Corps écrit

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McCarthy (Cormac) > Méridiens de sang
McCarthy (Cormac) > Méridiens de sang
Corporéité et kinésie dans le récit littéraire

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Présentation

Cormac McCarthy, Méridiens de sang, L’Olivier, 1998.

> Présentation de l'éditeur
Dans les années 1850, un gamin de quatorze ans part au Texas rejoindre une bande de chasseurs payés pour exterminer les Indiens. Au milieu du désert, la loi n'existe plus. À ce jeu de massacre, seuls survivent ceux qui parviennent à éveiller la plus profonde et la plus intime sauvagerie... Avec cet anti-western basé sur des faits réels, l'auteur nous livre l'un de ses plus grands romans : noir, lyrique et violent.

> Sur Cormac McCarthy & les sagas d’Islande
La saga est une certaine manière de raconter une histoire. Cormac McCarthy, dans Méridiens de sang, m’affecte comme un scalde. Des verbes d’action creusent des cratères d’impact dans la lecture et s’enchaînent impitoyablement, faisant jaillir des étincelles de sens et des courbatures en même temps. On lit et on fait en lisant l’expérience de faits physiques.
Ce qui fait des sagas des ouvrages inimitables, dit en substance Régis Boyer, c'est leur simplicité, leur rapidité : les auteurs ne se permettent ni embellissements complaisants ni interventions personnelles ; elles contiennent peu de concessions à la sensibilité du lecteur, on y trouve encore moins d'appels au pathétique ; la litote est la règle. On reste frappé de l'extrême réserve, de l'étonnante économie de moyens mis en œuvre, tandis que l'humour froid ou l'ironie dense qui marquent ce style, la rigueur de la composition, le don de la formule et la nudité de l'exposé gravent dans la mémoire les scènes et les héros.
En témoigne la première phrase de la Saga du combat sur la lande : « Atli se tenait devant sa porte, et il fut tué par un homme qui se disputait avec lui pour une poutre ; l'homme emporta la poutre. »
La saga est une certaine manière de raconter une histoire. Cormac McCarthy, dans Méridiens de sang, m’affecte comme un scalde. Des verbes d’action creusent des cratères d’impact dans la lecture et s’enchaînent impitoyablement, faisant jaillir des étincelles de sens et des courbatures en même temps. On lit et on fait en lisant l’expérience de faits physiques : «Il s’élança avec la bouteille et le gamin esquiva et il s’élança de nouveau et le gamin recula. Quand le gamin le frappa, l’homme lui fracassa la bouteille sur la tempe. Il tomba des planches dans la boue et l’homme plongea avec le goulot déchiqueté et essaya de le lui enfoncer dans l’oeil. Le gamin parait avec ses mains et elles étaient gluantes de sang. Il cherchait à atteindre sa botte pour sortir son couteau.» On lit à la fois du verre pointu et du passé simple, du sang et des virgules, de la grammaire et du cuir. Cette lecture essouffle physiquement, comme une battue en forêt, elle offusque comme une vraie bagarre qu’on vivrait en conscience, tout éveil, le lecteur étant celui qui a un compas dans l’oeil, capable d’estimer les distances, l’espace, le volume, l’intensité, la pression, la vitesse et la chaleur des choses. Le lecteur, physique et physicien à la fois, devant la performance newtonienne de Cormac McCarthy. Un écrivain qui montre est toujours un physicien.

Le lecteur qui vit dans son corps le mouvement, l’intensité, le poids et la chaleur des choses ne lit pas avec ses pupilles. De même qu’on n’assiste pas, avec les yeux, à une chorégraphie. L’histoire de tous les signes physiques, sensibles et rythmiques émis par les corps des protagonistes de Méridiens de sang, qu’ils soient Texans, Indiens ou chevaux, fait la personnalité et le style du récit. La cohérence chez McCarthy n’est pas seulement optique ou géométrique. Outre la panoplie des cinq sens allègrement sollicitée, il y a le corps, le dedans du corps, ce que Guillemette Bolens, dans Les Styles du Geste, nomme «l’intelligence kinésique», sensibilité proprioceptive consciente et inconsciente, qui affecte les organes, les muscles profonds, les articulations, les tendons, qui fait qu’on peut rattraper une balle, qu’on sait jusqu’où lever le club de golf, qu’on peut marcher les yeux fermés, qu’on sent que la grimace de l’Autre signifie la douleur et que tel tressaillement est de désir plutôt. De même on lit les yeux fermés, comptant sur cette «kinesthésie», une puissante pensée du corps, un noeud de vivantes significations, qui se renouvelle sans cesse, par l’expérience de la gravité, de la force et de la résistance des choses, à chacune de nos prises sur le monde. Lire nécessite l’exécution intérieure de centaines de gestes. Lire est un trémoussement. Une danse de saint Guy. On utilise exactement les mêmes gestes pour répondre aux sollicitations du monde et à celles de la lecture. La conclusion de Guillemette Bolens est que les textes et les verbes d’action dans les textes activent notre savoir du corps et des autres corps.

On sait donc où est notre corps propre tandis que nous lisons. Il s’affaire. Il estime le «degré de corporéité» du texte, apprécie comment tel chapitre joue avec son savoir kinésique, le flatte ou, au contraire, le tourne en dérision jusqu’à l’angoisse, jusqu’à l’oppression, jusqu’au vertige. Il répète. Tout lecteur est en répétition. Il lit avec ses gestes intérieurs, il lit avec la mémoire des coups reçus, il lit avec ce qu’il sait du sang, de sa brûlure, de ses pulsations. Kafka, dans La colonie pénitentiaire, est allé jusqu’à affirmer qu’il lit avec ses plaies. Quand les aiguilles de la herse tatouent la sentence à même la chair du condamné, il n’a nul besoin de la voir, il la déchiffre avec ses plaies.
Et le corps de l’écrivain, tandis qu’il propose toutes ces expériences newtoniennes, où est-il donc ?

De Franz Kafka à Oskar Pollak, le dimanche 24 août 1902 : « Je suis assis à ma petite table de travail. Tu ne la connais pas. Comment le pourrais-tu ? C’est... un beau bureau bourgeois..., fait pour enseigner. Il a, là où se trouvent en général les genoux de l’écrivain, deux effroyables pointes de bois. Et maintenant, attention. Quand on est assis calmement, prudemment, et qu’on écrit quelque chose de bien bourgeois, alors tout va bien. Mais hélas, si on s’excite, si on remue tant soit peu son corps, on heurte inévitablement ses genoux contre les pointes, et quelle douleur ! Je pourrais te montrer les bleus. Et qu’est-ce que cela signifie d’autre : ‘N’écris rien d’excitant et n’autorise pas ton corps à remuer’. »

© Régine Detambel

Bolens (Guillemette), Le style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, BHMS, 2008.
Boyer (Régis), Sagas islandaises, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1987.
Kafka (Franz), La colonie pénitentiaire, in Oeuvres complètes, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980.
McCarthy (Cormac), Méridiens de sang, L’Olivier, 1998 (pour la traduction française).