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Meuret (Isabelle) > L'anorexie créatrice
Meuret (Isabelle) > L'anorexie créatrice
L'inédie en littérature

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Isabelle Meuret, L'anorexie créatrice, Klincksieck, 2006.

> Présentation de l'éditeur

Pathologie fin de siècle, au même titre que l'hystérie avant elle, l'anorexie fascine et atteint des proportions épidémiques. Pourtant, le jeûne forcené a toujours existé, comme en attestent les récits bibliques et les témoignages d'époques anciennes. Affirmation d'une négation, quête d'absolu ou expérience intérieure du vide, l'anorexie est la proie de tant de discours qu'elle en devient mythologie. Le corps émacié en est la métaphore morte.
Mais là où le discours médical s'épuise, la littérature offre de nouvelles interprétations au travers des figurations qu'elle propose. Moteur, remède ou conséquence de l'anorexie, l'écriture lui est intimement liée. Les deux pratiques, qui sont aussi deux expériences de la limite, se mêlent étrangement au point que l'anorexie apparaît comme une pathologie de l'écriture. Mais aussi, en conférant à l'anorexie le sens qui lui manquait, l'écriture lui donne son éthique.
Ce périple à travers la littérature, des champions du jeûne aux artistes de la faim, de Kafka à Gide, en passant par Byron, Brontë, Woolf et bien d'autres, permet de définir une sémiotique de l'anorexie : ce que l'on appellera ici la taille zéro de l'écriture.

> Sommaire en 50 questions

1. Qu'est-ce que l'anorexie ?
2. Anorexie et écriture : une même expérience des limites ?
3. Existe-t-il une grammatologie de l'anorexie ?
4. L'anorexie est-elle une pathologie du langage, un trouble de l'écriture ?
5. Qu'entend-t-on par les mythologies de l'anorexie ?
6. Les jeûnes de Hannah, Judith, Esther et Rachel, relèvent-ils de l'anorexie ?
7. Quel sens les hagiographies des pères du désert confèrent-elles à l'ascèse ?
8. Quelle fut la réception des vitæ des saintes anorexiques du Moyen Âge ?
9. La privation alimentaire de Simone Weil procédait-elle d'une démarche mystique ?
10. L'anorexie est-elle mortification du désir et angélisme dans La Comédie humaine ?
11. Que nous évoque la nymphe Écho, dont seuls subsistent la voix et les os ?
12. Y a-t-il lieu de considérer Antigone, héroïne tragique, comme parangon de l'anorexie ?
13. Quelles figures de l'anorexie rencontre-t-on dans les mythologies grecque et latine ?
14. Que nous suggère Goethe en condamnant Odile à une anorexie fatale ?
15. Les métamorphoses d'Alice cachent-elles des désordres alimentaires ?
16. Le refus de manger est-il un refus de grandir, pour les héros de Grass et Grossman ?
17. Quel sens donner à la révolte de Clarissa, dans le roman éponyme de Richardson ?
18. Le suicide de la Persane de Thomas Bernhard est-il l'affirmation d'une négation ?
19. La faim qu'endure le héros de Hamsun doit-elle être lue comme une métaphore ?
20. L'anorexie de Michael K, héros de Coetzee, est-elle seule garante de sa liberté ?
21. La poésie romantique de Byron est-elle le reflet de ses propres mortifications ?
22. L'oeuvre kafkaïenne est-elle tout entière l'expression d'une pathologie ?
23. Plume d'Henri Michaux est-il le prolongement d'un auteur au corps malade ?
24. L'écriture constitue-t-elle le pharmakon d'André Gide contre l'anorexie ?
25. L'anorexie ou « anachorèse » est-elle un corollaire à l'oeuvre de Pascal Quignard ?
26. Peut-on définir une esthétique anorexique à partir de la poésie d'Emily Dickinson ?
27. Quel enseignement tirer du très sensuel poème « Goblin Market » de Christina Rossetti ?
28. L'anorexie caractérise-t-elle tout particulièrement la littérature victorienne ?
29. Catherine est-elle le double d'Emily Brontë, dans les Hauts de Hurle-Vent ?
30. Peut-on déceler une logique anorexique dans l'écriture de Virginia Woolf ?
31. Le renoncement aide-t-il à transcender le temps, pour l'auteur de la Recherche ?
32. Anorexie rime-t-elle avec androgynie chez Renée Vivien ?
33. « Le Dîner de Babette » serait-il l'oeuvre pornographique d'un auteur anorexique ?
34. Anorexie et schizophrénie : deux faces d'un même trouble chez Zelda Fitzgerald ?
35. Sylvia Plath poursuit-elle l'oeuvre des poètes transcendantalistes ?
36. La fin de siècle a-t-elle vu l'émergence d'une écriture faminine ?
37. Margaret Atwood se distingue-t-elle comme auteur visionnaire ?
38. Comment qualifier l'écriture de Joyce Carol Oates, auteur de Délicieuses pourritures ?
39. Maternité et création sont-elles le salut des anorexiques, d'après Nancy Huston ?
40. L'anorexie se conçoit-elle comme une métaphysique de la faim, chez Amélie Nothomb ?
41. Peut-on parler de géographies de l'anorexie en littérature ?
42. La maigritude dans la littérature post-coloniale signifie-t-elle un rejet de l'Occident ?
43. La surreprésentation de l'anorexie dans les textes juifs a-t-elle un lien avec la Shoah ?
44. Comment la famine en Irlande se traduit-elle par l'anorexie dans la littérature ?
45. Que dénoncent les nombreux textes sur l'anorexie écrits par des Algériennes ?
46. La taille zéro de l'écriture participe-t-elle d'une philosophie de l'anorexie ?
47. L'écriture de l'anorexie lui confère-t-elle son éthique ?
48. L'anorexie est-elle le sujet par excellence du postmodernisme ?
49. De la représentation médicale à la figuration littéraire, quel bilan pour l'anorexie ?
50. La fin de siècle a-t-elle vu l'émergence d'une écriture "faminine" ?

> Mes notes, subjectives et fébriles

Barthes : la relation à l’écriture, c’est la relation au corps

Genet : on n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé

Susan Sontag : l’anorexie n’est pas une métaphore. Elle est le vertige de la faim, son apothéose, son acmé.

Anorexie ou faim volontaire reconnue comme pathologie distincte au XIXe seulement, simultanément en Angleterre et en France. Apepsia hysterica, anorexia nervosia…
Freud : la privation alimentaire est hautement symbolique car elle atteste du refus de la féminité, du passage à la maturité et à la sexualité

Après Freud, Karl Abraham insiste sur la régression au stade oral du sujet anorexique et sur sa mortification en guise de châtiment.

Lacan définit l’anorexie non pas comme « ne pas manger » mais comme « manger rien ». signifiant que l’anorexie n’est pas une négation, mais plutôt l’affirmation d’un manque, la présence d’un vide accablant qui mène à la dépendance maternelle.
Se couper de la filiation c’est affirmer son indépendance et sa toute-puissance de création. Anorexie et écriture se confondent en un même projet de naissance à soi. Barthes : l’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère pour le glorifier, l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu.
Transsubstantiation du verbe en chair : ultime tentative de l’écrivain pour se recréer une bonne mère.
L’anorexique aspire à la pérennité. Révolte de la chair car impuissance devant le temps qui passe. Fixation du temps par des rites obsessionnels.

Homophonie : INEDIE ; du latin in privatif et edo manger. Jeûne absolu qui se distingue de l’anorexie par le mysticisme qui sous-tend la démarche.

Les anorexiques sont sujets aux automutilations ; alexithymie (impossibilité à décrire ses états affectifs) les incite à exprimer leur souffrance par scarification ou effacement de leur chair.
Engagement dans une carrière anorexique
Les anorexiques poussent à l’extrême leur recherche de beauté, ordre et propreté

Simone Weil meurt d’inanition à l’âge de 34 ans.

ECHO, amoureuse de Narcisse (Ovide) : Les soucis qui la tiennent éveillée épuisent son corps misérable, la maigreur dessèche sa peau, toute la sève de ses membres s’évapore. Il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Qu’y a-t-il dans le corps de plus impondérable qu’une voix, de plus volatil ?

Un lecteur qui dévore des livres, toujours par ailleurs anorexique, pensée sans consistance, laborieuse et obéissante. Se nourrit des paroles et des idées des livres qui l’entourent. Ces aphorismes ne sont guère le fruit de ses réflexions mais des « sentences d’emprunt » qu’elle tente de faire sienne, « muettes notations » qui constituent le « mémorial d’une disparue ».
L’œuvre d’art est un parasite qui se nourrit de son auteur. Autophagie ou transsubstantiation. Paul Auster : écrire exige que l’homme mange.
Gide : j’ai fait connaissance d’un mot qui désigne un état dont je souffre depuis quelques mois ; un très beau mot : anorexie (…) Il signifie absence d’appétit (« qu’il ne faut point confondre avec dégoût », dit Littré). Ce terme n’est guère employé que par les docteurs ; n’importe : j’en ai besoin. Que je souffre d’anorexie, c’est trop dire : le pire c’est que je n’en souffre presque pas ; mais mon inappétence physique et intellectuelle est devenue telle que parfois je ne sais plus bien ce qui me maintient encore en vie sinon l’habitude de vivre. Il me semble que je n’aurais, pour cesser d’être, qu’à m’abandonner. »

S’y mettre. Mimer la posture physique de l’écriture. Ecouter le rythme du crayonnement même si l’on ne trace que des ronds. Car dans cette dynamique se manifestera l’élan de création. Ecrire est le seul remède contre l’engourdissement d’écrire. Ecrire guérit l’absence de désir d’écrire. L’appétit vient en forgeant. Et Gide, jubilant : « Anorexie. Il a suffi pour en triompher, momentanément du moins, de ces quelques pages que je viens d’écrire à plume abattue. »

Quignard : un morceau de la pomme originaire est resté coincé au centre de ma gorge
« Oregô, c’est tendre la main, implorer, viser, tuer.
L’anorexia refuse de tuer, de prendre, de téter, de prier.
L’anorexia refuse le sein, repousse le sexe, rejette la religion, se coupe de la société
L’anorexie est l’anachorèse elle-même. »

Emily Dickinson ne s’habille que de blanc, pour s’identifier à la page vierge.
Woolf : la liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle.
Sœurs Brontë anorexiques, surtout Emily, qui souffre d’anorexie, consent à toutes les maladies, ne veut plus vivre. Hauts de Hurlevent, 1847.
Impossible réconciliation du corps et de l’esprit typique chez les femmes du XIXe.

Woolf dégagée des aléas de la corporéité.
Mettre la féminité en sourdine pour pouvoir dégager le modus vivendi, le modus operandi de l’écrivain.

MALADIE / HUSTON :; des mots peuvent provoquer des maladies et les guérir. Des traumatismes corporels peuvent déclencher ou interrompre une avalanche de pages.

Quiétisme alimentaire.

Proust : se nourrit de café au lait. Interrogé sur cet étrange régime, il explique son besoin d’avoir « l’esprit libre », ne pas s’encombrer le corps de nourriture. « Je mène une vie qui n’est pas normale, sans air, sans nourriture. » anorexie et asthme : deux refus d’absorber une substance vitale.
Rechercher l’innocence biologique de l’organisme
Renée Vivien « l’ange filiforme »

Zelda Sayre, épouse célèbre de Francis Scott Fitzgerald, sa muse et son amour au début des années 20. Couple indissoluble mais qui n’a de cesse de se nuire. Francis Scott dénigre le talent créateur de Zelda pour la maintenir à sa place seconde de muse, d’inspiratrice. Il plagie des passages entiers de ses carnets intimes, en nourrit ses romans sans le moindre scrupule. Pour sa biographe Kendall Taylor, Zelda est la « pierre de voûte de la fiction fitzgéraldienne » et ce statut très particulier provoqua des lésions irrémédiables dans sa personnalité si fragile. Elle consent même à ce que certains de ses propres textes soient publiés moyennant l’effacement pur et simple de son nom au profit de celui de son mari.
Antithèse de Colette, d’abord vampirisée par Willy, mais grosse mangeuse, pleine d’appétit et même d’appétits.

POUR MOI : exercer un contrôle alimentaire draconien revient à maîtriser sa vie

La maigritude
Les érudits arabes appellent le texte « le corps certain »
Une écriture « faminine » (Deleuze)
L’importance de la dynamique d’écriture est qu’elle autorise une transsubstantiation : « Ecrire, c’est devenir, mais ce n’est pas du tout devenir écrivain. C’est devenir autre chose. » Ecrire revient à rendre l’essence du monde dont l’auteur ressent tout trop fortement. L’écriture serait le don d’un trop-plein de vie.
« en vérité écrire n’a pas sa fin en soi-même, précisément parce que la vie n’est pas quelque chose de personnel. Ou plutôt le but de l’écriture, c’est de porter la vie à l’état d’une puissance non personnelle. Elle abdique par là tout territoire, toute fin qui résiderait en elle-même. Pourquoi écrit-on ? C’est qu’il ne s’agit pas d’écriture. Il se peut que l’écrivain ait une santé fragile, une constitution faible. Il n’en est pas moins le contraire du névrosé : une sorte de grand Vivant […] pour autant qu’il est seulement trop faible pour la vie qui le traverse ou les affects qui passent en lui. »
l’anorexie et la tuberculose sont un épisode de plus dans la longue carrière de la mélancolie (Sontag). Consomption et anorexie frappaient souvent les mêmes : Kafka et Emily Brontë par exemple.

++ Homophonie : INEDIE ; du latin in privatif et edo manger. Jeûne absolu qui se distingue de l’anorexie par le mysticisme qui sous-tend la démarche.