Essais

Essais

Imprimer la fiche
Le syndrome de Diogène, éloge des vieillesses
Régine Detambel
Le syndrome de Diogène, éloge des vieillesses
Actes Sud

Date de parution : 2008
ISBN : 978-2-7427-7043-4
Format : 11,5 x 21,7 cm
250 pages

23 €
Lire un extrait
Dit par l'auteur
Présentation Presse Nota Bene

On ne sait pas grand-chose de la "vieillesse", on ne sait presque rien des super-adultes, on sait seulement, mais sans en avoir encore suffisamment conscience, que ce que nous appelons vieillesse est une chose culturellement construite. Cet âge de la vie a très peu été pensé, sinon sous forme d'images d'Epinal, presque toutes négatives et stéréotypées. Il faut donc tout reprendre. De quoi sont faites nos représentations de l'adulte âgé ? Sur quels modèles (à renouveler, à repenser) sont-elles construites ? Dans quelle langue, sur quel lexique reposent-elles ? Par conséquent, de quoi nous servons-nous pour appréhender notre propre vieillissement et celui des autres ? Et si nous n'avions que des idées reçues sur les vieillesses ?

L'avis de l'éditeur
Marie-Catherine Vacher, Actes Sud
La reconnaissance du problème du vieillissement de la population en Occident oblige enfin à sortir des idées reçues sur la vieillesse et à réviser les propos conventionnels sur la beauté, le désir, la sexualité. Régine Detambel convoque ici une intime et longue connaissance du corps, son érudition littéraire et les différents horizons du geste artistique pour montrer, notamment, comment les artistes, en offrant à l’humanité des œuvres majeures conçues dans leur grand âge, nous donnent sans doute, à travers elles, la seule leçon de vie qui vaille.

C’est en écrivain du temps et du corps, c’est en lectrice invétérée - mais que fascine également le geste artistique dans tous ses états – que, sur le modèle de son Petit éloge de la peau, Régine Detambel s’interroge sur le processus du vieillissement, convoquant les données biologiques et les principaux mécanismes responsables du vieillissement dont elle évoque les effets sur l’organisme – citant Colette ou Hermann Hesse en proie aux rhumatismes, Monet aux prises avec la cataracte, ou Renoir frappé d’hémiplégie… Vieillir, en simple citoyen ou en artiste célèbre, c’est devenir vulnérable, courir des risques divers que tente de pallier la discipline médicale relativement nouvelle qu’est la gériatrie. A nos sociétés en quête de stratégies pour limiter les effets du vieillissement, les mythes anciens hantés de fontaines de Jouvence et autres élixirs de longue vie, ne semblent plus suffire et elles ont sans grand regret substitué à la méthode Faust ou Dorian Gray, toute la panoplie de l’hygiène de vie en ses divers avatars, pharmacopée incluse.

Il est vrai que depuis Cicéron et Sénèque, tout à leur noble et philosophique exaltation de la figure du vieux Sage, l’image de la vieillesse s’est passablement altérée, d’autant que la vieillesse heureuse n’est pas donnée à tous. Face à la découverte de sa propre vieillesse c’est l’effroi, la surprise et le scandale : la langue, Régine Detambel le montre, recèle de terribles richesses pour désigner le corps décati des vieillards, stigmatisé dès l’Antiquité par les poètes et dramaturges (Martial, Juvénal et leurs épigrammes ou caricatures au vitriol) puis par la Commedia d’ell’arte (et Molière) suivie de Voltaire ou Gide (entre autres…). Le simple dictionnaire n’est pas en reste. Ce qui n’étonne pas, si l’on considère que dans la littérature (Le Roi Lear) comme dans la vie, la vieillesse est souvent maltraitée : on l’enferme – de l’hospice à la maison de retraite médicalisée. Mais est-il possible de bien vieillir en institution ? Qu’y deviennent les Philémon et Baucis, ou Les Vieux de Brel, avant que la mort ne les sépare ? Question taboue, d’autant que la “scandaleuse” sexualité des vieillards fait toujours, dans nos sociétés, l’objet de moquerie sinon de répression. Pourtant la beauté du corps vieilli existe (qu’on songe aux textes de Beauvoir ou aux “beaux vieillards” : Goethe, Jouhandeau…) et la sexualité des vieillards est évoquée tant dans la mythologie que dans la Bible où Mathusalem, Abraham et Sarah engendrent à plus de cent ans ! Plus près de nous, il faut lire ou relire les “confessions impudiques” des romanciers japonais, Kawabata et Tanizaki, ou l’évocation de la vie sociale des vieillards et leur sexualité, chez des auteurs aussi différents que Alessandro Barrico, Noëlle Châtelet, Alice Ferney,… sans parler des témoignages directs d’auteurs octogénaires : Dominique Rolin, Béatrix Beck, Benoîte Groult.

Dès lors, sans doute convient-il de suivre les conseils, observations et méditations pour une vieillesse heureuse d’un Herman Hesse et d’un John Cowper Powys prônant une vieillesse ardemment créatrice, à l’instar de celles d’un Léonard de Vinci, d’un Goya, d’un Victor Hugo, d’un Claudel, d’un Picasso, d’un Bram Van Velde, d’une Nathalie Sarraute – une vieillesse conçue comme purification du corps et exaltation de l’esprit et de la spiritualité (de Platon à Jouhandeau en passant par Paul Valéry ou Michel Leiris) Et peut-être convient-il, de porter un regard rassurant et rassuré sur ces êtres, "nos semblables, nos frères" qui, en offrant à l’humanité des œuvres majeures conçues dans le temps de leur plus grand âge, nous donnent à travers elles, la seule leçon de vie qui vaille ?

 


Entretien
Auteur
 d’un
 essai 
Le
 syndrome
 de
 Diogène, 
éloge 
des 
vieillesses
 (Actes
 Sud,
 2008), 
Régine
 Detambel
 nous
 fait
 partager
 son
 point
 de
 vue
 et
 le
 regard
 singulier
 qu’elle
 porte
 sur
 cette 
« 
vieillesse 
» 
trop 
souvent 
décriée.
 
Auteur
 de
 plusieurs
 romans,
 pourquoi
 avoir
 choisi
 d’écrire
 cet
 essai
 sur
 la
 thématique
 de
 la
 vieillesse
?

Il 
n’y 
a 
pas 
de
 rupture 
de 
ton 
ou 
de 
thème
 avec 
les
 ouvrages
 que
 j’ai 
déjà 
publiés. 
C’est 
un
 sujet
 qui
 me
 tient
 à
 cœur,
 que
 j’ai
 fréquemment
 repris
 dans
 des
 essais
 ou
 bien
 dans
 des
 ouvrages
 de
 fiction.
 Cet
 attachement
 remonte
 à
 mes
 dix‐huit
 ans,
 à
 l’occasion
 de
 mes
 études
 de
 kinésithérapie
 où
 j’ai
 été
 mise
 tout
 de
 suite
 en
 immersion
 dans
 un
 service
 de
 gériatrie
 en
 long
 séjour.
 C’était
 mon
 premier
 lien
 avec
 une
 humanité
 en
 perte
 d’identité
 et,
 pour 
ma 
formation 
romanesque, 
cette 
période 
de 
ma 
vie 
a 
été 
fondamentale.


Que
 vous 
inspire 
justement 
« 
cette 
vieillesse 
» 
? 
Comment 
la 
bien
 comprendre 
?

Il 
me
 paraît 
important
 de 
comprendre 
pourquoi 
il 
y 
a
 cette 
haine
 presque 
viscérale 
envers
 les
 personnes
 âgées.
 Aussi,
 c’est
 un
 amalgame
 constant
 qui
 est
 fait
 entre
 vieillesse
 et
 mort, 
vieillesse 
et 
Alzheimer, 
vieillesse
 et 
déchéance. 
Il 
faut 
bien 
se
 souvenir 
d’une 
chose,
 c’est
 que
 l’on
 ne
 meurt
 pas
 de
 vieillesse,
 mais
 l’on
 meurt
 toujours
 de
 quelque
 chose ! Beaucoup
 trop
 de
 personnes
 âgées
 se
 taisent
 sur
 ce
 qu’est
 leur
 vie
 car
 elles
 sont
 immédiatement
 critiquées.
 Ce
 sont
 toutes
 ces
 choses‐là,
 taboues,
 rejetées,
 qui
 me
 paraissent
 incompréhensibles,
 qui 
me 
poussent 
à 
écrire 
sur 
ce 
sujet.


De
 quelle 
manière 
avez‐vous
 procédé 
pour 
rédiger 
cet 
essai 
?


Cet
 ouvrage
 rassemble
 toutes
 nos
 représentations
 de
 la
 vieillesse.
 Ce
 regard
 et
 ces
 représentations
 nous
 sont
 appris
 et
 enseignés
 depuis
 notre
 plus
 jeune
 enfance,
 à
 travers
 les 
récits, 
mais 
aussi 
à 
travers 
notre 
entourage. 
Bref, 
ces
 représentations 
nous 
formatent
 et
 nous
 ne
 nous
 en
 rendons
 pas
 toujours
 compte.
 Notre
 conception
 de
 la
 vieillesse
 n’est
 pas
 naturelle, 
mais 
fabriquée.
 Il 
faut 
en
 prendre 
conscience 
très
 vite.
 J’ai
 donc
 répertorié,
 tout
 ce
 qui,
 depuis
 l’antiquité
 d’Aristote,
 constitue
 la
 matière
 de
 cette
représentation.
 Cette 
culture 
ancienne
 n’a 
jamais 
fait 
la 
part 
belle 
à 
la 
vieillesse 
et 
a
 souvent
 donné
 à
 la
 personne
 âgée
 un
 rôle
 qui
 n’est
 pas
 le
 sien 
:
 être
 le
 sage
 ou
 bien
 le
 fou,
 mais
 n’être
 jamais
 sur
 un
 pied
 d’égalité
 avec
 le
 reste
 du
 monde.
 De
 la
 même
 façon
 que
 les
 féministes
 ont
 travaillé
 sur
 la
 représentation
 des
 femmes
 dans
 la
 société,
 j’ai
 souhaité 
réaliser
 ce
 même
 travail 
de
 recherche 
mais 
pour 
les 
personnes 
âgées.

Dans
 le
 cadre
 d’une
 animation
 autour
 de
 la
 santé
 proposée
 par
 la
 Médiathèque
 de
 Givors,
 vous
 allez
 animer
 une
 conférence.
 Selon
 vous,
 qu’est‐ce
 que
 le
 public
 doit
 retenir
 de
 votre
 intervention
?

La
 santé 
n’est 
pas 
seulement 
une 
santé
 physique 
mais 
c’est 
une 
santé 
tous
 azimuts.
 L’une
 des
 choses
 à
 retenir
 est
 qu’il
 n’y
 a
 pas
 une
 vieillesse,
 mais
 des
 vieillesses.
 Il
 y
 a
 autant
 de
 vieillesses
 qu’il 
y 
a
 d’êtres 
humains. 
Tout 
le
 monde
 doit 
tenter 
de 
comprendre
 ce
 qui 
tisse
 sa
 propre
 représentation
 de
 la
 vieillesse
 pour
 chasser
 préjugés
 et
 stéréotypes.
 Ce
 qui
 je
 voudrais
 que
 le
 public
 retienne
 serait
 que
 chacun
 se
 pose
 intérieurement
 la
 question
 suivante
 :
 quelle
 est
 la
 part
 du
 conditionnement
 dans
 ma
 représentation
 de
 la
 vieillesse,
 qu’elle 
soit 
mienne 
ou 
étrangère 
? 
Cela 
doit 
tous 
nous
 interpeller 
aujourd'hui.


 


Table des matières

L’ARGUS DE LA LANGUE. — De senex à ganache
Les mots et les choses
La preuve par l’étymologie
Enumérations
Géronte et Vétustilla
Aristote, miroir des humanités
D’une encyclopédie impossible
L’enfance de l’âge
Relativité


ETATS DES LIEUX. — Les corps mûrissants
Infatigables
Avant que s’obscurcisse le soleil
Des humeurs de la vie
Centenaires
Bâtons de vieillesse
A quoi sert de vieillir ?
Le même merdier, à l’infini


LES MIROIRS NOIRS. — Narcisse sous oxygène
Insensiblement
Le mal de l’air
Le nom, le jour
Tain noir
Stèles
Le Carême des souris
Passions dormantes


L’ASSEMBLEE DES SAGES. — L’âge des contemplations
Peau de chagrin
La méthode du docteur Cato
Programme d’entraînement cérébral
Prendre le soleil
Savoir tout recommencer
Toujours utiles
Les jeunes explorateurs


LA NEF DES FOUS. — Les immémoriaux
Harpagonneries
Perroquets et ritournelles
La très jeune Parque
L’invention éponyme d’Aloïs Alzheimer
Foirades


COMMENT VIVRE ENSEMBLE ? — Parfois des lits indignes
Le cocotier ou Comment s’en débarrasser
La goutte d’eau
N’épouser rien que soi
Intimités
J’oignais ma mère
La fin du monde


SPLENDEURS ET MISERES DU MASCULIN — Le démon de midi
Spermatogenèse
L’âge heureux de l’impuissance
Les pieds de Satsuko


REGRETS DES BELLES — Le sang retourné
Comme une flore, comme un zoo
Faire la morte
Baubô


LES VENTRES LUMINEUX — Noces de chêne
Une belle vieille
Les noces du chêne et du tilleul


STYLES TARDIFS — Vieillir en création
L’homme qui plantait des arbres
La vespérale
L’œuvre ultime
Falstaff et les vieillards
Un monde en chaussons


Bibliographie
Référence des citations

 


Ouvrages de l'auteur abordant les mêmes thématiques
Le long séjour (Julliard, 1991)
Pandémonium (Gallimard, 2006)
Noces de chêne (Gallimard, 2008)

 

Natalia Tauzia, psychogérontologue
Notes de lecture
A l’instar de La Vieillesse de Simone de Beauvoir dans les années 70, Régine Detambel publie un ouvrage aussi remarquable qu’inclassable chez Actes Sud.
Cette auteur polymorphe, hantée par la vieillesse depuis son expérience professionnelle en maison de retraite, nous a déjà offert dans son œuvre littéraire, et notamment dans l'un de ses premiers romans, paru en 1990, Le long Séjour, un regard lucide à propos de la précarité de l'identité des vieillards en institution.
En attendant la sortie de Noces de chêne chez Gallimard, cet éloge des vieillesses, comme l’indique le sous-titre du Syndrome de Diogène nous invite à un voyage aussi terrible que poétique au cœur de l’essence de l’âge.

L’écriture vive et acérée, nourrie d’une grande érudition, Régine Detambel fait de chaque mot un acte de résistance, une véritable guerre des mots définissant la guerre des corps, la guerre déclarée que notre monde livre au corps vieilli, apparenté au corps malade et ainsi accaparé par le discours médical : "Désormais la vieillesse est officiellement reconnue comme un organe malade du grand corps social."
Ce que la langue fait au vieillissement des corps, voici ce dont elle traite ici, en défaisant avec férocité les représentations et clichés convenus d’une certaine "rhétorique du crépuscule de la vie". Des barbons ridicules de Molière au Géronte victime et malade d'aujourd'hui, on a confisqué les trésors de la vieillesse pour que nous n’en ayons rien à faire, rien à apprendre ni à attendre… juste un âge de déchéance à combattre et retarder. Ainsi s’énumèrent les mots désenchanteurs qui encerclent et étranglent à petits feux "l’être-en-devenir-vieux" que nous sommes tous.

Le vieillard, d’abord mal nommé, peut-il connaître le bonheur ? C’est la question cruciale qui occupe ces belles pages et montre à quel point l’auteur connaît l’intime cœur de la vieillesse, ne se laissant pas berner par les classiques tours d’illusionniste des regards conformant Géronte dans les habits étroits de la morale et de l’infantile. Le vieux qui se cache derrière les apparences rassurantes du papi-mamie propre, aimable, docile et prévoyant, est cette figure de Diogène, accumulant à travers ses déchets un détachement, une sagesse cynique où "aucune loi ne vaut, aucune convention ne tient." L’incurie, la puanteur faisant alors office de rempart protégeant la forteresse assaillie par un réel déchaîné.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, derrière la question du bonheur, celle de la possibilité d’accéder au monde intérieur où se forgent les mythes, les désirs et les rêves, seul terreau valable où peut naître le fragile sentiment de bonheur d’un sujet libre entretenant avec son corps enchaîné au réel un dialogue qui va permettre la traversée des âges et de leurs tempêtes.

Ces pages nous proposent alors une médiation littéraire et artistique, indispensable pour entendre les vieillesses, et poser la question qu’elle, comme Benoîte Groult, osent encore poser : "A quelle bibliothèque confier désormais le destin de l’humanité vieillissante ?" Se défaire d’abord des représentations classiques gérontophobes qui continuent de définir la vieillesse, à la manière d’Aristote. Se détacher aussi et surtout du regard de l’autre, pointe acérée où André Gide voit le costume à endosser pour "assumer son âge". C’est ainsi qu’André Gorz définit le vieillissement, comme destin social. On s’aperçoit, un jour, que l’on a vieilli, lorsqu’un autre nous l’a dit. Le risque sera alors de se perdre dans ce rôle auquel on risque de s’identifier, à force de l’endosser. L’âge vient du dehors, de ce renoncement au changement, aux formes mouvantes où l’histoire d’une vie continue son évolution créatrice, où exister consiste à changer, se créer indéfiniment soi-même. Or lorsque face à la pression sociale on accepte "d’être fini", "défini et borné" une fois pour toutes, l’on commence à mourir à l’étroit dans cette "peau de vieux" que l’on subira comme la célèbre tunique de Nessus enserrant Hercule d’une douleur sans fin. Coupé de ses rêves et désirs pour ne subir que l’affront d’une lente dégradation chaque jour accentuée dans un quotidien rendu immuable et stérile, le vieux reconnu comme tel n’aura au mieux que la possibilité d’inspirer pitié pour qu’on le prenne en charge, chez lui ou en maison de retraite. Là, devenu minéral, il sera difficile de trouver des yeux neufs pour contempler le monde, car tout sera fait pour lui dicter, lui rappeler quel costume on s’attend à le voir endosser. Herman Hesse, dans son Eloge de la vieillesse, nous dit bien que malgré tous les deuils qui le frappent, et au cœur même de ces deuils, l’homme âgé peut et doit encore, pour continuer de se sentir homme, exulter. L’imaginaire qui nourrit le rêve d’immortalité est ce flot continuel venant du dedans, du dehors, où triomphe narcisse à travers la figure du centenaire.

A la recherche de l’être profond en nous, qui n’est pas quelqu’un, mais "la possibilité de faire quelqu’un", Valéry définit la vieillesse comme ce temps où s’éloigne la surprise et où l’on se découvre un seul visage, où la voix de l’enfant risque de se taire en soi, ainsi que la voix du rêve. Subissant constamment la menace pour l’esprit que constitue ce corps soumis à son destin, des auteurs de toutes époques nous parlent du vieillir comme un art.

Et c’est tout le mérite de l’auteur de nous rappeler ces textes précieux où Sénèque, Cicéron, Proust, Hugo, Powys, Hesse, Colette, Giono, ancrent le pari de la vieillesse dans la sensation, cette noble capacité de vivre pour soi, et jouir encore bien tard de l’esprit sans âge, inspiré par "ce devoir moral de jouissance des sens".
Pour Powys, le bonheur ne commence qu’à l’âge de la vieillesse, "une fois la rage de la compétition apaisée". Même la menace si terrible, pour nos idéaux postmodernes, de la dépendance, peut nous permettre de jouir à nouveau des sensations propres au tout-petit, rapproché de la nature où toute vie se contemple, "cette vie dont l’exaltation occasionnelle de l’amour, la religion, la philosophie et l’art n’a été que la captivante et fascinante précognition".
Ainsi les capacités créatives du grand âge, après les amours des démons de midi, des "belles au sang retourné" et de leurs "noces de chêne" sont développées dans le dernier chapitre, "Styles tardifs, vieillir en création".

Vieillir comme un état passager, une humeur, tel est l’enjeu. Hesse dit : "Les êtres qui possèdent des dons et se différencient des autres sont tantôt vieux, tantôt jeunes, comme ils sont tantôt joyeux, tantôt tristes." C’est l’éternelle jeunesse de l’œuvre vantée dans le De senectute. Créer, à tout âge, permet de libérer des possibilités de vie ouvrant l’âme à sa connaissance, susceptibles d’accroître la sensibilité qui ouvre à la jouissance du fait de vivre.
L’œuvre ultime ouvre des espaces de liberté que seule la puissance créatrice du grand âge, libérée des contraintes de la jeunesse, autorise. Les vieux Titien, Turner, Monet, Bonnard, Rembrandt, Goya, Bach et son art de la fugue, Goethe et son Faust, Kant et sa critique du jugement, Chateaubriand et sa vie de Rancé, nous offrent une leçon magistrale de ce "style de vieillesse". C’est une rupture dans le besoin exprimé d’abstraction, la réduction à l’essence des choses et des mots. L’artiste âgé ne s’intéresse ni à la beauté, ni à l’effet produit. Son souci est d’exprimer l’univers, de se rapprocher des fondements de l’humanité comme le sont les mythes, le langage du primitif, de l’archaïque.

L’art et la poésie s’offrent comme un moyen de desserrer l’étreinte où le réel tient le corps vieillissant. Non pas, et c’est toute la force de Régine Detambel de nous le montrer, dans le renoncement vertueux et la sagesse morale, mais dans la passion.
Bazaine nous le rappelle : "Le grand âge d’un peintre n’est pas celui d’une installation confortable dans un monde en chaussons."
Comme le temps n’est pas linéaire, il n’y a pas une mais des vieillesses, comme autant de chemins qu’empruntent des vies où se crée et recrée à l’infini la naissance de l’être. Acculé à être soi, sans pouvoir se fuir, redécouvrir l’altérité qui nous constitue, l’essence profonde du désir et des immortelles jouissances, c’est à cela que nous convie l’œuvre ultime, le défi d’une vieillesse riche de ses misères, créative, où "j’écris depuis ma faiblesse".
C’est cet éloge, d’une intelligence rare et d’une compréhension vive des enjeux du vieillir, que signe Régine Detambel. Nul doute que l’on attend avec impatience Noces de chêne.

 


Rencontre à La Charité-sur-Loire (juin 2008)
Marie-Christine Barrault lit Le Syndrome de Diogène, éloge des vieillesses de Régine Detambel
Quand Marie-Christine Barrault prête sa voix, ses accents, son rire et sa surprise aux textes de Régine Detambel, extraits de son dernier ouvrage Le syndrome de Diogène, Eloge des vieillesses, son talent d’actrice se concentre alors sur un sujet d’où chacun se détourne, ce sujet qui pourtant concerne aujourd’hui le plus grand nombre, alors le Festival du mot devient le lieu d’une culture sincère et proche des êtres. Comment Marie-Christine Barrault envisage-t-elle elle-même le vieillissement ?
 "Oh ! Je repense à ce que dit Paul Valéry, cité dans le livre de Régine Detambel. En vieillissant on n’aurait plus qu’un seul visage dit-il, contrairement à la jeunesse qui serait le temps de tous les visages possibles. Alors je me dis qu’il vaudra mieux l’avoir en sympathie ce visage, sinon le tête-à-tête sera difficile !" 

Et comment les textes qu’elle choisit de lire, de dire, l’entrainent-ils vers un renouvellement ? 
"Cette question est fondamentale dans ma vie d’actrice. Il se trouve que je suis catholique et contente de l’être car cette religion est celle où le verbe s’est fait chair. L’acteur est celui qui transforme ce verbe en chair et la chair en verbe. Sans bouger quasiment. C’est la forme d’être vivant qui permet la transformation, un peu comme avec l’alchimiste qui transformait le plomb en or."

 


Martine Boyer-Weinmann, Vieillir, dit-elle. Une anthropologie littéraire de l'âge, Champ Vallon, 2013.
A quel âge est-on vieille aujourd'hui ? Comment les femmes perçoivent-elles l'effet de seuil du processus ? Si Balzac périmait nos aïeules à trente ans, la réalité perçue par les intéressées s'avère moins tranchée : George Sand septuagénaire encourage son "vieux troubadour" déprimé de Flaubert à patienter jusqu'à ce "plus bel âge de la vie" pour accéder au bonheur. Duras se dit vieille à dix-huit ans, Beauvoir s'étiole dans ses vingt, avant de vivre l'itinéraire à rebours. Leurs cadettes sénescentes confient désormais à leurs journaux intimes l'émoi de leurs reverdies successives et se sentent assez gaillardes pour renouveler leur jouvence jusqu'au marathon final.
Face à la parole des anthropologues, philosophes, gérontologues et autres psychologues, les Femmes écrivains (Beauvoir, Cannone, Cixous, Detambel, Duras, Ernaux, Huston, O'Faolain, Rolin...) libèrent au XXIe siècle une énergétique de crise aux antipodes des idées reçues. Vieillir est bien un art du temps, avec ses ruses, ses foucades et ses têtes à queue turbulents. C'est aussi une affaire de style existentiel et d'intelligence du rapport au monde, auquel l'écriture confère une griffe complice. Le lecteur est convié dans cet essai de gai savoir à une anthropologie littéraire de l'âge au féminin, depuis l'effroi de la première ride jusqu'aux surprises ultimes de la connaissance de soi.

Cf. pp. 133-144, le chapitre intitulé "Le gai savoir du vieillir selon Régine Detambel"

 





 

Régine Detambel a été la marraine nationale de la Semaine Bleue 2008 et se consacre depuis à une sensibilisation des publics, notamment en bibliothèques et en mairies, sous forme de conférences-débats autour de cette polémique et vaste question de la vieillesse.
Lire sa réponse à la question Faut-il créer un Conseil des Anciens ? parue dans le Nouvel économiste.

Discours de la Semaine Bleue 2008
Voilà
 des
 millénaires
 que
 la
 mode
 est
 au
 rebours
 et
 que
 les
 humains
 attendent
 leur
 salut
 d’une
 machine
 à
 remonter
 le
 temps 
! À
 l’heure
 où
 chacun
 cherche
 son
 histoire
 et
 son
 équilibre
 sur
 les
 divans,
 dans
 le
 bébé
 qu’il
 fut,
 j’ai
 écrit
 Le
 Syndrome
 de
 Diogène,
 éloge
 des
 vieillesses
 pour
 rétablir
 l’équilibre,
 en
 proposant
 à
 chacun
 de
 se
 pencher
 un
 peu,
 avec
 espoir,
 sur
 l’image
 du
 vieillard
 qu’il
 sera,
 qu’il
 est
 déjà,
 quelque
 soit
 son
 âge,
 car
 nous
 sommes
 «
toujours‐déjà
»,
 nous
 sommes
 à
 la
 fois
 tous
 les
 âges
 de 
la 
vie.


Marcher
 aux
 côtés
 de
 la
 Semaine
 Bleue
 est
 pour
 moi
 la
 meilleure
 manière
 de

 donner
 à
 mes
 questions
 portant
 sur
 les
 réalités
 sociales,
 psychologiques,
 artistiques
 des
 vieillesses,
 un
 résonateur,
 mais
 aussi
 d’apporter,
 à
 une
 institution
 dévorée
 par
 la
 logique
 de 
l’efficacité 
dans 
l’urgence,
 le 
retrait 
et 
la 
patience 
des 
livres.


 

Il
 n’y
 a
 dans
 Le
 Syndrome
 de
 Diogène
 aucune
 morale,
 évidemment,
 mais
 des
 témoignages 
glanés 
partout,
 dans
 tous
 les 
temps, 
dans 
les 
fictions, 
dans
 les
 légendes,
 dans
 les
 journaux
 (intimes
 ou
 non),
 les
 films.
 J’ai
 destiné
 cet
 essai
 à
 accompagner
 le
 cours
 du
 temps,
 non
 à
 le
 contrarier
 !
 Non
 à
 nier
 les
 vieillesses,
 ni
 à
 les
 vénérer,
 mais
 seulement
 à
 les 
vivre 
en 
toute
 simplicité.


La
 personne
 âgée
 est
 un
 surprenant
 miroir.
 Elle
 semble
 (se)
 poser
 sans
 cesse
 la
 question
 de
 savoir
 ce
 qu’au
 fond
 on
 fait
 de
 la
 vie.
 À
 quoi
 passe‐t‐on
 sa
 vie,
 et
 pourquoi
 ?
 Le
 grand
 âge
 est
 une
 vraie
 question
 philosophique
 et
 métaphysique,
 plus
 prenante 
encore
 que
 la 
question 
de 
la 
mort. 
Vieillesse 
: 
comment 
vit‐on 
avec 
? 
Sait‐on
 même
 que
 l’on
 est
 vieux
 ?
 A
 peine
 a‐t‐on
 fini
 de
 régler
 ses
 comptes
 avec
 ses
 parents
 qu’ils
 sont
 des 
vieillards
 dont 
il 
faut
 parfois
 s’occuper...


J’ai 
eu 
la 
chance 
de 
rencontrer 
des 
personnes 
âgées 
au
 cours 
de 
mon 
exercice 
de
 kinésithérapeute 
et 
je 
goûte 
à 
cette 
expérience 
avec 
beaucoup
 d’émotion 
et 
un 
grand
 sentiment 
d’utilité 
et 
d’engagement 
réciproques.
 J’insiste 
sur 
cette 
réciprocité 
car 
j’ai
 reçu
 autant
 que
 j’ai
 donné,
 et
 sans
 doute
 bien
 plus.
 Mais
 ces
 choses‐là,
 les
 choses
 du
 don,
 ne
 sont
 pas
 quantifiables,
 on
 sait
 seulement
 qu’on
 a
 reçu
 quelque
 chose,
 qui
 change 
un
 peu
 la 
vie, 
le 
regard 
sur 
sa 
propre 
vie.


Ces
 personnes
 âgées,
 d’une
 certaine
 manière
 assignées
 à
 résidence,
 ont
 un
 très
 riche
 récit
 sur
 le
 monde,
 un
 récit
 que
 nous
 devons
 recueillir,
 ou
 plutôt
 accueillir,
 non
 pas
 comme
 une
 tradition
 et
 un
 trésor
 de
 souvenirs,
 de
 vieux
 bibelots
 précieux,
 mais
 bien 
plutôt 
comme
 le
 récit 
de 
quelques‐uns 
qui 
nous 
parlent 
aussi 
de
 notre 
propre 
vie,
 de
 la
 vie
 de
 tous
 les
 humains,
 ici
 et
 maintenant,
 hier
 et
 demain.
 Non
 pas
 le
 culte
 des
 Anciens,
 mais
 une
 merveilleuse
 occasion
 d’échanges,
 occasion
 pour
 chacun
 de
 nous,
 quel
 que
 soit
 notre
 âge,
 de
 remettre
 en
 question
 nos
 représentations
 du
 monde
 et
 de
 l’autre.

On 
sait 
quelle 
importance 
négative 
ont 
nos 
représentations 
de 
la 
vieillesse,
 sorte
 de 
culture 
gelée,
 acquise 
au
 fil
 des 
préjugés, 
des 
discours 
mauvais 
et 
des 
phrases 
de 
la
 grande
histoire
 : 
nous 
connaissons 
tous 
« 
La 
vieillesse
 est 
un
 naufrage 
» 
de 
Charles 
de
 Gaulle,
 qui
 visait
 Pétain,
 et
 qui
 est
 d’ailleurs
 de
 Chateaubriand.
 Au
 premier
 abord,
 nous
 avons
 tous
 des
 personnes
 âgées
 une
 vision
 faussée,
 mais
 fidèlement
 retransmise.

Bousculer
 ces
 représentations
 figées,
 faire
 apparaître
 le
 corps
 du
 sujet
 âgé,
 sa
 parole,
 son
 visage, 
c’est 
notre 
mission, 
pour 
que 
tous 
sachent 
que 
nos
 vieux 
ne 
sont 
ni
 des
 ermites
 ni
 des
 moines,
 mais
 qu’ils
 sont
 dans
 le
 présent
 de
 la
 vie,
 dans
 le
 réel
 du
 monde,
dans
 l’universel,
 dans 
l’intemporel.



J’ai 
accepté 
d’être 
marraine 
de la 
Semaine 
Bleue 
pour 
exprimer 
la 
nécessité 
d’un
 vrai
 regard
 étonné,
 curieux,
 nouveau,
 sur
 la
 matière
 dont
 se
 sont
 constituées
 peu
 à
 peu
 nos représentations 
du
 vieillissement. 
Les
 consciences
 ne 
s’éveillent 
souvent 
que
 lorsque 
les 
mots 
changent, 
afin
 que 
plus 
personne 
ne 
vieillisse 
en 
Barbarie...