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50 histoires fraîches
Régine Detambel
50 histoires fraîches
Gallimard / « Blanche »

Date de parution : 2010
ISBN : 978-2-07012-673-6
240 pages

17,90 €
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Dit par l'auteur
Présentation Presse

Ces 50 Histoires fraîches sont de petits riens qui résonnent profondément. Une femme entre en conciliabule avec elle-même dans les miroirs d’un supermarché, des paysans rêvent à la solitude des pôles, un laveur de carreau entrevoit l’existence de Dieu, un vieil homme partage sa maison avec un arbre…

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Du côté de l'auteur
J'aime le côté laborantin du bref. Depuis toujours cet exercice m’est nécessaire entre deux romans. Il me semble que ces histoires miment le fil tendu qui voudrait concilier le caractère fini et éphémère de la vie humaine avec la possibilité de la vivre intensément néanmoins. La vie à la fois simplicissime et tragique de tout un chacun, aux prises avec la difficulté de mener une existence à laquelle il soit possible d’attribuer un sens.
Ce que j'appelle fraîcheur, c'est une sorte de matière brute, sortie tout nûment de l’expérience humaine (la mienne ou celle des autres, bref la nôtre) et livrée ici comme un témoignage émerveillé de ce que peut le quotidien.

Entretien
Comment lire des pièces brèves ?
Il est plus facile de considérer 50 Histoires fraîches comme un diaporama plutôt que de se frotter les yeux entre chaque image ! Il m’est impossible aujourd’hui, écrivant, de ne pas tenir compte de la réalité quotidienne du multimédia, de la retouche d’images à la réalisation de diaporamas et de petites vidéos. Et je me rends compte à quel point l’organisation de ces plans en recueil remet en cause la notion d’œuvre puisqu’elle participe d’une logique associative, le livre se fait et se défait en tournant sur lui-même, comme une boule de neige, il roule, il amasse mousse, chaque histoire se nourrit de la précédente et de la suivante, l’interprétation de l’une dépend de la lecture de l’autre. C’est très grisant de préparer un tel recueil, de faire résonner, étinceler les textes en jouant sans cesse sur le rapport avec les autres.

On dirait même que ces histoires fonctionnent comme des couleurs qui s'organiseraient dans l'oeil du lecteur…
Oui, je crois qu’il faut se garder de lire 50 Histoires fraîches comme si les histoires se détruisaient, s’annulaient, se remplaçaient l’une l’autre, mais au contraire il faut les lire en les gardant successivement en mémoire pour que leurs saveurs s’additionnent au lieu de se télescoper. Chaque histoire s’associe à la tonalité des précédentes et prépare les suivantes, mais elles peuvent se lire dans ce qu’on appelle « le désordre ». Il faut que la lecture crée un chaos physique, désorganise le livre pour mieux l’organiser.

Nous pensons par sauts et gambades !
Oui, la forme des 50 Histoires fraîches ressemble à notre manière de penser et de vivre, par sauts et par gambades, en à-pics et à-coups, il faut les recevoir comme un processus en cours, comme un développement, même si elles existent aussi comme petites pièces autonomes. Je verrais bien le lecteur les (dé)jouer comme des pièces musicales. J’ai pensé aux genres musicaux comme la feuille d’album, la bagatelle, le caprice, l’impromptu, l’intermezzo, le prélude, ou encore les pièces « fugitives » de Clara Schumann, les esquisses d’Alkan ou de Bizet. C’est pour cela que ces pièces portent des numéros d’opus, de 1 à 50.

Qu’est-ce que la fraîcheur ?
La fraîcheur, c’est le moment de pivot, de bascule entre deux états de la vie. Chaque histoire cueille un personnage au point de vacillement de sa vie. J’aurais pu intituler le livre Vacillations. La fraîcheur, c’est l’aveuglement, la naïveté, au sens de la nativité, devant les choses. L’inquiétante étrangeté de l’ordinaire. Comment rendre sensible au charme étrange et mystérieux de cet ordinaire dans lequel nous baignons ? La fraîcheur est ce qui fait que ma vie n’est pas celle de mon voisin, même si nous semblons exécuter les mêmes actions. Mais on ne perçoit pas tout de suite ce qu’il y a d’important dans l’ordinaire, il faut se préparer à son importance parce que n’importe quel moment insignifiant peut devenir après-coup un tournant important de notre vie. Du reste une vie n’est que zigzags, il y a bien peu de lignes droites. C’est un peu ce que disent les 50 Histoires fraîches, elles sont des tronçons de route, de petites routes de montagnes, perverses et torses, bordées de ravins, mais pourvues de panoramas et de belvédères ! Tout est aventure humaine. On peut faire en soi de grandes explorations à l’occasion d’une promenade idiote, d’un repas qu’on prenait pour une corvée. Exploration n’est pas introspection. Nous sommes des aventuriers, constamment lancés parmi des hasards redoutables et des mystères terrifiants, exactement comme dans les jeux vidéos. Sauf qu’ils sont beaucoup plus répétitifs que la vie et que leur jouabilité est bien moins importante, pour cette raison, que la vraie vie ! En dehors des jeux vidéo rassurants, nous sommes en permanent affolement de l’identité. La vacillation, c’est ce moment où on s’aperçoit que l’identité n’est pas dans les souvenirs et dans notre capacité à les conserver bien en forme, mais elle est notre capacité à vivre un équilibre dynamique, à réagir à la vie dans l’instant, à donner au bon moment un petit coup de balancier. Des histoires qui voudraient enseigner le côté positif, créatif du déséquilibre, quand notre petite conscience rationnelle est prise en défaut, quand on se distingue soudain de la masse et qu’on devient, l’espace d’un instant, un être inventif et pensant. Ce qui m’intéresse c’est comment on réagit devant ce qui n’est vraiment pas fait pour nous. Ce qui m’intéresse c’est ce à quoi on n’est jamais prêt, l’inverse du « toujours prêt », qui est impossible, proprement inhumain. Les choses ne ressemblent jamais à l’idée qu’on se fait d’elles et on peut souffrir horriblement en attendant qu’un événement se présente sous les traits qu’on imaginait. On rate des centaines d’occasions chaque jour, par absence de goût pour la vacillation ! Et par manque de confiance dans le vertige. 

Quels liens faites-vous entre 50 Histoires fraîches et les thématiques de vos diverses conférences ?
La « bibliothérapie », comment les livres ne soignent, comment les métaphores nous recousent. À ce sujet le court roman intitulé Sur l’aile est encore plus évocateur puisque l’enfant cruel, à qui les pigeons apportent des poèmes venus du ciel, peut se calmer enfin. Ça peut porter une réflexion, une méditation, de se faire croire qu’il y a des paroles qui tombent du ciel, qui viennent d’ailleurs, même si on les écrit soi-même. Dans Sur l’aile, Raphaël confie ses poèmes aux pigeons voyageurs. S’ils ne reviennent pas (les poèmes, donc les pigeons, et inversement), c’est qu’ils ne sont pas assez bons, pas assez forts pour résister aux intempéries, aux bourrasques à tous les sens du terme. Du pigeon porte-dépêche comme délai de réflexion sur sa propre écriture.



France Inter, Les Matinales, 3 mai 2010.



Natacha Andriamirado, La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 mai 2010.
Le sourire de Régine Detambel

Retrouver l'immédiat, le capter au travers de textes brefs retraçant les moments fugaces de notre quotidien. Il y a dans ces cinquante histoires fraîches une énergie et une intensité du récit qui nous mènent à une seule et même chose : la rencontre de véritables personnages.

Il n'y aura pas de "grands sujets". Pas de guerre, pas de drames sociaux, pas de révolution. Pas d'Histoire. Il n'y aura que des "petits riens", de simples histoires quotidiennes vécues au travers de corps, de souvenirs d'enfance, de rêveries adolescentes, de la vieillesse, de couples, d'attentes vaines, d'amours défaites, d'ennuis.
Le corps, la grande affaire de Detambel. Mais l'interrogation qu'elle ne cesse de susciter est telle que réduire l'auteur à ses thèmes de prédilection serait bien dommage.
Quel corps pour quelle vie ?

Il y a ce corps "mis à sac" chez deux accidentés de la route qui partagent la même chambre dans une clinique. L'un d'eux "le plus amoché" est un "seigneur de la vie, qui souffre pour rien, par pure générosité". Mais il va être amputé et a besoin de parler avec son voisin de chambre. Ce dernier qui n'est plus que "dos et crampe dans les mâchoires à force de serrer" se sent vraiment incapable même de mimer la bonté, l'attention, la charité". Les mots de réconfort ne viendront donc pas. Seul un tonitruant "ta gueule" accompagnera le futur amputé.

Il y aussi ce corps d'un auteur pour qui "le mot est une foulée" et qui ne conçoit pas d'écrire sans "une tachycardie d'effort", "tremplin furieusement vivant pour contraindre l'esprit, pour obliger l'inspiration à venir".

Plusieurs histoires mettent d'ailleurs en scène l'écrivain et son environnement : mais plus qu'un questionnement sur l'écrivain en particulier, c'est une interrogation sur la force du Verbe qui jalonne toute l'oeuvre.

Un homme vit avec sa femme écrivain et se dit "jaloux de cette poésie qu'elle fait dans son lit". Car cette femme a choisi d'écrire dans leur chambre. Les draps sont tachés d'encre et la femme "perd de soi-même partout". L'amour avec les mots. Le compagnon qui ne se sent "même pas un homme, moins qu'un enfant" et qui n'est jamais attendu par celle qu'il aime n'a qu'une seule fonction : celle de relire les feuillets que sa femme lui tend. "Je suis le singe de l'encre" dit-il.

Une adolescente de treize ans écrit son premier poème. A sa lecture, sa propre mère s'est inquiétée de son état psychique. Depuis, la fille a écrit des livres. Et la mère ne le supporte pas : "Son regard sur nous est insupportable." Transformée dans les livres "en marâtre", la mère n'est plus sujet mais objet. "Détrousseuse de cadavres encore chauds ! Les livres de ma fille font de nous, en vérité, des moyens, des objets."

Un homme à la mort de celle qu'il aime a le choix entre se suicider ou "quelque chose d'encore plus désagréable, la relecture de ses journaux intimes". Il choisira la chose la plus désagréable et sera ainsi amené à corriger tout le style de sa vie. Quel rêve ?

Un adolescent de quatorze ans rêve de tout plaquer pour aller toréer. Son beau-père ne veut pas en entendre parler. Le rêve ne sera pas.

Quel amour ? Une femme est au restaurant avec son amant dont elle se croit follement éprise. Mais ce soir-là, elle va en réalité observer d'un oeil nouveau cet homme "avec qui elle couche trois soirs sur sept" et qui est tout occupé à manger un os à moelle : "dans son érotisme médullaire, je perce à jour ce gardien de bestiaux, ce faux nomade, incapable de la subtilité de la caresse".

Lorsque le rêve n'est plus, lorsque la réalité prend le dessus, lorsque la création est absente, reste quand même l'ennui. Cet entre-deux où tout peut encore se jouer, c'est l'ennui des plus jeunes dans une salle de classe ou celui d'un homme et d'une femme qui "font l'amour pour tuer le temps, en attendant le bonheur".

Ces cinquante histoires sont courtes et brèves comme autant de récits "bruts" dont il convient, à nous lecteurs, de donner forme.

Les textes sont aérés. Place au silence.
La langue est belle. Place au charnel.

Amoureuse des mots comme amoureuse des êtres, Régine Detambel s'efface si bien derrière ses personnages que la rencontre lecteurs/personnages a véritablement lieu. Ces êtres-là vivent. A notre imagination de les accueillir.

Qui est cette vieille femme qui plante des lauriers-roses "partout où il y a un peu de terre" et qui "sait jouir même du désespoir" ? Arpentant la ville et la banlieue et jugeant que "la cité mourait par manque de couleur", "elle avait résolu de remédier à cet état de choses".

Comment ne pas avoir envie de rencontrer ce vieil homme "complètement sourd" depuis la perte de sa femme mais en réalité "fermé à tout ce qui n'est pas bruissement de feuilles" ? Se définissant comme un sage chinois, l'homme écoute chaque arbre, les enlace, les caresse et partage maintenant sa maison avec un figuier.

Rencontres de l'instant même, du furtif, de l'immédiateté vécue par tout un panel d'êtres vivants de l'enfance à l'âge tendre.

Le quotidien est à recréer. La poésie est à portée de main. Le sourire de Régine Detambel n'est pas loin. Le nôtre avec. Et ce n'est pas rien.



Michel Vagner, L'Est républicain, 9 mai 2010.
Les petits riens de Régine Detambel

La romancière lorraine excelle à évoquer les choses de la vie, le quotidien de personnages qui nous ressemblent. Ou pas…



Xavier Houssin, Le Monde des Livres, 4 juin 2010.
Sur l'aile et 50 Histoires fraîches de Régine Detambel : vies en suspens

C'en est fini de la douleur pour Régine Detambel. Enfin presque. De cette douleur de l'enfance et de l'adolescence qui l'a jetée si tôt dans l'écriture. Son seul moyen de s'en sortir alors, de se sauver d'une peau sans cesse écorchée. De s'arracher au chagrin de l'indifférence et aux deuils impossibles à mener. Fini. Enfin peut-être... Car on pressent encore, par endroits, de ces meurtrissures sourdes et pas tout à fait apaisées. "J'ai toujours eu pour moi, dit-elle, comme une heureuse absence de mémoire." Des souvenirs négatifs plutôt, à partir desquels elle a développé ses livres. Dieu sait s'il y en a. Depuis ses trois premiers textes, sortis en 1990 chez Julliard (L'Amputation, L'Orchestre et la Semeuse et La Modéliste), elle a fait paraître une vingtaine de fictions, six "formes brèves", autant d'essais, plus les recueils de poèmes, les ouvrages pour la jeunesse... A l'inverse de ceux qui s'en vont exhumant le passé, l'oeuvre de Régine Detambel est faite de mots enfouissants. De douceur de draps tièdes, de fièvre vaincue et de peurs étouffées. "Les livres nous soignent, insiste-t-elle. Les métaphores nous réparent, nous recousent."

Sur l'aile, son dernier roman, se trouve ainsi être la narration de cette forme étrange de convalescence. Après la mort de sa femme, Raphaël avait ruminé l'idée de son suicide. Rien ne le rattachait à l'existence. Pas même Lila, sa fille de 4 ans. Il était donc parti chercher de par le monde la corde pour se pendre, l'avait trouvée, idéale, parfaite, et se l'était bouclée à la poutre de sa chambre. Mais au grenier, au-dessus, en singulier miracle, le bruissement inattendu de toute une colonie de pigeons avait emporté son désir d'en finir. "Raphaël, écrit Régine Detambel, se calme aux plumes des pigeons. S'en frotte le visage, c'est si doux. Il éternue. C'est si doux. Il est comme Elie au mont Horeb : pour ce simple souffle sur la joue, tu oublieras ton père et ta mère. Tu oublieras ta fille. Tu oublieras toutes les femmes." Quand Lila, bien plus tard, retrouvera son père, elle le découvrira, apaisé, partageant le colombier de "ses frères de rêve". Il suffit d'un oiseau sur lequel se poser pour traverser l'abîme...

Sur l'aile est une fable troublante qui mêle le sens de la vie et la création littéraire. "On peut se faire croire, explique Régine Detambel, qu'il existe des paroles qui tombent du ciel, qui viennent d'ailleurs, même si on les écrit soi-même. Raphaël confie ses poèmes aux pigeons. S'ils ne lui reviennent pas, c'est qu'ils n'ont pas été assez forts pour résister aux intempéries, aux pièges, à l'égarement..." Chapitres en miroir, écriture à facettes. "Ce livre a été très nouveau pour moi, continue-t-elle. Il est 'monté' en quelque sorte. J'avais étudié l'été dernier le montage de cinéma et je me suis amusée ici à créer des chocs, des ellipses..."

On retrouve cette manière de séquences liées dans 50 histoires fraîches, le recueil de textes courts qu'elle publie simultanément chez Gallimard. Des arrêts sur image laissant les instants de la vie en suspens. Chacune de ces nouvelles cueille un personnage au creux d'un vacillement. "Cela aurait d'ailleurs pu s'appeler 'Vacillations', dit Régine Detambel. La fraîcheur de ces histoires, c'est le moment de charnière, de bascule entre deux états. Naïveté, dans le sens de nativité. Aveuglement. On se demande quelle direction il faut prendre : ce qui se passe vaut-il vraiment le coup ?"

Pensées vagabondes le long de trajets en voiture ou en train, kilos en trop et courses dans les magasins. L'inquiétante étrangeté se niche au détour des cases de nos improbables marelles. "N'importe quel moment qui semble insignifiant peut se révéler, après-coup, une étape importante de l'existence. J'ai voulu parler de ce déséquilibre. Car rien ne ressemble à l'idée que l'on s'en fait. Comment réagit-on face à ce qui nous apparaît dangereux, grotesque ou absurde ?"

Toutes ces Histoires se lisent dans la trace et l'impression des autres. "Les grands tournants viennent toujours du dehors, écrit Régine Detambel dans la septième de ces petites pièces de puzzle, solitaires et solidaires. Ils viennent du ciel ou des arbres ou de certains lieux, de certains moments qui nous poussent ou plutôt nous inclinent. On sent comme la pression d'une main sur l'épaule, d'une main invisible qui nous incite à changer de direction. Alors nos pas, notre regard et la pensée qui le suit, se mettent à virer de bord." Le courage simple de ne plus souffrir. De se sentir vivant.

SUR L'AILE de Régine Detambel. Mercure de France, 144 p., 14 €.
50 HISTOIRES FRAÎCHES. Gallimard, 226 p., 17,90 €.



Christine Ferniot, Lire, juin 2010.
Les messagers de l’espoir
 
Raphaël vient de perdre sa femme. Desespéré, il cherche à en finir, jusqu’au moment où des pigeons vont redonner un sens à sa vie.
 
Vingt-cinq ans après ses études de kinésitherapie, Régine Detambel décide brusquement de retourner à l’université et d’entamer un master de lettres modernes. Après avoir longtemps travaillé sur les corps des hommes et des femmes, les avoir aidés à se reconstruire, à se relever, elle désire conquérir l’écriture autrement, en finir avec l’autobiographie qu’elle cultive dans ses textes depuis une vingtaine d’années et entrer dans ce qu’elle appelle une «farandole encyclopédique». «Faire table rase» est d’ailleurs une expression qu’elle emploie volontiers sans jamais jouer les crâneuses. Ses deux nouvelles parutions, Sur l’aile et 50 histoires fraîches, sont bien l’expression d’un tournant dans sa vie littéraire : ni tout à fait un roman, ni vraiment des nouvelles.
 
Sur l’aile commence avec le départ de Raphaël. Sa femme vient de mourir. Il n’a plus goût à la vie et décide de tout quitter, abandonnant Lila, son enfant de quatre ans, à une famille d’accueil. Raphaël croit ainsi préserver la fillette en s’éloignant d’elle comme s’il était toxique. Décidé à se pendre à la plus haute poutre de la maison familiale, il découvre que le grenier est devenu un immense colombier colonisé par des pigeons voyageurs. En touchant les plumes de ces corps fragiles, Raphaël est sauvé : il consacrera sa vie à cette volière géante, deviendra colombophile averti. Mélange de réalisme et d’onirisme, cette fiction est une merveille poétique et reprend les thèmes qui sont chers à l’auteur : la puissance tactile, la force des lieux et du temps qui passe, la puissance des rêves, les vies qui se brisent… ou bifurquent. Le choix du pigeon voyageur, porteur de dépêches, ne volant que pour rentrer chez lui, devient peu à peu une métaphore de l’écriture. Le pigeonnier, lieu rêvé, est également celui du perpétuel éveil. Rédigé d’une traite — après une longue maturation —, ce livre est aussi aérien que les ailes de ses oiseaux, et funambulesque, à l’instar de Raphaël qui se met à revivre en apesanteur. Sur l’aile est aussi un roman sur la passion et l’amour filial maladroit, complexe mais total.
 
L’instant qui remet tout en cause
Parallèlement, Régine Detambel publie un recueil de textes courts qui ne comportent aucun titre mais des numéros, au début de chaque fiction. Pas de chute systématique, mais la volonté d’être là quand la vie bascule, ou vacille. La métaphore de la photo revient souvent, sur le mode de la retouche : «Chaque histoire nourrit la précédente, dit Régine Detambel, sans qu’il soit nécessaire de les lire en continuité, de chercher une organisation stricte. En fait, les saveurs, les situations s’additionnent et se développent.» La «fraîcheur» qu’elle évoque dans le titre est un moment pivot entre deux états : une femme s’arrête devant un miroir et se met à dialoguer avec elle-même, un laveur de carreaux distingue tout à coup l’image de Dieu dans la glace, un vieillard regarde un arbre pousser dans sa maison, et un homme confie ses textes à des pigeons voyageurs qui reviendront (ou ne reviendront pas). L’auteur cherche l’instant de la brûlure, de la prise de conscience, du jaillissement qui remet tout en cause. «Tous les matins, dit-elle, je recommence ma vie comme s’il n’y avait rien derrière.» C’est l’écriture qui lui a donné la clé de cette liberté, le désir de tenter d’autres processus littéraires, d’autres formats. Le déséquilibre ne lui fait pas peur. Régine Detambel veut aujourd’hui transmettre son expérience à ses lecteurs comme elle le fit lorsqu’elle recevait ses patients dans son cabinet de kiné. Elle poursuit ces échanges dans ses rencontres en bibliothèque ou à travers ses essais littéraires. Ainsi, dans son Petit éloge de la peau (Folio) elle évoquait le thème de l’écorchée vive et proposait un voyage épidermique qui allait de la Princesse au petit pois, le conte d’Andersen, aux photos de tatouages et aux démangeaisons. A présent, elle veut «écrire sur l’écriture», mener une «vie de papier» et expliquer à quel point la lecture a des vertus thérapeutiques. De fait, ses deux nouveaux livres ne devraient pas seulement figurer sur toutes les tables des libraires mais également dans les bons manuels de médecin.



Lucie Cauwe, Le soir de Bruxelles, 19 juin 2010.
Cinquante petits riens qui font la vie

Régine Detambel livre « 50 histoires fraîches ». Des arrêts sur image finement écrits, qui résonnent profondément et reflètent l'important dans l'ordinaire.

Pas de titre à ces 50 histoires fraîches que réunit Régine Detambel, mais un numéro posant chacune par rapport à leur somme : 1/50, 2/50, 3/50, et ainsi de suite jusqu'à 50/50. Des petites pièces autonomes qui s'additionnent aussi les unes aux autres. « Chaque histoire se nourrit de la précédente et de la suivante, explique l'auteur sur son site, l'interprétation de l'une dépend de la lecture de l'autre. C'est très grisant de préparer un tel recueil, de faire résonner, étinceler les textes en jouant sans cesse sur le rapport avec les autres. »
S'enchaînent ainsi en début de livre une scène de supermarché, la rentrée des brebis à la campagne, un échange par courriel avec un artiste, une journée d'anniversaire, celle d'un laveur de vitre… Des tranches de vie, prises chaque fois au moment où l'existence bascule, ou au moins vacille. Des moments où les protagonistes se regardent, s'interrogent, prennent du temps pour eux. « Je suis en rendez-vous avec moi-même », dit ainsi une des héroïnes.
Dans la simplicité des quotidiens présentés, on est frappé par le ressort des énergies. Y aller et se mettre en danger ? Se fermer et tout rater ? Régine Detambel navigue avec délicatesse entre les possibles. Elle a qualifié ses histoires de « fraîches » pour cela, mais reconnaît qu'elle aurait pu titrer son livre Vacillations. « La fraîcheur, avance-t-elle, c'est le moment de pivot, de bascule entre deux états de la vie. Chaque histoire cueille un personnage au point de vacillement de sa vie. La fraîcheur, c'est l'aveuglement, la naïveté, au sens de la nativité, devant les choses. L'inquiétante étrangeté de l'ordinaire. Comment rendre sensible au charme étrange et mystérieux de cet ordinaire dans lequel nous baignons ?
La fraîcheur est ce qui fait que ma vie n'est pas celle de mon voisin, même si nous semblons exécuter les mêmes actions. Mais on ne perçoit pas tout de suite ce qu'il y a d'important dans l'ordinaire. »
Les vies vont en zigzags dans ces très plaisantes 50 histoires fraîches. Elles n'ont pas peur du déséquilibre. N'est-ce pas au bord du ravin qu'on contemple le plus beau paysage ? Le ravin n'est pas forcément loin. Parfois en soi, tout simplement, même dans une situation redoutée. Régine Detambel ne propose pas trop de réfléchir mais plutôt de se transformer en aventuriers de l'existence, prêts à réagir aux surprises de la vie.
Régine Detambel publie aussi un roman en 69 brefs chapitres, Sur l'aile, au Mercure de France.



Bernard Fournier, de l'Académie Mallarmé
50 histoires fraîches

"Nous avons là un grand moment de prose. Cinquante petites histoires, et un style léger comme elles. Cinquante manières de voir le monde. : « Les hommes, les femmes, six milliards de romans d’amour ». Tout est banal, donc tout est possible pour l’écrivain qui s’occupe du monde réel et de son langage.
On retiendra par exemple cette merveilleuse idée d’une femme qui plante des fleurs partout, qui bouture, qui sélectionne, qui multiplie, et qui rend la ville plus gaie, plus naturelle. Une autre fois, on assiste à la création d’un scénario de cinéma. Toutes les situations possibles pour l’imaginaire, dans la réalité. Ainsi, comme une définition de la littérature, nous vivons plusieurs vies en quelques heures, sans lourdeur, sans ennui. Et nous en ressortons plus forts.
On aime la précision du style de Régine Detambel qui ancre l’histoire, si brève soit elle, dans le monde : « Je mesure un mètre quatre-vingt-un, ce qui est grand pour une femme. Puisque la longueur du mètre est la dix millionième partie du quart du méridien terrestre, je fais corps avec la terre, m’étends sur elle, je m’arpente, je me veux universelle ». Il faut lire aussi les deux ou trois nouvelles qui ont trait à l’écriture : « Personne ne m’a encore demandé si je travaillais plutôt accroupie ou couchée sur le flanc, ou encore tête en bas et mollets croisés, dressée comme un yogi sur le trépied formé de mes épaules et de ma nuque ». Régine Detambel ne manque pas d’humour, même quand elle rappelle fort justement : « On ne tient guère compte du corps du poète ». L’on sait que pour l’auteur le corps est un espace sensible et qu’il est au fond le nerf de toute son œuvre. Le corps et l’écrit. Le corps est l’écrit. Et de faire son portrait : « Elle fait d’aussi précises découvertes dans les Pensées de Pascal que dans un spam ». Régine Detambel est une femme moderne aussi à l’aise en informatique, dans le langage cru que dans la littérature. Un véritable écrivain qu’il faut lire pour le plaisir."



Entretien avec Isabelle Conseil, La Provence (avril 2010)

Pour vos 50 Histoires fraîches, avez-vous subi des influences ?
Rien de plus original, rien de plus naturel que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer ! Le lion est fait de mouton assimilé, rappelait Valéry. Toujours ce besoin de filiation : lire et relire un auteur pour lui ressembler. Certains auteurs fonctionnent pour moi comme des matrices d’écritures. L’étranger adoré me pousse, me conduit à affirmer activement l’étrangère qui est en moi, l’étrangère que je suis pour moi. Voici l’un des modes de « l’influence créatrice ».

Quels sont les grands principes de votre « bibliothérapie » ?
De la naissance à la vieillesse, nous sommes en quête d’échos de ce que nous avons vécu de façon obscure, confuse et qui quelquefois se révèle, s’explicite de façon lumineuse et se transforme grâce à une histoire, un fragment, une simple phrase. Soif de mot, d’élaboration symbolique. Nous avons tous besoin de médiation, de représentation, de figuration symbolique pour sortir du chaos, intérieur ou extérieur.
En fait, les bons livres nomment purement et simplement les choses qui nous arrivent, et qui nous affectent d’autant plus que nous ne les comprenons pas vraiment. Il y a des visions approchées, étincelantes de notre expérience, que la littérature, et elle seule, est capable de donner.

Vous parlez de faire prendre le risque aux jeunes de découvrir la littérature… Qu’entendez-vous exactement par là ? Et dans vos ateliers d’écriture, quels conseils leur donnez-vous pour « transformer le monde en livre » ?
La fiction est à double face : d’un côté on y croit, on se laisse manipuler ; de l’autre, on résiste à l’illusion, on démonte les feintes, on reste lucide. Comme dans le jeu, on croit et on ne croit pas. Donc dans la mesure où elle en appelle aussi à la traque des mirages, la lecture de fiction aiguise le sens du soupçon. Et, pour des jeunes, rien n’est plus nécessaire que cette vigilance critique, dans notre monde saturé de supercheries et d’informations biaisées. Lire, qui nous apprend à débusquer et à désamorcer les ruses du discours freinerait donc l’adhésion naïve aux impostures. Lire est donc un devoir civique et la suspicion une hygiène indispensable ! Voir le très beau livre d’Yves Citton à ce sujet !

Les ateliers d'écriture rappellent aussi que l’imaginaire est l’outil indispensable à toute activité d’enseignement.
Ceux à qui les livres ont manqué, il leur manquera toujours la pensée, l’expérience élargie et la vie qui s’ouvre. Ceux qui n’ont jamais pu pénétrer dans un livre n’ont pas de monde. L’adolescent qui n’a pas lu se voit réduit à ses propres armes (c'est-à-dire, grosso modo, à l’imitation de la conduite familiale) pour affronter le péril du monde. Tous les lecteurs de roman savent que les personnages ont pour fonction de les éclairer sur eux-mêmes et de leur livrer le dernier mot de leur propre énigme.
C’est sous cet éclairage et dans cette exigence que je souhaite parler des ateliers d'écriture. Se frotter à la littérature, non pas comme panthéon mais comme questionnement sur la langue, s’il est rattaché au vécu de l’être, redevient nécessaire et proprement humain…
Danièle Sallenave nomme le livre : « le don des morts », les livres sont le « don des morts pour nous aider à vivre ». Le premier problème, face à un public scolaire, c’est que, pour acquérir la sensibilité au monde et le sens du monde, les livres exaltent des valeurs contraires à l’esprit du temps et de la télé : durée, inactualité, méditation, secret, silence, espace de retrait, etc. Les livres proposent un monde où la quête du sens se fait dans le retour sur soi, dans le détour d’une réflexion solitaire. Voilà qui paraît rébarbatif à beaucoup, quand ça ne leur est pas carrément incompréhensible. Ici, oui, peuvent agir les ateliers d'écriture. Ne surtout pas séparer l’acte de lire et celui d’écrire, mais poser qu’ils participent du même mouvement. Lire et écrire se déploient sur une faculté commune : faculté d’organiser, d’associer et de répondre aux événements du monde, en déployant, grâce au langage, un monde imaginaire. Tout le monde ne sait pas peindre ou composer, mais tout le monde a l’usage du langage. Et il n’y aurait pas d’écriture si cette capacité n’était pas déjà à l’œuvre en chacun, se manifestant déjà dans le moment où il lit. Lire un livre, c’est achever de l’écrire, non en lui apportant un supplément de sens, mais en lui fournissant le secours de notre monde propre pour qu’il s’incarne. Lire nous associe à son écriture, à sa composition parce que le livre a utilisé, en les magnifiant, en les amplifiant, les ressources du langage qui sont déjà en chacun de nous. Lire nous associe donc au mouvement de création qui a fait naître l’œuvre et le porte à son terme. Être capable de lire, c’est être capable de déployer à son tour cette même puissance qui produit les livres. Se livrer à la même dérive d’associations et d’images dont sont faits les livres. Lire est une puissance qui nous associe au grand mouvement dont sont animés les livres. Lire n’est pas seulement comprendre un livre, mais s’accorder au monde. Péguy disait : « Lire est un renforcement d’être. »

Quelle importance ces animations revêtent-elles à vos yeux ?
Je me pose quotidiennement des questions sur le processus d’élaboration de l’œuvre, la poïétique, c’est-à-dire le faire de l’écriture — par conséquent chaque invitation à animer un atelier d'écriture est pour moi une nouvelle occasion de revisiter ces questions pour moi-même en regardant faire les autres, en les accompagnant dans leur surprise, dans leur peur de leur propre étrangeté, face à leur propre créativité.



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