qui ne concerne pas la famille". "Le fait d’écrire donne à l’existence sa forme. J’ai parfois l’impression de vivre sur deux plans à la fois : celui de la vie et celui de l’écriture. Echange continuel, dans la vie et dans les livres, entre l’amour, le sexe et l’écriture."

PASSION : Une seule fois la perspective d’écrire fait horreur à Annie Ernaux. C’est pendant qu’elle éprouve une passion violente pour un homme. Alors l’existence était si inouie, si intense, sans effort ni travail que l’écriture, avec la mise à distance qu’elle suppose, ne peut apparaître que comme un désert, un arrachement atroce. "La passion, c’est un état de jouissance total de l’être et d’enfermement dans le présent, c’est d’abord un état. L’écriture n’est pas un état, c’est une activité. La perte de soi, que je vois dans les deux, que je cherche sans doute, n’aboutit pas au même résultat."

MANUSCRITS : Ses manuscrits ressemblent à un patchwork : paragraphes bourrés de rajouts, avec des feutres de couleurs différentes…