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Haraway (Donna) > Des singes, des cyborgs et des femmes
Haraway (Donna) > Des singes, des cyborgs et des femmes
La réinvention de la nature

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Présentation

Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, Jacqueline Chambon, Rayon Philo, 2009, traduit de l'anglais par Oristelle Bonis.

> Présentation de l'éditeur

"Des singes, des cyborgs et des femmes est le livre majeur d'une coupure épistémologique radicale : il correspond au moment et à la décision de faire que l'expérience (féministe) trouve une traduction technologique à la lumière de la critique féministe des savoirs. C'est L'Anti-Oedipe du féminisme de la troisième vague, une claque magistrale aux théories de l'identification et de l'identité reproductive, une sortie des modèles de filiation et de généalogie habituels de Lacan à Lévi-Strauss en passant par l'hétérocentrisme. (...) Haraway a proposé une politique des différences diffractantes visant à réduire la blanchitude et le classisme du féminisme en général. Elle autorise les femmes dans leur ensemble à s'identifier comme minoritaires perverses et intelligentes, expertes en science de l'oppression et de ses retournements possibles; des femmes qui ne sont vraiment plus obligées de négliger la puissance ou le pouvoir et très peu enclines à la victimisation." (Extrait de la préface de Marie-Hélène Bourcier)

Historienne des sciences, Donna Haraway enseigne l'histoire de la conscience à l'université de Californie, à Santa Cruz. Cet ouvrage rassemble dix textes, écrits entre 1978 et 1989, qui imposèrent son auteur comme l'une des théoriciennes féministes les plus rigoureuses et les plus lucides de notre époque. Enfin traduit en français, ce classique des gender studies, des science studies et des cultural studies s'adresse à tous ceux qui s'intéressent à la construction politique et culturelle et veulent comprendre la technoculture dans laquelle nous vivons désormais.

> Extrait
Introduction
"Il faudrait lire ce livre comme un conte édifiant sur l’évolution des corps, de la politique, des histoires. Il porte avant tout sur l’invention et la réinvention de la nature – qui à notre époque, pour les habitants de la planète Terre, représente peut-être le principal espace d’espoir, d’oppression et de contestation. Jadis, dans les années 1970, l’auteur était une féministe socialiste américaine pur sucre, blanche, de sexe féminin, une spécialiste de la biologie des hominidés reconvertie en histoire des sciences afin de produire des textes occidentaux modernes sur les singes, les anthropoïdes et les femmes. Elle faisait partie de ces catégories bizarres, invisibles à elles-mêmes, “non marquées”, comme on dit, dont le maintien dépend du bon vouloir d’un pouvoir inégalitaire. Puis, alors qu’elle écrivait les derniers essais rassemblés dans ce livre, elle se transforma en féministe cyborg : marquée désormais de multiples façons, elle s’efforçait de garder vivants ses choix politiques et ses autres engagements critiques en une époque de grand désenchantement, le dernier quart du XXe siècle. Ce livre traite d’abord de la débâcle de différents avatars de l’humanisme féministe euro-américain, à la suite de leur appropriation dévastatrice de récits maîtres qui empruntaient largement au racisme et au colonialisme. Dans un deuxième temps, faisant sienne une marque illégitime, effrayante, il envisage les conditions de possibilité d’un féminisme “cyborg”, plus apte peut-être à rester en phase avec certaines situations politiques et historiques, certains préjugés durables, sans pour autant abandonner la recherche de correspondances fortes.
Un cyborg est une créature hybride, mi-organisme, mi-machine. Les cyborgs, cependant, se composent de machines très particullières et d’organismes tout aussi particuliers, adaptés, les uns et les autres, à la fin du XXe siècle. Entités hybrides apparues après la Seconde Guerre mondiale, les cyborgs sont en premier lieu fabriqués à partir de nous-mêmes et d’autres créatures organiques, sous l’aspect hautement technologique que nous revêtons sans l’avoir choisi en tant que textes et systèmes d’information, systèmes ergonomiquement contrôlés pour travailler, désirer et se reproduire. Le second composant essentiel aux cyborgs, ce sont les machines, elles aussi sous leur aspect de textes et de systèmes de communication, de dispositifs automatiques conçus à des fins ergonomiques.
Les chapitres rassemblés dans la première partie examinent les combats féministes livrés autour des modes de production du savoir relatif au comportement et à la vie sociale des singes, et autour de l’interprétation de ce savoir. La deuxième partie s’intéresse aux luttes dont l’enjeu est la validation des histoires sur la “nature” et l’“expérience” (deux mots qui comptent parmi les plus forts et les plus ambigus de la langue anglaise). La troisième partie est plus spécifiquement consacrée à la corporéité du cyborg : il y est question du destin des divers concepts féministes de genre, des réappropriations des métaphores de la vision à des fins féministes éthiques et épistémologiques, du système immunitaire ici appréhendé comme une cartographie biopolitique des principaux systèmes de la “différence” dans un monde post- moderne. A travers ces thématiques, le livre envisage les cons- tructions de la nature comme un processus culturel essentiel à toutes celles et ceux qui veulent et espèrent vivre un jour dans un monde moins saturé par les dominations exercées au nom de la race, du colonialisme, du genre et de la sexualité.
D’étranges créatures frontalières peuplent ces pages : des singes, des cyborgs, des femmes, qui tous ont une place déstabilisatrice dans les grands récits occidentaux sur l’évolution, la technologie, la biologie. Ces créatures frontalières sont, littéralement, des monstres, terme qui partage plus que sa racine étymologique avec le verbe “démontrer”. Les monstres sont signifiants. Des singes, des cyborgs et des femmes questionne les diverses facettes biopolitiques, biotechnologiques et féministes des histoires théoriques des savoirs situés produits par et à propos de ces monstres prometteurs tout sauf innocents. Différenciés pour ce qui est du pouvoir, hautement contestés, les modes d’être de ces monstres sont peut-être les signes de mondes possibles – et sûrement les signes de mondes dont la responsabilité nous incombe.
Des singes, des cyborgs et des femmes rassemble des essais écrits entre 1978 et 1989, période de fomentation politique, culturelle et épistémologique compliquée pour les nombreux féminismes apparus avant et pendant cette période. Centrés sur les récits biopolitiques des sciences qui étudient les singes, les premiers de ces textes ont été écrits dans la perspective d’un féminisme socialiste de tradition occidentale. La constitution de la nature dans la biologie moderne y est appréhendée comme un système de production et de reproduction, autrement dit un système ouvrier, avec toutes les ambiguïtés et les dominations inhérentes à cette métaphore. Comment la nature est-elle devenue un système ouvrier pour un groupe dominant doté du faramineux pouvoir d’inscrire ses histoires dans la réalité, sachant que, dans ce système régi par la division hiérarchique du travail, les inégalités de race, de sexe et de classe ont été naturalisées en systèmes d’exploitation efficaces ? En quoi cela a-t-il modifié les manières de voir la vie des bêtes et des gens ?
Les chapitres regroupés au centre du volume ont trait aux luttes entre féministes à propos des formes et des stratégies narratives, à un moment où l’hétéroglossie et les inégalités de pouvoir à l’intérieur du féminisme moderne et parmi les contemporaines gagnaient inéluctablement du terrain. Cette partie s’achève sur l’examen des modes de lecture possibles d’une écrivaine anglo-nigériane contemporaine, Buchi Emecheta ; il s’agit ici d’exposer les enjeux de critiques différemment situées – africaines, afro-américaines ou euro-américaines –, mais toutes ciblées sur ce qui en définitive peut être retenu comme expérience “de femmes” dans le contexte pédagogique des women’s studies. Quelles sont les prises en compte, les coalitions, les oppositions, les soutiens, les pratiques éditoriales qui structurent les lectures particulières de cette écrivaine, écrivant sur ce sujet-là ?
La troisième partie, “Politique différentielle pour autres impropres / non approprié/es”, se compose de quatre essais. L’expression “autres impropres / non approprié/es” est empruntée à Trinh T. Minh-ha, vietnamienne, réalisatrice de cinéma et théoricienne féministe. Elle l’utilise pour parler du positionnement historique de ceux qui refusent d’adopter les masques du “moi” ou de l’“autre” proposés par les récits dominants sur l’identité et la politique. Sa métaphore suggère d’envisager les rapports de différence selon une géométrie qui ne doit rien à la domination hiérarchique, à l’incorporation de “parties” dans des “touts”, ou à l’opposition antagoniste. Elle suggère aussi que ces nouvelles géométries exigent des cyborgs et des femmes, sinon des singes, un rude travail intellectuel, culturel et politique.
On verra, à lire ces essais, combien leurs matrices de composition sont contradictoires. L’examen de l’histoire récente du terme “sexe/genre”, rédigé pour un dictionnaire marxiste en langue allemande, exemplifie la politique textuelle inhérente aux travaux de référence standard produits pour rendre compte de luttes complexes. Le “Manifeste cyborg” a été écrit pour trouver une direction politique dans les années 1980, face à ces hybrides que “nous” étions apparemment devenu/es aux quatre coins du monde. L’analyse des débats sur l’“objectivité scientifique” dans la théorie féministe appelle à transformer les métaphores décriées de la vision organique et technologique pour faire passer au premier plan un positionnement spécifique, une médiation multiple, des perspectives partiales et, partant, une possible allégorie du savoir féministe scientifique et politique.
La nature sort de l’exercice en “coyote”. Espiègle et rusée, elle a plus d’un tour et d’un truc dans son sac pour montrer que, par quelque biais qu’on s’y prenne (linguistique, éthique, politique, technologique, épistémologique), historiquement parlant il faut imaginer que les rapports spécifiques des êtres humains avec la nature sont authentiquement sociaux et activement relationnels – ce malgré l’hétérogénéité absolue des partenaires. “Nos” relations avec la “nature”, nous pourrions nous les représenter comme un engagement social avec un être qui, par rapport à “nous”, n’est ni “ça”, ni “toi”, ni “vous”, ni “il”, ni “elle” ou “eux”. Les pronoms insérés dans les phrases qui entendent contester ce qui peut être pris en compte au titre de nature sont des outils politiques exprimant des espoirs, des craintes, des histoires contradictoires. La grammaire, c’est de la politique autrement. Quelles possibilités narratives l’écoféminisme peut-il bien trouver dans des figures linguistiques monstrueuses pour parler des rapports avec la “nature” ? Curieusement, et c’était déjà vrai des gens qui avant nous ont manié les discours occidentaux, nos efforts pour accepter linguistiquement la non-représentabilité, la contingence historique, l’artefactualité, mais aussi la spontanéité, la nécessité, la fragilité et la stupéfiante profusion de la “nature” nous aident à repenser les personnes que nous pourrions être. Des personnes dont il est désormais exclu qu’elles soient, à supposer qu’elles l’aient jamais été, des sujets maîtres ou aliénés, mais qui peuvent – simple possibilité – devenir des agents humains multihétérogènes, inhomogénéisables, responsables, raccordés les uns aux autres. Plus jamais, en revanche, nous ne devons nous raccorder à quelque tout que ce soit en tant que parties, êtres marqués incorporés dans des entités non marquées, sujets unitaires et complémentaires au service de l’unique Sujet du monothéisme et de ses profanes hérésies. Il faut passer à l’action, sur tous les plans, sans nous interdire aucun sujet.
Pour finir, la cartographie du corps biopolitique envisagé dans la perspective du discours contemporain sur le système immunitaire sonde elle aussi les manières de repenser les multiplicités indépendamment de la géométrie des contraintes tout/partie. Comment réimaginer nos corps “naturels” – et les rendre à la vie – de façon à transformer les rapports du même et du différent, du moi et de l’autre, du dedans et du dehors, de la reconnaissance et du défaut de reconnaissance, sur les cartes destinées à guider les autres impropres / non approprié/es ? Inévitablement, bien sûr, ces réorientations devront prendre en compte la condition permanente définie par notre fragilité, notre mortalité, notre finitude.
Je me suis appliquée dans chacun de ces essais à reconsidérer quelques-unes des cartes défaussées par les féministes dans le jeu occidental, en quête de figures espiègles capables de changer la pile retournée en série d’atouts assez forts pour esquisser des mondes possibles. Les cyborgs, ou les oppositions binaires, ou la vision technologique, ne nous indiquent-ils pas qu’il est possible et nécessaire de repenser ces choses que tant de féministes craignaient par-dessus tout, de les travailler pour la vie, pas pour la mort ? Comment nous y prendre, nous qui vivons dans le ventre de la bête – le “Premier Monde” des années 1980 et d’après –, pour élaborer des pratiques de lecture et d’écriture, d’autres types aussi de travail politique, qui permettent de continuer à lutter pour les formes et les significations matérielles de la nature et de l’expérience ? L’évaluation de la nature construite, objectale, historiquement contingente des singes, des cyborgs et des femmes est-elle en mesure de nous faire passer d’une réalité impossible, mais par trop présente, à un ailleurs par trop absent ? Pouvons-nous, en tant que monstres, faire la démonstration d’un autre ordre de signification ? Cyborgs pour la survie sur terre !"

> Commentaire par Noëlle Dupuy
"La traduction tardive mais essentielle de Des singes, des cyborgs et des femmes (éditions Jacqueline Chambon, Paris, 2009) viendra sûrement alimenter des débats féministes contemporains en France, surtout chez les féministes qui, comme Marie-Hélène Bourcier, auteur de la Préface, s'inspirent de plus en plus des apports de la théorie queer comme des « études culturelles » des pays anglo-saxons. Même si le premier but de son livre est épistémologique et montre comment la science se fait, s'écrit, construit ses outils et ses objets, alors qu'elle prétend seulement les décrire, Donna Haraway le fait dans une perspective historique, féministe et politique particulière, qu'elle développe tout en l'expliquant. L'ouvrage est un recueil d'articles publiés dans diverses revues entre 1978 et 1989, une période marquée par les années Reagan, un fort conservatisme politique, un développement acharné du militarisme impérialiste et du capitalisme. Dans ce contexte, l'auteur plaide pour de nouvelles pratiques scientifiques ainsi que pour un féminisme humaniste et socialiste œuvrant à ce que les individus puissent se connaître, se définir en s'émancipant de ce que la science peut dire sur eux et faire d'eux.

Après avoir étudié la biologie à Yale et enseigné dans un département d'études féministes à l'université d'Honolulu, l'historienne des sciences rejoint l'université de Santa Cruz connue pour son activisme féministe et pacifiste. Son travail porte notamment sur les sciences de la nature, la primatologie, l'anthropologie physique, la psychosociologie, la biologie ou la génétique pour étudier et déconstruire les histoires, contes et autres mythes que se racontent et qu'écrivent, depuis le xxe siècle, des chercheurs blancs, masculins, occidentaux, qui se voudraient des « sujets neutres ». Ces mythes sont ceux du « corps politique », « du mâle dominant agressif », du modèle des « chasseurs-cueilleurs ». Spécialement depuis la philosophie de Hobbes, redoublée au XIXe siècle d'un darwinisme approximatif appliqué aux comportements sociaux, c'est la compétition plutôt que la collaboration qui est censée assurer la survie de l'espèce. Ce faisant, la recherche scientifique a participé, estime Haraway, à « une folle théorisation du désordre établi ». Qu'observe un chercheur nord-américain de renom qui part en Afrique pour étudier le comportement de grands singes avant d'aller les chasser pour ramener quelques trophées : une tête, une main, une peau ? Que fait un autre lorsqu'il étudie les modes de communication entre insectes pour que des militaires utilisent ses données pour recruter de futurs officiers ? Pour Donna Haraway, il s'agit de questionner une science patriarcale, capitaliste et raciste qui, en nommant, crée et domine, et de montrer la fonction idéologique d'une science fétichisée lorsqu'elle naturalise et classe les êtres vivants du point de vue du sexe, de la race, et de la classe, lorsqu'elle sert à légitimer les rapports de domination qu'elle prétendait découvrir en tendant un miroir à la nature pour y voir l'essence « vraie » des êtres humains d'avant la culture. Le langage scientifique crée de manière quasi divine lorsqu'il prétend dire de manière totalisante ce qu'est la vérité sur des sujets qui n'ont pas la parole ou pas droit à la parole.

Si Donna Haraway appelle à rompre avec l'héritage cartésien des sciences qui voudrait que l'Homme maîtrise la nature, et déconstruit le « savoir scientifique », elle se garde bien d'une posture « anti » ou d'un relativisme absolu. Il s'agit surtout d'encourager de nouveaux sujets, comme les femmes, notamment parce qu'elles en ont été exclues, à investir ces champs de la connaissance et à s'approprier le verbe et le droit à la parole. Dans une perspective marxiste assumée mais critique, elle décline la nécessaire réappropriation des moyens de productions en une réappropriation des moyens de savoir. Il s'agit de promouvoir ce qu'elle appelle « les savoirs situés » : que le langage savant dise d'où il parle, parce que l'expertise peut être incarnée dans des expériences. Ainsi peut-on espérer développer de nouvelles possibilités politiques et scientifiques afin de dépasser une série d'oppositions binaires – mâles/femelles, nature/culture, humain/machine, noir/blanc –, qui structurent nos pensées mais stérilisent la connaissance. Et c'est ce que fait l'auteur dans la plupart de ses articles quand elle décline ses identités multiples : de sexe féminin, blanche, américaine, de classe moyenne, éduquée, d'origine irlandaise.

Son approche du féminisme s'oppose à celles qui, sous couvert de radicalité, naturalisent l'opposition hommes/femmes pour expliquer la domination des secondes par les premiers. Elle appelle à un « féminisme des affinités » qui ne se base pas sur une définition totalisante des femmes mais prend en compte des individus aux identités multiples, et parfois contradictoires, sans les considérer d'emblée comme des victimes mais reconnaissant leur capacité à agir. Son « manifeste cyborg » est ainsi une tentative de dépassement de certaines apories du féminisme qui, souvent malgré lui, re-crée une entité féminine en cherchant l'unité impossible et totalisante des expériences des femmes. À cette figure-là, elle oppose la cyborg, créature postmoderne, être hybride et protéiforme, chimère née de la culture, mais qui intègre et dépasse ce qui l'a créée, rompt avec les origines, l'unité et la pureté : un nouveau sujet politique."