À lisotter

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Table des manières/Exemples
Régine Detambel
Table des manières/Exemples
Textes courts

Date : 1990
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Présentation

Table des manières/Exemples est un petit livre sous influence. Il est sans doute le reflet de ma bibliothèque de vingt ans, garnie de Perec, Butor, Svevo… Il est aussi le premier texte que j’ai désiré envoyer à un éditeur parisien. Jérôme Lindon, des éditions de Minuit, a réagi le premier. Mais il souhaitait que je lui confie un roman d’abord, craignant que cette série de courts textes ludiques ne suffise pas à « lancer » un jeune auteur. Christian Bourgois a également aimé ce livre, et le genre lui importait peu. Il est donc paru chez Julliard, en janvier 1990, dans le même volume qu’un curieux récit intitulé L’Amputation.
 
> Extrait
"Afin d’élaborer un vade-mecum des gestes sportifs, l’Ecrivain courut les stades et les gymnases, profitant de l’heure où les athlètes s’échauffent, s’assouplissent. Il ne perdit rien de la longueur de leurs foulées variant avec l’obstacle parfois imaginaire, la souplesse du sol ou la proximité d’un camarade approché en émule. Les bras, balancés en attitude menaçante, les jambes, propulsant le buste en demi-pointes de sauteur, lui fournirent quantité de petits dessins, décompositions minutieuses de volontés de fuite, tentatives de poursuite. Les lanceurs, obsédés par la courbe balistique impliquant le corps jeté en avant dans la quête immédiate du résultat, imposaient leur mouvement net de détente. Chez tous, l’Ecrivain nota cette impudeur de l’effort, ostensible dans les crispations de mâchoires, le douloureux contrôle des inspirations, l’abattement ou l’extase suivant l’essai marquant. Les sports d’équipe, assimilant la règle à une morale supérieure, soumettaient à l’arbitraire même « l’au-delà » des forces et provoquaient de ces épuisements que l’Ecrivain enregistra un à un, graduant au passage une échelle de l’endurance. Pour peaufiner l’étude presque achevée, il observa la technique de tel et tel joueur mais découvrit que tout geste est unique dans sa préparation et son intention, son amplitude et sa finalité. Battu sur le fil de son entêtement, déchu, il brûla l’ouvrage qu’il avait, par trop de zèle, mené à sa perte.

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Cinéphile averti, coureur de festivals, l’Ecrivain se flatte d’être l’ami de Francis Coppola dont il assistera, en témoin privilégié, au tournage du prochain film. Dans l’ubiquité des décors et des rampes de projecteurs, il s’attellera à la rédaction d’un dictionnaire des rimes visuelles proposant en appendice, sous forme de poèmes animés, quelques enchaînements exemplaires. Dans une jeep, un traîneau à chien ou un téléphérique, indispensables pour un plus sûr repérage des lieux, son ami lui enseignera les heures charnières du jour, les meilleures plages de lumière et une diversité de couleurs, changeant à chaque point de vue, indiscernables pour l’oeil profane. Feuilletant d’encombrants scénarios, il découvrira l’existence d’alvéoles et de paragraphes admirablement ponctués par des acteurs mythiques thésaurisant les silences pour mieux les offrir aux micros. L’emplacement de la caméra, assujetti à un intuitif nombre d’or, au centre d’une perspective inouïe — équateur de la scène —, lui rappellera ce fil conducteur dont même la plus décousue des trames ne peut se passer. L’ordre des prises de vues, parfois joué aux dés ou bâti sur la hiérarchie des arcanes du tarot, inféodé au cut-up mathématique des salles de montage, lui inspirera le respect d’une oeuvre mi-ludique, mi-pythagoricienne. Enchanté de ce beau programme, il intriguera si malencontreusement pour voir ses futurs romans portés à l’écran qu’un producteur en carafe, amusé, lui demandera en contrepartie d’être le dialoguiste d’une fresque épique intitulée « La Tour de Babel ».

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Passionné de météorologie, amateur éclairé de préludes d’apocalypses, l’Ecrivain rivalisait d’exactitude prévisionnelle avec les plus fins observateurs du ciel. Il résolut, afin d’étendre au phénoménal le champ de ses connaissances climatiques, de se rendre sous les latitudes sécrétant journellement des intempéries dignes de l’Ancien Testament. En ballon-sonde dans l’oeil d’un cyclone, la nacelle jonchée de blocs-notes, il détaillerait cet entonnoir mobile contrariant les éléments. Typhons, ouragans, trombes souffleraient à peine clos ses manuscrits pleins du jeu d’atmosphères spéculant sur l’effondrement des colonnes de mercure. Les raz-de-marée eschatologiques singeant des déluges, les moussons, les interminables saisons de pluie lui prêteraient le masque cynique d’un Noé à la fois impassible et égocentrique. Dans un abri à flanc de montagne, son règne s’exercerait jalousement sur un laboratoire d’instruments déréglés par l’altitude, mesurant la vitesse des vents, la fréquence ou l’obliquité des précipitations avec une absolue fausseté. Mais l’Ecrivain, envoûté par la configuration des nuages, se laissa piéger par l’aisance de leurs métamorphoses. Après une matinée vouée à l’analyse maniaque d’un cumulo-nimbus, il dut se rendre à l’évidence et, pataugeant dans « l’à quoi bon » en dérisoire empereur des gadoues, renoncer à fixer, même littéralement, la moindre gouttelette de sa dialectique vaporeuse."


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